Ece Zerman

Ece Zerman

Représenter la famille, la modernité et la nation. Pratiques et usages des photographies de famille de la fin de l’Empire ottoman au début de la Turquie républicaine [1]((Une première version de cet article a été présentée à la journée d'étude "Photographie de famille en Méditerranée, de l'intime au politique" à l'Université Aix-Marseille, Maison méditerranéenne des sciences de l'homme en avril 2015. Je remercie les participants de cette journée d'étude pour leurs commentaires et plus spécifiquement Gilles de Rapper. Les parties concernant les archives de Said Bey ont été développées dans mon mémoire pour l'Université de Boğaziçi à Istanbul. J'adresse ici mes remerciements à mon directeur de mémoire Edhem Eldem. Je tiens aussi à remercier ma directrice de thèse Nathalie Clayer. Je remercie aussi Philippe Lefeuvre, Avi Mizrahi et Duygu Özpolat pour leurs commentaires durant la rédaction de cet article.))

Ece Zerman s'intéresse ainsi à l'appropriation de la photographie à des fins privées par les familles aisées d'Istanbul au moment du passage de l'Empire ottoman à la Turquie républicaine. Doctorante en histoire, EHESS, CETOBaC.

DOI : https://doi.org/10.34847/nkl.e17a932h

Au tournant du vingtième siècle, alors que les images étaient abondamment reproduites par les journaux, les magazines, les pamphlets, les affiches et les cartes postales((Voir à ce sujet l’article d’Ahmet Ersoy sur l’usage de la photographie dans les journaux illustrés. Ahmet A. Ersoy, “Ottomans and the Kodak Galaxy: Archiving Everyday Life and Historical Space in Ottoman Illustrated Journals”, History of Photography, 2016, 40:3, pp. 330-357. Ersoy propose le terme “Ottoman ‘pictorial turn’” pour exprimer ce nouvel engouement intensif pour les matériaux visuels qui s’accélère surtout à partir des années 1890. Ersoy, p. 331.)), les studios photographiques se multipliaient dans les principales villes de l’Empire Ottoman((Sur l’histoire de la photographie dans l’Empire ottoman, voir entre autres : Zeynep Çelik, Edhem Eldem, eds, Camera Ottomana: photography and modernity in the Ottoman Empire, 1840-1914, İstanbul : Koç University Press, 2015. Bahattin Öztuncay, Dersaadet’in fotoğrafçıları: 19 yüzyıl İstanbulunda fotoğraf Öncüler, stüdyolar, sanatçılar 1/ The photographers of Constantinople: pioneers, studios and artists from 19th century Istanbul 1, İstanbul: Aygaz, 2003. Catherine Pinguet, Istanbul, photographes et sultans, 1840–1900, Paris: CNRS, 2011.)). Laurent Gervereau, dans son Histoire du visuel au XXe siècle, observe que ce qui fait la singularité du vingtième siècle en termes d’images n’est pas leur présence, leur efficacité ou leur puissance. Pour lui, « [Ce] qui caractérise notre période et la singularise dans l’histoire est l’accumulation. Accumulation d’images sur tout support, de toutes les époques, de toutes les civilisations((Laurent Gervereau, Histoire du visuel au XXe siècle, Paris: Seuil, 2003, p.30.)). » L’Empire ottoman ne fait pas exception. Les photographies constituent une part considérable de ces images : elles sont soigneusement conservées, collectionnées, contextualisées, mises en albums ou dans des médaillons, légendées, reproduites sur toutes sortes de supports, sur des objets, encadrées, accrochées, signées, dédicacées… Elles circulent de main en main : une même photographie est parfois reproduite en plusieurs exemplaires et offerte à des membres de la famille, à des collègues, à des amis… Elles sont échangées et sont souvent datées, signées et dédicacées avec des expressions comme « en souvenir de… ». Elles sont mises en albums de façon à former très souvent un récit de soi, les légendes servent alors de guide et fournissent des informations supplémentaires. Elles sont reproduites sur des objets et des tissus comme des boîtes à cigarettes, des vases ou des mouchoirs. Elles peuvent aussi prendre place sur le corps des gens, dans des médaillons, quelques fois accompagnées d’une mèche de cheveux. Les photographies prennent aussi place dans les intérieurs domestiques : elles sont encadrées, exposées dans des vitrines ou accrochées sur les murs. Les livres d’étiquette donnent des indications sur la conservation, sur la mise en forme des photographies et sur leur disposition dans les intérieurs.

The turbulence felt in the economy, society and culture of late Ottoman Istanbul came to focus particularly intensely on the smallest, most private social institution – the family and the intimate relationships between men and women((Alan Duben, Cem Behar, Istanbul households: marriage, family, and fertility, 1880-1940. New York: Cambridge University Press, 1991, p.88.)).

Le constat de Duben et Behar dans leur étude sur le mariage, la famille et la fertilité dans le contexte ottomano-turc peut être étendu et on pourrait affirmer que cette turbulence se retrouve aussi encapsulée dans les photographies de famille à travers lesquelles les familles produisent une représentation d’elles-mêmes. Ce sont ces représentations photographiques des familles qui nous intéressent dans cet article. La période étudiée va de la fin du dix-neuvième siècle aux années 1930, une période marquée par le passage de l’empire à l’État-nation et par les tentatives de modernisation « du haut vers le bas ».

« Le vieux Paris n’est plus », note Baudelaire en 1861, et « (la forme d’une ville change plus vite, hélas ! Que le cœur d’un mortel) », ajoute-t-il. L’écrivain turc Ahmet Hamdi Tanpınar traduira et citera ces vers en turc en 1946 dans son livre Beş Şehir (Cinq Villes) en comparant la façon dont Paris et Istanbul ont changé. « Istanbul n’a pas changé comme Paris », affirme-t-il. « Il a perdu toute son identité pendant les quinze ans qui vont de 1908 à 1923. La Révolution des Jeunes-Turcs, trois grandes guerres, les incendies qui se répètent, les crises économiques, la liquidation de l’empire… ont complètement changé son identité((Ahmet Hamdi Tanpınar, Beş Şehir, İstanbul: 2006 [1946], p.122.)). »

Dans cette période de changements et de transformations radicales, comment les gens se représentaient-ils, construisaient-ils et exposaient-ils leurs identités ? Comment fixaient-ils des moments dont ils voulaient se souvenir ? Comment conservaient-ils leur mémoire ? Cet article, sans être exhaustif, propose de mener une réflexion en suivant ces questions comme des fils conducteurs reliant des études de cas sur les photographies de famille de la fin de l’Empire ottoman aux premières années de la République de Turquie. Susan Sontag affirme que « de même qu’elles permettent aux gens de posséder en imagination un passé irréel, les photographies les aident aussi à prendre possession d’un espace dans lequel ils ne se sentent pas à l’aise((Susan Sontag. On photography. London: Penguin Books, 1979, p.9.)). » Ce sentiment d’insécurité est présent dans la vie politique et sociale durant la période qui va de la fin de l’Empire ottoman au début de la Turquie républicaine et, dans ce contexte, les photographies de famille fonctionnent aussi comme une sorte d’ancrage. En travaillant sur les photographies de famille considérées comme des « documents de soi((J’emprunte le terme “document de soi” à Jacques Presser (“ego-document”). Rudolf Dekker, “Jacques Presser’s Heritage: Ego documents in the Study of History”, Memoria y Civilizacion, 5 (2002); p.13-37. Bien qu’il existe une tendance à considérer comme principaux ego-documents les sources textuelles tels que autobiographies, mémoires, journaux intimes ou correspondances personnelles, on peut aussi inclure dans cette catégorie les sources visuelles ou matérielles relevant du « soi » telles que les photographies personnelles ou les intérieurs domestiques.)) », notre objectif est d’adopter une approche du bas vers le haut. Par le « bas », on n’entend pas ici les classes populaires ; les sources permettent plutôt d’observer ce que l’on peut appeler dans ce contexte historique une bourgeoisie émergente((L’usage du terme “embourgeoisés” proposé par Edhem Eldem dans le contexte de la fin de l’Empire ottoman, qui se réfère à un processus de transformation (embourgeoisement) plutôt qu’à un état fixe, paraît mieux convenir que la désignation de classe “bourgeoise”. Selon Eldem, dans le contexte ottoman cette catégorie sociale est plutôt associée à un mode de vie qu’aux rôles et aux fonctions de ces gens dans la configuration socio-économique de l’époque. Edhem Eldem. “Istanbul 1903-1918: A Quantitative Analysis of A Bourgeoisie”, Boğaziçi Journal Review of Social, Economic and Administrative Studies, v. 11, 1-2, Istanbul: Boğaziçi University Press, 1997, p.88. La pratique photographique fait très souvent partie de ce “mode de vie” en voie de modernisation. Voir aussi, dans le contexte français, André Rouillé, L’Empire de la photographie: Photographie et pouvoir bourgeois 1839-1870, Paris: Le Sycomore, 1982. Manuel Charpy, “L’ordre des choses. Sur quelques traits de la culture matérielle bourgeoise parisienne, 1830-1914”, Revue d’histoire du XIXe siècle, 34: 2007, 105-128.)) et, dans certains cas, les couches sociales moins aisées mais qui constituent, en reprenant dans les termes de Deringil, la « nouvelle base sociale((Selim Deringil, “The Invention of Tradition as Public Image in the Late Ottoman Empire, 1808 to 1908”, Comparative Studies in Society and History, vol. 35, No. 1, Jan. 1993, p.4.)) » de l’État. Au lieu de voir un schéma où les acteurs politiquement conscients reproduisent l’idéologie pour renforcer et diffuser leur pouvoir sur des sujets passifs ou seulement réceptifs, on propose de considérer la participation active – dans certains cas « performative » – des individus, dont la photographie devient un outil.

Cette réflexion se présentera en trois temps : la première partie trace une brève histoire (qui n’est pas toujours linéaire) des portraits peints et photographiques des sultans et de leurs circulations, pour discuter ensuite le développement et l’usage de la photographie au sein des familles. Nous allons voir dans cette partie, à travers certaines études de cas, que les premières photographies de familles qui se répandent à la fin du dix-neuvième siècle restaient dans les limites des studios photographiques ou des photographies prises par des photographes professionnels, mais qu’à partir du début du vingtième siècle les familles aisées commençaient à posséder leurs propres appareils photographiques et à expérimenter cette nouvelle technique. La deuxième partie interroge la photographie en tant qu’outil investi pour constituer et conserver la mémoire familiale, notamment pour les enfants qui formeront la nouvelle génération. La troisième et dernière partie suit cette idée pour se focaliser davantage cette fois-ci sur la relation de la mémoire avec la nation et pour discuter la façon dont la photographie sert à fonder des liens entre les individus et la nation. Des photographies prises devant les statues et leur disposition dans les albums ainsi que dans les intérieurs domestiques vont nous permettre de discuter l’idée de la construction de « lieux de mémoire » dans l’espace privé.

Des portraits des sultans à l’usage des appareils photo en famille

Avant [l’invention de] la photographie, se faire faire un portrait était en Europe une des faveurs qui pouvait être accordées uniquement aux grands hommes. (…) De nos jours, l’art de la chromolithographie a tant multiplié ce genre d’images que certaines d’entre elles, si parfaites qu’on ne voit pas la différence avec une peinture à l’huile ou une aquarelle, sont vendues pour presque rien.((Ahmet Mithat (İsmail Doğan, Ali Gurbetoğlu, ed.) Avrupa âdâb-ı muâşereti, yahut, Alafranga, Ankara: Akçağ, 2001 [1894], p.256. “Fotoğrafyadan mukaddem Avrupa’da resmini aldırabilmek ancak büyük adamlara nasip olabilen nimetlerden idi. (…) şimdilerde ise kromolitoğrafya sanatı bu nevi resimler dahi o kadar çoğaltmıştır ki, kalem ile yapılmış yağlı veya suluboya resimlerinden adeta hiç farkı olmayacak kadar mükemmel resimler hemen hemen bedavaya müsavi fiyat ile satılmakta bulunmuştur.” ))

Ainsi s’exprime Ahmed Midhat Efendi dans la partie dédiée aux « images photographiques » de son livre d’étiquette Avrupa Âdâb-ı Muâşereti, yahut, Alafranga (L’étiquette européenne ou alla franca) publié en 1894. Cette citation nous montre que les techniques de reproduction des images étaient considérées, aux yeux d’un ottoman contemporain, comme une continuation de la tradition picturale européenne, notamment celle des portraits. Avant le dix-neuvième siècle, la pratique qui consistait à faire réaliser et à accrocher son portrait n’était pas commune dans l’Empire ottoman et, lorsqu’elle existait, elle restait souvent limitée au palais impérial. L’historienne de l’art Günsel Renda, dans l’introduction de son ouvrage A 19th century Album of Ottoman Sultans’ Portraits, évoque la tradition du portrait impérial. Elle affirme que cette pratique débute avec Mehmed II qui invite à la cour des peintres italiens tels que Gentile Bellini et Costanzo da Ferrara. Renda considère par ailleurs le règne de Selim III (1789-1807) comme un tournant en ce qui concerne cette pratique. Selim III avait commandé à l’artiste de cour Konstantin Kapıdağlı non seulement ses propres portraits, mais une série de portraits des sultans précédents((Günsel Renda, Osmanlı Padişah Portreleri Bir 19. Yüzyıl Albümü: İnan ve Suna Kıraç koleksiyonu / A 19th century album of Ottoman Sultans’ Portraits: İnan and Suna Kıraç collection, [Turkey]: İ. Kıraç ve S. Kıraç, 1992, 27. Sur le même sujet voir aussi Semra Germaner, Zeynep İnankur, Oryantalistlerin İstanbulu. İstanbul: Türkiye İş Bankası, 2002, p.85, et Öztuncay, p. 37.)), projetant en un sens cette pratique dans le passé.

Un développement considérable a lieu pendant le règne de Mahmud II (1808-1839). Ce Sultan diffuse ses propres portraits en les faisant accrocher dans les bâtiments gouvernementaux et dans les garnisons militaires((Öztuncay, p.39.)). En outre, il offre ses portraits sous forme de médaillons aux ambassadeurs étrangers et aux dignitaires de l’empire qui les épinglent à leurs uniformes ou les conservent chez eux((Funda Berksoy, “Heinrich Schlesinger’in II. Mahmud portreleri: Osmanlı İmparatorluğu’ nda modernleşme ve hükümdar imgesi”, Tarih ve Toplum, 7, 2008, p.10.)). À ce sujet, Karateke explique comment, à partir du règne de Mahmud II, le sultan devint de plus en plus visible. Ainsi, les habitants d’Istanbul rencontraient souvent son image sous forme de photographies accrochées dans les rues ou de cartes postales circulant de main en main((Hakan T. Karateke, Padişahım çok yaşa!: Osmanlı devletinin son yüz yılında merasimler, İstanbul: Kitap Yayınevi, 2004, p.45. Tous ces détails nous montrent un changement radical au cours du dix-neuvième siècle dans la conception basée sur la (non)visibilité du sultan ou, pour le dire comme Karateke, un changement “du souverain divin en monarque moderne”. Hakan T. Karateke, “From Divine Ruler to Modern Monarch: The Ideal of the Ottoman Sultan in the Nineteenth Century” dans Comparing Empires: Encounters and Transfers in the Long Nineteenth Century, Jörn Leonhard, Ulrike von Hirschhausen, ed. Göttingen, 2011, pp. 287-301.)). À partir des années 1860, pendant le règne d’Abdülaziz, des photographes comme Abdullah Frères et Vasilaki Kargopoulo étaient encouragés à faire des photos des membres de la famille impériale((Bahattin Öztuncay, “The origins and development of photography in Istanbul” dans Zeynep Çelik, Edhem Eldem, ed, Camera Ottomana: photography and modernity in the Ottoman Empire, 1840-1914, İstanbul: Koç University Press, 2015, p.92.)). C’est avec Abdülhamid II qu’on pourrait parler, dans les termes d’Eldem, d’une « photomania((Edhem Eldem, “Powerful Images: The Dissemination and Impact of Photography in the Ottoman Empire, 1870-1914” dans Zeynep Çelik, Edhem Eldem, ed, Camera Ottomana: photography and modernity in the Ottoman Empire, 1840-1914, İstanbul: Koç University Press, 2015, p.112.)) » des sultans. Abdülhamid avait fait produire une cinquantaine d’albums contenant environ 1800 photographies, présentés à la Library of Congress en 1893 et au British Museum en 1894, dans le but de diffuser une certaine image de l’empire. Les 500 albums, contenant plus de 33 000 photographies conservés à l’époque au palais de Yıldız, sont également considérables((À propos des albums du sultan Abdülhamid II, voir Carney E. S. Gavin, ed., “Imperial Self-Portrait: The Ottoman Empire as Revealed in the Sultan Abdulhamid II’s Photographic Albums Presented as Gifts to the Library of Congress (1893) and the British Museum (1894),” special issue, Journal of Turkish Studies 12, 1988. Voir aussi Eldem, p.112-116.)). Paradoxalement, et contrairement aux sultans précédents, cités plus haut, Abdülhamid avait interdit la diffusion de ses propres photographies, avec quelques exceptions. Selon Eldem, « la conquête – et au cas où la conquête n’était pas possible, le contrôle – de l’espace visuel était d’importance cruciale pour Abdülhamid((Eldem, p.120.)). »

À partir des années 1880, des studios photographiques se répandaient dans la capitale de l’Empire((Öztuncay, p.101.)), ce qui élargissait cet « espace visuel » et rendait possible l’accès à la photographie d’une partie plus large de la population. D’autre part, même pour les familles aisées, le nombre de photographies prises jusque dans les années 1920 reste assez limité en comparaison avec la période suivante. D’après nos observations, les premières photographies figurant dans les archives de la famille de Said Bey (1865-1928)((Les archives familiales de Said Bey se trouvent actuellement à SALT Research à Istanbul, et ceci grâce au don de Hatice Gonnet Bağana, hittitologue et descendante de la famille de Said Bey. Je tiens à la remercier particulièrement pour avoir rendu possible l’accès à ses archives de famille ainsi qu’à remercier Lorans Tanatar Baruh, directrice associée de recherche et de programmes (associate director of research and programs) à SALT Research.)), enseignant et haut fonctionnaire ottoman diplômé du lycée francophone d’Istanbul Mekteb-i Sultani((Les agendas de Said Bey, où il notait ses dépenses et ses activités quotidiennes, ont été le sujet d’une série d’articles de François Georgeon et Paul Dumont : Paul Dumont, François Georgeon. “Un bourgeois d’Istanbul au début du XXème siècle”. Turcica, 17, 1985, pp. 127-187. Paul Dumont. “Said Bey: the everyday life of an Istanbul townsman at the beginning of the twentieth century” in Albert Hourani, Philip S. Khoury, Mary C. Wilson, ed. The Modern Middle East: A Reader. London: I.B.Tauris Co., 1993. François Georgeon. “Note sur le Budget d’une famille ottomane au début du XXème siècle”. Revue d’Histoire Maghrébine 10 No: 31-32, décembre 1983. François Georgeon. “Entre l’aisance et la gêne, le train de vie d’un bourgeois d’Istanbul pendant la Première Guerre mondiale” dans Jean-Paul Pascual, ed. Pauvreté et richesse dans le monde musulman méditerranéen. Paris: Maisonneuve et Larose, 2003, pp. 147-169. J’ai étudié dans mon mémoire cette même archive, en incluant les correspondances et les photographies de famille : Ece Zerman, Studying an Ottoman “Bourgeois” Family: Said Bey’s Family Archive (1900-1930), MA Thesis, Boğaziçi University, 2013.)), sont en grande partie limitées à des portraits réalisés dans des studios photographiques((Une des premières photos qui nous reste de Said Bey est un portrait de 1873. Sur un autre portrait, on voit le jeune Said Bey avec son fez et une rosette attachée à son col qui porte le nom de son école, Mekteb-i Sultani, donc une photo qu’il a probablement fait prendre lorsqu’il était étudiant. Vient ensuite une autre photo prise en 1887 à l’âge de 22 ans. On note par ailleurs neuf autres portraits réalisés à diverses périodes de sa vie. Sur trois autres photos de studio, prises chez les célèbres photographes Abdullah Frères, le jeune Said Bey est accompagné d’autres personnes, probablement des membres de sa famille.)) et à des photos de groupe((La première d’entre elles nous montre, d’après la légende notée par Said Bey, les enseignants et étudiants de l’école de commerce. Deux autres photos de groupe témoignent de son séjour en Allemagne en 1911 : l’une avec le groupe qui l’accompagne lors de sa visite à Berlin, l’autre représente la “visite de la Commission d’études ottomane” à Essen, le 5 juillet 1911.)). Ces photographies nous fournissent une image plutôt « officielle » de Said Bey en ce qu’elles relèvent du cadre professionnel. Une troisième catégorie concerne plus son cercle familial et domestique. Ce sont des photographies que l’on pourrait qualifier de photographies de famille. Sur l’une d’elles, on voit Said Bey et sa femme Adviye Hanım en plein air, devant les arbres, au mois d’août((La date du 23 août est notée au verso, mais l’année n’est pas précisée.)), en compagnie de leurs deux filles, de quelques autres femmes et de petits garçons en costume marin. Apparemment, une autre sortie dans les environs d’Istanbul leur avait fourni l’occasion de se faire photographier en plein air, cette fois-ci en mai 1901. Sur cette deuxième image, on voit Adviye Hanım avec un parapluie et Said Bey entouré de ses deux filles. S’ajoutent à cette liste des photographies où l’on voit Adviye Hanım seule ou avec ses enfants, ainsi que d’autres avec les enfants seuls.

La pratique même de la photographie est un thème récurrent dans les « journaux de famille » attestée par la présence des photos qui y sont jointes. Nous connaissons deux exemples de ce type de journaux qui ont pour but de conserver le souvenir des enfants. Le premier est un carnet tenu par Memduh Ezine((Memduh Ezine, Aile Günlüğü, İstanbul: Yapı Kredi Yayınları, 2011.)), né en 1871, qui a étudié à l’école francophone d’Istanbul Mekteb-i Sultani, tout comme Said Bey, et ensuite fait des études de droit. Le premier fils de Memduh Ezine, Mehmet Celâleddin, est né en 1899 alors que lui-même était en mission à Chios. C’est alors qu’il commence à rédiger un journal adressé à son fils, qu’il continuera par intervalles jusqu’en 1935.

Ahmet Nedim Servet Tör, écrivain et fonctionnaire au ministère de la Guerre, né lui aussi en 1871, commence, de la même façon qu’Ezine, à rédiger un carnet à la naissance de sa fille Nevhîz, qu’il tient de 1912 à 1916((Ahmet Nedim Servet Tör, Nevhîz’in Günlüğü “Defter-i Hâtırât”, İstanbul: Yapı Kredi Yayınları, 2008.)). Dans les deux carnets, nous observons une narration qui met en parallèle textes et photographies. De ce qu’on peut comprendre des notes sur la pratique photographique, la prise de photos était, au tournant du vingtième siècle, pour ainsi dire, une « cérémonie ». À la fin du dix-neuvième siècle, se faire prendre en photo dans les studios photographiques était, comme le montre les archives de Said Bey, une manière courante de se faire photographier. Il était possible, d’autre part, de faire venir un photographe chez soi pour certaines occasions, pour photographier la famille ou certains de ses membres. Memduh Ezine explique, par exemple, qu’en 1899 les parents avaient choisi de faire photographier leur fils chez eux plutôt qu’en studio, car le fils était encore petit et risquait de prendre froid. Le résultat n’était toutefois pas satisfaisant selon Ezine du fait que « le photographe n’était pas si habile dans son art ». Cependant, ajoute-t-il, « elle [la photo] illustre tout de même ton état en ce moment-là((Ezine, p.29. “İlk resmin hem vaziyetinin iyi tayin edilememesinden ve hem de fotoğrafçının sanatında o kadar mahir olmamasından ve Sakız’da bundan daha ustasına tesadüf edilememesinden ve esasen resmin bir fotoğrafhanede aldırılamayıp, küçük bulunmaklığından dolayı dışarıya çıkarıp da soğuk giden havalarda üşütülmemekliğinin için evde aldırılmasından ancak bu kadar olabildi. Mamafih yine o zamanki halini musavverdir.” À propos de ces réflexions sur la capacité de la photographie à représenter la “réalité”, voir Ahmet Ersoy, “Camdaki Hafıza: Ahmed Rasim, Fotoğraf ve Zaman”, e-skop, 16/5/2015.)) ».

Le processus devenait encore plus compliqué quand les photographies étaient prises chez soi, en famille, par les membres de la famille qui possédaient leurs propres appareils. Ils se lançaient alors dans l’usage d’une technique inconnue qu’ils ne maîtrisaient pas totalement et qu’ils essayaient d’apprendre. Le processus qui s’ensuivait était en général marqué par l’inquiétude et l’ambiguïté. Tör note en janvier 1913 :

Le matin, j’ai fait trois photos de toi ; deux photos lorsque tu dormais et une à ton réveil. Si on ajoute à ce petit et ordinaire appareil photographique de Vedat notre manque d’habilité en photographie, on estime très facilement comment seront ces images. Voyons, vont-elles ressembler à quelque chose((Tör, p.27. “Sabaheyin, ikisi uyurken ve biri uyanıkken, üç resmini çıkardım. Ağabey’in Vedat’ın küçük ve âdi makinesine bizim fotoğraftaki acemiliğimiz de inzimâm edince [eklenince], bu resimlerin nasıl bir şey olacağı pek kolay takdîr olunur. Bakalım, bir şeye benzeyecek mi?”)) ?

On ne sait pas exactement à quel point la possession et l’usage d’un appareil étaient répandus dans les familles à la fin de l’Empire ottoman. Certains témoignages, à l’instar de Tör, nous signalent son usage à partir de la deuxième décennie du vingtième siècle, au moins dans les couches aisées de la population. Nous savons aussi à partir d’une des lettres de Said Bey qu’en 1911, son gendre possédait déjà son propre appareil photographique. Said Bey avait noté, dans une de ses lettres adressée à son gendre Ziya Bey, en août 1911, que le Major Reşid Bey était venu demander l’appareil que Ziya possédait((SALT Research, Households and Families / Said Bey / Tez / Documents, AFMSBTDOC017, Said Bey’in 22 Temmuz 1327 tarihli Büyükada’dan Fransa’da bulunan damadı Ziya’ya yazdığı mektup [Lettre rédigée par Said Bey de Büyükada (Prinkipos) en date du 22 juillet 1327 (4 août 1911) à son gendre Ziya qui se trouve en France]. « Binbaşı Reşid Bey evdeki senin aldığın fotoğrafi makinasını istemek içun dün Sıhhiye’ye gelmişti. »)). Ceci nous montre à quel point l’appareil photographique était encore suffisamment rare à cette période pour faire l’objet de ce type d’emprunts. Nous savons par ailleurs que dans la famille de Said Bey, Hakkı, le fils de Said Bey, était plus spécifiquement connu pour son intérêt pour la photographie. Le petit-fils de Said Bey, Bülent Arel (1919-1990), un musicien connu dans le domaine de la musique électronique, avait noté dans ses mémoires l’intérêt de son oncle maternel Hakkı pour la photographie : « J’avais depuis mon enfance un intérêt pour l’électricité – à ce moment-là il n’y avait pas encore d’électronique. Il y avait dans la famille un oncle qui était ingénieur en électricité. (…) Ensuite, « Monsieur Oncle » est passé de ce métier à la pratique photographique((Filiz Ali. Elektronik müziğin öncüsü Bülent Arel. İstanbul: Türkiye İş Bankası Kültür Yayınları, 2002, p.24. “Çocukluğumdan beri -o zaman elektronik yoktu- elektriğe merakım vardı. Ailede bir elektrik mühendisi dayı vardı. (…) Dayı bey sonraları işi fotoğrafçılığa döktü.”)) ». Hakkı représentait un cas particulier : lorsqu’on prend en considération ses collages, ses mises en scènes, les photos qu’il a fait (faire) de lui-même, on peut observer que sa conception de la photographie allait au-delà des limites de la photographie conventionnelle de son époque.

C’est à partir de la fin des années 1920 que le nombre de photographies connaît un accroissement considérable dans les archives familiales. L’écart se dessine alors de manière visible entre l’époque de Said Bey (1865-1928) et celle de la génération dont la jeunesse s’est déroulée pendant les premières années de la République de Turquie, à l’image de la petite-fille de Said Bey, Nesrin, et de son mari Mehmet Ali Bağana. Il existe aujourd’hui dans les archives de Said Bey une quinzaine d’albums de famille couvrant la période de l’année 1925 jusqu’à la fin des années 1930 et qui appartiennent au couple Bağana. On trouve, dans chacun de ces albums, entre une cinquantaine et deux cents photos, soit approximativement un total de plus de deux mille photos pour cette seule période de quinze ans. Il existe aussi de nombreuses enveloppes de film Kodak des années 1930. On y trouve de même une enveloppe de Zeiss Ikon Film de 1939, film acheté ou développé par Foto Spor G. Aura sur l’avenue İstiklal à Beyoğlu. En 1937, le docteur N. Akca note, le 18 novembre, au dos d’une photographie qu’il envoie de Prague à Mehmet Ali Bağana : « À mon frère Mehmed Ali : une des photos que j’ai prises avec le Cantax 1,5. Mais, malgré ceci, les tiennes sont bien meilleures. » Ces exemples témoignent de l’usage de divers appareils photographiques à partir des années 1930 dans un cadre personnel et familial. Ahmet Ersoy, dans son article sur les revues illustrées, explique son choix du titre Ottomans and the Kodak Galaxy par le fait que « such intensified engagement with the image was enabled by the camera’s enhanced technical capacity, its increasing lightness, mobility, and gradual emancipation from the tripod, especially after the introduction of the mass-produced Kodak Box in 1888((Ahmet A. Ersoy, “Ottomans and the Kodak Galaxy: Archiving Everyday Life and Historical Space in Ottoman Illustrated Journals”, History of Photography, 2016, 40:3, p.333. Ersoy note par ailleurs qu’il utilise l’expression « Kodak Galaxy » en hommage au livre de McLuhan qui étudie l’impact de l’imprimerie sur la conscience humaine. Marshall McLuhan, The Gutenberg Galaxy: The Making of Typographic Man, Toronto: University of Toronto Press 1962.)) ». Ainsi, les familles possédant leurs propres appareils, devenaient de moins en moins dépendantes des studios professionnels et des poses qui y étaient la norme((Sur cet aspect des poses et des mises en scène, voir Edhem Eldem, “The Search for an Ottoman Vernacular Photography”, à paraître dans The Indigenous Lens: Early Photography in the Near and Middle East, ed. Markus Ritter and Staci Gem Scheiwiller, Berlin: De Gruyter (Studies in Theory and History of Photography: Schriften der Lehr- und Forschungsstelle für Theorie und Geschichte der Fotografie am Kunsthistorischen Institut der Universität Zürich, vol. 8), pp. 4-30.)). Ces nouvelles techniques ouvraient donc aux nouveaux citoyens de la république une possibilité d’autoreprésentation à laquelle se mêlait parfois un langage visuel officiel et républicain qui émergeait alors.

Constituer « un capital des jours heureux((Anne Martin-Fugier, « Les rites de la vie privée bourgeoise » dans Philippe Ariès, Georges Duby, ed, Histoire de la vie privée, 4, De la Révolution à la Grande Guerre, Paris: Seuil, 1987.)) » pour les enfants

Un examen des albums photographiques du couple Nesrin et Mehmed Ali Bağana pour la période qui 1920-1930 illustre cette idée. On y rencontre des photographies représentant un individu, un citoyen, un corps, une famille idéale et moderne. C’est une imagerie qui rappelle celle de « La Turquie Kémaliste », une revue abondamment illustrée publiée par la Direction générale de la presse du ministère de l’Intérieur entre 1934 et 1948, qui a pour but de diffuser, à travers des articles rédigés en langues française, anglaise et allemande, une image idéale de la République de Turquie. Parallèlement, les photographies des albums – présentant des hommes et des femmes sportives jouant au tennis, au football, faisant de l’escrime ou du ski, prenant des bains de mer, en voyage, portant des costumes modernes ou assistant à des bals… – montrent comment l’image de ce nouvel individu moderne était incorporée au niveau individuel et familial, au moins dans certaines couches sociales. En d’autres termes, cette nouvelle « base sociale » « performait » et « célébrait » par les photographies (aussi) la femme et l’homme nouveaux et modernes.

Les enfants occupaient une place particulière dans ces albums : des enfants vigoureux et bien éduqués, en train de lire, de faire du sport ou de jouer, souvent entourés de leurs parents. Alan Duben et Cem Behar observent dans leur étude sur le mariage, la famille et la fertilité à Istanbul de 1880 à 1940 :

There was a clear turning inward of the affective strengths of the conjugal couple, an increasingly common purpose attributed to its interests at the ideological level, and a shifting of the focal point of the family towards its children((Duben, Behar, p. 210-211.)).

C’est cette attention qui nous concerne maintenant, une attention que l’on constate aussi à travers l’usage de la photographie dans le cadre familial. Duben et Behar écrivent :

It was not just women who were involved in child-rearing, though the traditional division of labour at home allotted them that task. It became increasingly fashionable for men, elite men at first, to take a special interest in the upbringing of their children – even their daughters.

Ils ajoutent que grâce aux romans et aux histoires qui diffusaient cette nouvelle mode en tant qu’idéal, cela devint de plus en plus courant dans les années 1920 et 1930((Ibid, p. 235.)). Certains exemples illustrent cette tendance dès les deux premières décennies du vingtième siècle. Ahmet Nedim Servet Tör, dont on vient de mentionner le « journal de famille », qualifie par exemple son idée de tenir un journal dès la naissance de sa fille en 1912 de « cadeau [pour sa fille] digne de la réputation de paternité((Tör, p. 8. “İstedim ki, benim hediyem, şân-ı übüvvete [babalık şanına] lâyık bir şey olsun!”)) ».

Dans ce journal, on observe une mise en parallèle des événements familiaux avec ceux qui marquaient le pays((Tör lui-même distingue ces deux niveaux avec les désignations « vie du pays » (hayat-ı memleket) et « vie de la famille » (hayat-ı aile). Ibid, p. 103.)). La manière dont son auteur raconte deux événements qui ont eu lieu dans la même semaine (le décès d’İbrahim Paşa – l’oncle de la femme de Tör – qu’il qualifie de « pilier principal de toute la famille », et la perte d’Edirne, la ville qui est décrite par l’auteur comme « une partie fondamentale de notre histoire nationale((Ibid, p. 36. “Edirne; bizim tarih-i millîmizin bir cüz’-i mühimmi [mühim parçası] olduğu gibi İbrahim Paşa da bütün ailenin bir rükn-i azîmi [temel direği] idi.” )) ») est à cet égard révélatrice. À une époque où l’idée d’une unité territoriale qui ira, plus tard, de pair avec l’idée d’une unité nationale, gagnait de l’importance, la famille s’imbriquait de plus en plus dans les discours patriotiques émergents. Ainsi, même si dans tous les cas les liens idéologiques ne sont pas directement fondés, l’unité de la famille était dans certaines occasions représentée par un discours similaire à celui de l’unité du pays, de la patrie ou de la nation. Plusieurs photographies des membres de la famille, prises à diverses occasions – notamment celles de l’oncle de Nevhîz à son mariage, son père en tenue militaire ou celle que son frère avait fait faire pour son passeport –, trouvaient aussi leur place dans le journal et formaient une sorte de « patrimoine familial ». Nevhîz, la fille de Tör, pourrait ainsi à sa lecture connaître les membres de sa famille et ses ancêtres.

Ce ne sont pas seulement les photographies des membres de la famille qui remplissaient ces journaux de famille. Les photographies de l’enfant à qui s’adressaient ces cahiers de mémoire y trouvaient aussi leur place. Tör mentionne qu’il faisait prendre des photos de son fils chaque année depuis qu’il avait six mois((Ibid, p.68.)). C’est aussi le cas dans le journal d’Ezine. On suit dès le début du cahier les notes concernant l’attitude du père vis-à-vis de la décision de faire photographier son fils : « J’ai imaginé constituer une collection en te faisant photographier à chacun de tes anniversaires((Ezine, p.28. « Her sene-i velâdetinde birer resmini aldırıp o suretle bir koleksiyon tertip etmeyi tasavvur ettim. » )) », écrit-il. Les photos collées dans le journal montrent qu’il avait tenu sa promesse. Sur la première photographie du bébé, son nom, Mehmed Celâleddin, est noté en ottoman et accompagné de la date et de l’heure exactes de sa naissance. La date et le lieu de la prise de vue sont également précisés((Ibid, p.29. « Mehmed Celâleddin / Tarih-i velâdet: 19 Zilhicce 316 ve 17 Nisan 315 [29 Nisan 1899] yevm-i Cumartesi saat: 9, dakika: 14. Resmin ahzı tarihi : 19 Cemaziyülâhır 317. Sakız’da » « Mehmed Celâleddin / Date de naissance : 29 avril 1899. Le jour de samedi, l’heure : 9, minutes : 14. La date de la prise de photo : 25 octobre 1899. À Chios. »)), ce qui confirme que la photographie fut prise lorsque le bébé avait six mois. On l’y aperçoit demi-nu, probablement pour souligner fièrement que c’est un garçon [figure 1]. La deuxième photo montre l’enfant à l’âge d’un an : « Mon fils, aujourd’hui tu as un an », écrit son père à la deuxième personne du singulier, s’adressant à son fils avec l’idée de laisser une trace pour le futur. « Ta mère t’a embelli pour faire la photo et moi, je t’ai emmené au studio de photo et fait faire une photo de toi »((Ibid, p.35. « Oğlum haza min fazl-ı Rabbi işte bugün bir yaşına girdin. Bu haldeki resmini dahi aldırmak üzere seni annen süsledi, ben de aldım fotoğrafhaneye götürerek bu çağdaki resmini aldırdım. »)). Pour les deux ans, la description se répète : « Mon fils, tu as maintenant deux ans. (…) Nous sommes allés chez le photographe qui t’avait pris en photo lorsque tu avais six mois et ensuite un an. Cette photo que je colle sur cette page est prise avec (…) notre chapeau national, le fez((Ibid, p.50. « Oğlum, çok şükür iki yaşına eriştin. Bugün velâdetinin ikinci sene-i devriyesidir. (…) Altı aylık ve bir yaşlık resimlerini çıkaran fotoğrafçıya gittik. İşte karşıki sayfaya yapıştırdığım şu resmini, büyükbabanın sana gönderdiği kadifeden mamul gemici esvabıyla ve milli serpuşumuz olan fes ile çıkarttım oğlum. »)). » Le même type de commentaires se répète aux anniversaires suivants.

L’idée qui apparaît ici est, avant tout, celle d’un changement dans les « régimes d’historicité((François Hartog, Régimes d’historicité, Présentisme et expériences du temps, Paris: Seuil, 2003.)) », pour reprendre la formule de François Hartog. L’idée du futur entre de plus en plus en jeu dans le présent. Les gens écrivaient des « cahiers de mémoire » et reproduisaient les photos pour le futur et pour construire une mémoire pour le futur de l’enfant. Lorsqu’on prend en considération le langage utilisé, dans lequel on s’adresse à l’enfant à la deuxième personne du singulier, on peut supposer que ce qui était imaginé à travers ces cahiers devait être le jour où l’enfant serait adulte : le jour où elle ou il prendrait ce cahier de mémoire, soigneusement tenu en main, et retournerait en arrière par l’intermédiaire du texte et des photos qui lui sont adressés, en se rappelant, ou seulement en prenant connaissance de souvenirs de son enfance. Comme l’affirme Anne Martin-Fugier dans son article sur les « rites de la vie privée bourgeoise », les contemporains pensaient qu’il fallait construire pour les enfants « un capital des jours heureux ».

Cette façon de centrer la famille sur l’enfant((Cela rejoint l’argument de Duben et Behar sur le « déplacement du point focal de la famille vers ses enfants » (Duben, Behar, p.211.) Ils observent les signes d’une “child-oriented society” à Istanbul à partir de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle (ibid, p.232) et se demandent si les parents sont devenus plus « child-centred » parce qu’ils avaient de moins en moins d’enfants, ou s’ils avaient de moins en moins d’enfants parce qu’ils devenaient « child-centred » (Ibid, p.234).)) s’accompagnait aussi d’une certaine « individualisation » de l’enfant. Un exemple tiré du journal de famille d’Ezine illustre ce propos. Il s’agit cette fois d’une photographie envoyée par un autre membre de la famille, l’oncle maternel de Celâleddin, qui annonce un nouveau-né dans la famille, Nâzım (qui deviendra plus tard le fameux poète Nâzım Hikmet). On lit sur la photographie du bébé : « Je présente à mon cher beau-frère et à ma tante Madame Muazzez mon image à l’âge de cinquante-trois jours((Ezine, p.61. « Muhterem enişte beyim ile Muazzez hanım halama elli üç günlük resmimi takdim ederim 27 Şubat 317 Mehmet Nâzım »)) », message signé par Mehmet Nâzım. Ce qui attire ici notre attention est que la photographie est signée au nom du bébé, comme si le texte sortait de sa bouche. C’est donc comme si la photographie parlait, ce qui montre la force de l’image photographique, cette trace qui peut représenter une personne et parler pour elle. On trouve un exemple similaire chez Said Bey qui écrit au nom de son petit-fils. Il s’agit d’une lettre miniature envoyée dans les années 1920 par Said Bey à un autre petit-fils, Bülent, au nom d’un de ses petits-fils, Cemil Ziya. Dans cette lettre, Said Bey met en scène Cemil Ziya, le nouveau-né, qui prend la parole et dit :

Mon frère Bülent. Je vais très bien. Je vous embrasse tous. Je t’envoie un de mes cheveux. Chaque fois que je tête je mords le sein de maman. Depuis une semaine, j’ai commencé à manger. Miam, que c’est bon… Je t’attends de pied ferme. J’ai beaucoup à apprendre de toi. Tout le monde m’adore. J’espère pouvoir t’envoyer mon portrait. Tu verras. Je suis comme un petit insecte. Voici mon doigt [empreinte digitale]. Cemil Ziya((SALT Research, Households and Families / Said Bey / Tez / Documents, AFMSBTDOC019, Said Bey’in torunu Cemil Ziya’nın ağzından diğer torunu Bülend’e gönderdiği mektup [Lettre envoyée par Said Bey, au nom de son petit-fils Cemil Ziya, à un autre petit-fils Bülend] « Bülent ağabey. Ben çok iyiyim. Hepinizin ellerinden öperim. Sana saçımı gönderiyorum. Her meme emişimde annemin memesini ısırıyorum. Bir haftadır mama yiyorum. Ne tatlı ne tatlı oh… Dört gözle seni bekliyorum. Senden öğreneceğim şeyler var. Beni her gören seviyor. İnşallah resmimi göndereceğim. Bak beni gör. Böcek gibi bir şeyim. Parmağım. Cemil Ziya ». La traduction en français est due à Noémi Lévy-Aksu dans le cadre de l’exposition de 2014 à SALT Galata, Dismantling the Archive: Representation, Identity, Memory in an Ottoman Family / Fragments d’archives: représentation, identité et mémoire d’une famille ottomane.)).

Nous retrouvons la même pratique qui consiste à conserver une trace du bébé dans le journal que Tör écrivait pour sa fille. À côté des photographies du bébé et des autres membres de la famille, jointes à ce journal, on trouve l’empreinte de la main et du pied de Nevhîz((Tör, p.45, 55.)). Dans ce cadre, l’empreinte de la main ou du pied et l’empreinte digitale de l’enfant fonctionnent comme des signes qui attestent la présence de l’enfant en son absence en cristallisant dans le temps la trace d’un moment particulier de sa vie. On y ajoute aussi une trace matérielle (le cheveu) et une image (la photographie). Dans ces trois exemples, on note les mêmes éléments de référence mémorielle : la lettre de Said Bey par exemple se termine par l’empreinte digitale du bébé, tandis que l’enveloppe contient un de ses cheveux et l’auteur y parle de l’envoi d’un portrait. Tous les détails sont là pour reproduire (l’effet de) la présence lointaine de l’enfant. Si on essaie d’interpréter ce ton et cette tournure où l’on parle à travers la bouche d’un bébé (on fait parler un bébé), ce ne sera pas une surinterprétation d’y voir apparaître une certaine autonomie attribuée au nouveau-né.

On note un motif similaire dans Çocuk Büyütmek (« Élever un enfant((Besim Ömer, Çocuk Büyütmek, İstanbul: Kana’at Kitabhanesi, 1341 [1925], p.2.)) »), livre consacrée à la puériculture publié en 1925 par le docteur Besim Ömer (1862-1940)((Besim Ömer est connu en tant que père fondateur de l’obstétrique et de la gynécologie moderne en Turquie. Pour des informations biographiques sur Besim Ömer, voir Yeşim Işıl Ülman, “Besim Ömer Akalın (1862-1940) : ange gardien des femmes et des enfants” dans Méropi Anastassiadou-Dumont, ed., Médecins et ingénieurs ottomans à l’âge des nationalismes, Paris-İstanbul, Maisonneuve Larose – IFEA, 2003, p. 101-123; İnci Hot, Besim Ömer Paşa’nın Anne ve Çocuk Sağlığı Açısından Ülkemiz Nüfus Meselesi Hakkındaki Görüşleri, İstanbul: İ.Ü. Sağlık Bilimleri Enstitüsü, mémoire de master, 1996.)). Une des pages de ce livre est illustrée par la photographie d’un bébé, en dessous de laquelle est noté : « Ma chère patrie, sois rassurée » [figure 2]. Besim Ömer fait parler le bébé dont la naissance et l’éducation devra suivre les méthodes modernes qu’il mentionne dans son livre. Le bébé prend donc la parole pour rassurer son pays et pour annoncer la nouvelle génération qui arrive. L’idée de l’émergence d’une « nouvelle génération((Voir sur ce sujet Francois Georgeon, “Les Jeunes Turcs étaient-ils jeunes ? Sur le phénomène des générations, de l’Empire ottoman à la République turque”, in François Georgeon, Klaus Kreiser, ed., Enfance et jeunesse dans le monde musulman, Paris: Maisonneuve & Larose, 2007.)) » devient, dans le contexte ottomano-turc, centrale au moins depuis le début du vingtième siècle. Comme la désignation même de Jeunes-Turcs le signale, une jeunesse qui se distinguerait des générations passées commence à occuper une place considérable, tandis que les acteurs politiques et sociaux prennent en compte le fait que « les nouvelles méthodes de traitement des enfants [garantissent] davantage le changement social dans le futur((J.H. Plumb, “The New World of Children”, dans Stanley Chodorow, ed., The other side of Western Civilization: readings in everyday life, New York: Harcourt, Brace, Jovanovich, 1973, p. 124.)) ». Dans le processus de formation d’un État-nation turc, les idéologues attribuaient une place particulière à la famille en la considérant comme l’unité de base de la nation.

Au tournant du vingtième siècle, alors que les images étaient abondamment reproduites par les journaux, les magazines, les pamphlets, les affiches et les cartes postales[2], les studios photographiques se multipliaient dans les principales villes de l'Empire Ottoman[3]. Laurent Gervereau, dans son Histoire du visuel au XXe siècle, observe que ce qui fait la singularité du vingtième siècle en termes d'images n'est pas leur présence, leur efficacité ou leur puissance. Pour lui, « [Ce] qui caractérise notre période et la singularise dans l'histoire est l'accumulation. Accumulation d'images sur tout support, de toutes les époques, de toutes les civilisations[4]. » L'Empire ottoman ne fait pas exception. Les photographies constituent une part considérable de ces images : elles sont soigneusement conservées, collectionnées, contextualisées, mises en albums ou dans des médaillons, légendées, reproduites sur toutes sortes de supports, sur des objets, encadrées, accrochées, signées, dédicacées... Elles circulent de main en main : une même photographie est parfois reproduite en plusieurs exemplaires et offerte à des membres de la famille, à des collègues, à des amis... Elles sont échangées et sont souvent datées, signées et dédicacées avec des expressions comme « en souvenir de… ». Elles sont mises en albums de façon à former très souvent un récit de soi, les légendes servent alors de guide et fournissent des informations supplémentaires. Elles sont reproduites sur des objets et des tissus comme des boîtes à cigarettes, des vases ou des mouchoirs. Elles peuvent aussi prendre place sur le corps des gens, dans des médaillons, quelques fois accompagnées d'une mèche de cheveux. Les photographies prennent aussi place dans les intérieurs domestiques : elles sont encadrées, exposées dans des vitrines ou accrochées sur les murs. Les livres d'étiquette donnent des indications sur la conservation, sur la mise en forme des photographies et sur leur disposition dans les intérieurs. The turbulence felt in the economy, society and culture of late Ottoman Istanbul came to focus particularly intensely on the smallest, most private social institution – the family and the intimate relationships between men and women[5]. Le constat de Duben et Behar dans leur étude sur le mariage, la famille et la fertilité dans le contexte ottomano-turc peut être étendu et on pourrait affirmer que cette turbulence se retrouve aussi encapsulée dans les photographies de famille à travers lesquelles les familles produisent une représentation d'elles-mêmes. Ce sont ces représentations photographiques des familles qui nous intéressent dans cet article. La période étudiée va de la fin du dix-neuvième siècle aux années 1930, une période marquée par le passage de l'empire à l'État-nation et par les tentatives de modernisation « du haut vers le bas ». « Le vieux Paris n'est plus », note Baudelaire en 1861, et « (la forme d'une ville change plus vite, hélas ! Que le cœur d'un mortel) », ajoute-t-il. L'écrivain turc Ahmet Hamdi Tanpınar traduira et citera ces vers en turc en 1946 dans son livre Beş Şehir (Cinq Villes) en comparant la façon dont Paris et Istanbul ont changé. « Istanbul n'a pas changé comme Paris », affirme-t-il. « Il a perdu toute son identité pendant les quinze ans qui vont de 1908 à 1923. La Révolution des Jeunes-Turcs, trois grandes guerres, les incendies qui se répètent, les crises économiques, la liquidation de l'empire... ont complètement changé son identité[6]. » Dans cette période de changements et de transformations radicales, comment les gens se représentaient-ils, construisaient-ils et exposaient-ils leurs identités ? Comment fixaient-ils des moments dont ils voulaient se souvenir ? Comment conservaient-ils leur mémoire ? Cet article, sans être exhaustif, propose de mener une réflexion en suivant ces questions comme des fils conducteurs reliant des études de cas sur les photographies de famille de la fin de l'Empire ottoman aux premières années de la République de Turquie. Susan Sontag affirme que « de même qu'elles permettent aux gens de posséder en imagination un passé irréel, les photographies les aident aussi à prendre possession d'un espace dans lequel ils ne se sentent pas à l'aise[7]. » Ce sentiment d'insécurité est présent dans la vie politique et sociale durant la période qui va de la fin de l'Empire ottoman au début de la Turquie républicaine et, dans ce contexte, les photographies de famille fonctionnent aussi comme une sorte d'ancrage. En travaillant sur les photographies de famille considérées comme des « documents de soi[8] », notre objectif est d'adopter une approche du bas vers le haut. Par le « bas », on n'entend pas ici les classes populaires ; les sources permettent plutôt d'observer ce que l'on peut appeler dans ce contexte historique une bourgeoisie émergente[9] et, dans certains cas, les couches sociales moins aisées mais qui constituent, en reprenant dans les termes de Deringil, la « nouvelle base sociale[10] » de l'État. Au lieu de voir un schéma où les acteurs politiquement conscients reproduisent l'idéologie pour renforcer et diffuser leur pouvoir sur des sujets passifs ou seulement réceptifs, on propose de considérer la participation active – dans certains cas « performative » – des individus, dont la photographie devient un outil. Cette réflexion se présentera en trois temps : la première partie trace une brève histoire (qui n'est pas toujours linéaire) des portraits peints et photographiques des sultans et de leurs circulations, pour discuter ensuite le développement et l'usage de la photographie au sein des familles. Nous allons voir dans cette partie, à travers certaines études de cas, que les premières photographies de familles qui se répandent à la fin du dix-neuvième siècle restaient dans les limites des studios photographiques ou des photographies prises par des photographes professionnels, mais qu'à partir du début du vingtième siècle les familles aisées commençaient à posséder leurs propres appareils photographiques et à expérimenter cette nouvelle technique. La deuxième partie interroge la photographie en tant qu'outil investi pour constituer et conserver la mémoire familiale, notamment pour les enfants qui formeront la nouvelle génération. La troisième et dernière partie suit cette idée pour se focaliser davantage cette fois-ci sur la relation de la mémoire avec la nation et pour discuter la façon dont la photographie sert à fonder des liens entre les individus et la nation. Des photographies prises devant les statues et leur disposition dans les albums ainsi que dans les intérieurs domestiques vont nous permettre de discuter l'idée de la construction de « lieux de mémoire » dans l'espace privé. Des portraits des sultans à l'usage des appareils photo en famille Avant [l'invention de] la photographie, se faire faire un portrait était en Europe une des faveurs qui pouvait être accordées uniquement aux grands hommes. (...) De nos jours, l'art de la chromolithographie a tant multiplié ce genre d'images que certaines d'entre elles, si parfaites qu'on ne voit pas la différence avec une peinture à l'huile ou une aquarelle, sont vendues pour presque rien.[11] Ainsi s'exprime Ahmed Midhat Efendi dans la partie dédiée aux « images photographiques » de son livre d'étiquette Avrupa Âdâb-ı Muâşereti, yahut, Alafranga (L'étiquette européenne ou alla franca) publié en 1894. Cette citation nous montre que les techniques de reproduction des images étaient considérées, aux yeux d'un ottoman contemporain, comme une continuation de la tradition picturale européenne, notamment celle des portraits. Avant le dix-neuvième siècle, la pratique qui consistait à faire réaliser et à accrocher son portrait n'était pas commune dans l'Empire ottoman et, lorsqu'elle existait, elle restait souvent limitée au palais impérial. L'historienne de l'art Günsel Renda, dans l'introduction de son ouvrage A 19th century Album of Ottoman Sultans' Portraits, évoque la tradition du portrait impérial. Elle affirme que cette pratique débute avec Mehmed II qui invite à la cour des peintres italiens tels que Gentile Bellini et Costanzo da Ferrara. Renda considère par ailleurs le règne de Selim III (1789-1807) comme un tournant en ce qui concerne cette pratique. Selim III avait commandé à l'artiste de cour Konstantin Kapıdağlı non seulement ses propres portraits, mais une série de portraits des sultans précédents[12], projetant en un sens cette pratique dans le passé. Un développement considérable a lieu pendant le règne de Mahmud II (1808-1839). Ce Sultan diffuse ses propres portraits en les faisant accrocher dans les bâtiments gouvernementaux et dans les garnisons militaires[13]. En outre, il offre ses portraits sous forme de médaillons aux ambassadeurs étrangers et aux dignitaires de l'empire qui les épinglent à leurs uniformes ou les conservent chez eux[14]. À ce sujet, Karateke explique comment, à partir du règne de Mahmud II, le sultan devint de plus en plus visible. Ainsi, les habitants d'Istanbul rencontraient souvent son image sous forme de photographies accrochées dans les rues ou de cartes postales circulant de main en main[15]. À partir des années 1860, pendant le règne d'Abdülaziz, des photographes comme Abdullah Frères et Vasilaki Kargopoulo étaient encouragés à faire des photos des membres de la famille impériale[16]. C'est avec Abdülhamid II qu'on pourrait parler, dans les termes d'Eldem, d'une « photomania[17] » des sultans. Abdülhamid avait fait produire une cinquantaine d'albums contenant environ 1800 photographies, présentés à la Library of Congress en 1893 et au British Museum en 1894, dans le but de diffuser une certaine image de l'empire. Les 500 albums, contenant plus de 33 000 photographies conservés à l'époque au palais de Yıldız, sont également considérables[18]. Paradoxalement, et contrairement aux sultans précédents, cités plus haut, Abdülhamid avait interdit la diffusion de ses propres photographies, avec quelques exceptions. Selon Eldem, « la conquête – et au cas où la conquête n'était pas possible, le contrôle – de l'espace visuel était d'importance cruciale pour Abdülhamid[19]. » À partir des années 1880, des studios photographiques se répandaient dans la capitale de l'Empire[20], ce qui élargissait cet « espace visuel » et rendait possible l'accès à la photographie d'une partie plus large de la population. D'autre part, même pour les familles aisées, le nombre de photographies prises jusque dans les années 1920 reste assez limité en comparaison avec la période suivante. D'après nos observations, les premières photographies figurant dans les archives de la famille de Said Bey (1865-1928)[21], enseignant et haut fonctionnaire ottoman diplômé du lycée francophone d'Istanbul Mekteb-i Sultani[22], sont en grande partie limitées à des portraits réalisés dans des studios photographiques[23] et à des photos de groupe[24]. Ces photographies nous fournissent une image plutôt « officielle » de Said Bey en ce qu'elles relèvent du cadre professionnel. Une troisième catégorie concerne plus son cercle familial et domestique. Ce sont des photographies que l'on pourrait qualifier de photographies de famille. Sur l'une d'elles, on voit Said Bey et sa femme Adviye Hanım en plein air, devant les arbres, au mois d'août[25], en compagnie de leurs deux filles, de quelques autres femmes et de petits garçons en costume marin. Apparemment, une autre sortie dans les environs d'Istanbul leur avait fourni l'occasion de se faire photographier en plein air, cette fois-ci en mai 1901. Sur cette deuxième image, on voit Adviye Hanım avec un parapluie et Said Bey entouré de ses deux filles. S'ajoutent à cette liste des photographies où l'on voit Adviye Hanım seule ou avec ses enfants, ainsi que d'autres avec les enfants seuls. La pratique même de la photographie est un thème récurrent dans les « journaux de famille » attestée par la présence des photos qui y sont jointes. Nous connaissons deux exemples de ce type de journaux qui ont pour but de conserver le souvenir des enfants. Le premier est un carnet tenu par Memduh Ezine[26], né en 1871, qui a étudié à l'école francophone d'Istanbul Mekteb-i Sultani, tout comme Said Bey, et ensuite fait des études de droit. Le premier fils de Memduh Ezine, Mehmet Celâleddin, est né en 1899 alors que lui-même était en mission à Chios. C'est alors qu'il commence à rédiger un journal adressé à son fils, qu'il continuera par intervalles jusqu'en 1935. Ahmet Nedim Servet Tör, écrivain et fonctionnaire au ministère de la Guerre, né lui aussi en 1871, commence, de la même façon qu'Ezine, à rédiger un carnet à la naissance de sa fille Nevhîz, qu'il tient de 1912 à 1916[27]. Dans les deux carnets, nous observons une narration qui met en parallèle textes et photographies. De ce qu'on peut comprendre des notes sur la pratique photographique, la prise de photos était, au tournant du vingtième siècle, pour ainsi dire, une « cérémonie ». À la fin du dix-neuvième siècle, se faire prendre en photo dans les studios photographiques était, comme le montre les archives de Said Bey, une manière courante de se faire photographier. Il était possible, d'autre part, de faire venir un photographe chez soi pour certaines occasions, pour photographier la famille ou certains de ses membres. Memduh Ezine explique, par exemple, qu'en 1899 les parents avaient choisi de faire photographier leur fils chez eux plutôt qu'en studio, car le fils était encore petit et risquait de prendre froid. Le résultat n'était toutefois pas satisfaisant selon Ezine du fait que « le photographe n'était pas si habile dans son art ». Cependant, ajoute-t-il, « elle [la photo] illustre tout de même ton état en ce moment-là[28] ». Le processus devenait encore plus compliqué quand les photographies étaient prises chez soi, en famille, par les membres de la famille qui possédaient leurs propres appareils. Ils se lançaient alors dans l'usage d'une technique inconnue qu'ils ne maîtrisaient pas totalement et qu'ils essayaient d'apprendre. Le processus qui s'ensuivait était en général marqué par l'inquiétude et l'ambiguïté. Tör note en janvier 1913 : Le matin, j'ai fait trois photos de toi ; deux photos lorsque tu dormais et une à ton réveil. Si on ajoute à ce petit et ordinaire appareil photographique de Vedat notre manque d'habilité en photographie, on estime très facilement comment seront ces images. Voyons, vont-elles ressembler à quelque chose[29] ? On ne sait pas exactement à quel point la possession et l'usage d'un appareil étaient répandus dans les familles à la fin de l'Empire ottoman. Certains témoignages, à l'instar de Tör, nous signalent son usage à partir de la deuxième décennie du vingtième siècle, au moins dans les couches aisées de la population. Nous savons aussi à partir d'une des lettres de Said Bey qu'en 1911, son gendre possédait déjà son propre appareil photographique. Said Bey avait noté, dans une de ses lettres adressée à son gendre Ziya Bey, en août 1911, que le Major Reşid Bey était venu demander l'appareil que Ziya possédait[30]. Ceci nous montre à quel point l'appareil photographique était encore suffisamment rare à cette période pour faire l'objet de ce type d'emprunts. Nous savons par ailleurs que dans la famille de Said Bey, Hakkı, le fils de Said Bey, était plus spécifiquement connu pour son intérêt pour la photographie. Le petit-fils de Said Bey, Bülent Arel (1919-1990), un musicien connu dans le domaine de la musique électronique, avait noté dans ses mémoires l'intérêt de son oncle maternel Hakkı pour la photographie : « J'avais depuis mon enfance un intérêt pour l'électricité – à ce moment-là il n'y avait pas encore d'électronique. Il y avait dans la famille un oncle qui était ingénieur en électricité. (…) Ensuite, « Monsieur Oncle » est passé de ce métier à la pratique photographique[31] ». Hakkı représentait un cas particulier : lorsqu'on prend en considération ses collages, ses mises en scènes, les photos qu'il a fait (faire) de lui-même, on peut observer que sa conception de la photographie allait au-delà des limites de la photographie conventionnelle de son époque. C'est à partir de la fin des années 1920 que le nombre de photographies connaît un accroissement considérable dans les archives familiales. L'écart se dessine alors de manière visible entre l'époque de Said Bey (1865-1928) et celle de la génération dont la jeunesse s'est déroulée pendant les premières années de la République de Turquie, à l'image de la petite-fille de Said Bey, Nesrin, et de son mari Mehmet Ali Bağana. Il existe aujourd'hui dans les archives de Said Bey une quinzaine d'albums de famille couvrant la période de l'année 1925 jusqu'à la fin des années 1930 et qui appartiennent au couple Bağana. On trouve, dans chacun de ces albums, entre une cinquantaine et deux cents photos, soit approximativement un total de plus de deux mille photos pour cette seule période de quinze ans. Il existe aussi de nombreuses enveloppes de film Kodak des années 1930. On y trouve de même une enveloppe de Zeiss Ikon Film de 1939, film acheté ou développé par Foto Spor G. Aura sur l'avenue İstiklal à Beyoğlu. En 1937, le docteur N. Akca note, le 18 novembre, au dos d'une photographie qu'il envoie de Prague à Mehmet Ali Bağana : « À mon frère Mehmed Ali : une des photos que j'ai prises avec le Cantax 1,5. Mais, malgré ceci, les tiennes sont bien meilleures. » Ces exemples témoignent de l'usage de divers appareils photographiques à partir des années 1930 dans un cadre personnel et familial. Ahmet Ersoy, dans son article sur les revues illustrées, explique son choix du titre Ottomans and the Kodak Galaxy par le fait que « such intensified engagement with the image was enabled by the camera's enhanced technical capacity, its increasing lightness, mobility, and gradual emancipation from the tripod, especially after the introduction of the mass-produced Kodak Box in 1888[32] ». Ainsi, les familles possédant leurs propres appareils, devenaient de moins en moins dépendantes des studios professionnels et des poses qui y étaient la norme[33]. Ces nouvelles techniques ouvraient donc aux nouveaux citoyens de la république une possibilité d'autoreprésentation à laquelle se mêlait parfois un langage visuel officiel et républicain qui émergeait alors. Constituer « un capital des jours heureux[34] » pour les enfants Un examen des albums photographiques du couple Nesrin et Mehmed Ali Bağana pour la période qui 1920-1930 illustre cette idée. On y rencontre des photographies représentant un individu, un citoyen, un corps, une famille idéale et moderne. C'est une imagerie qui rappelle celle de « La Turquie Kémaliste », une revue abondamment illustrée publiée par la Direction générale de la presse du ministère de l'Intérieur entre 1934 et 1948, qui a pour but de diffuser, à travers des articles rédigés en langues française, anglaise et allemande, une image idéale de la République de Turquie. Parallèlement, les photographies des albums – présentant des hommes et des femmes sportives jouant au tennis, au football, faisant de l'escrime ou du ski, prenant des bains de mer, en voyage, portant des costumes modernes ou assistant à des bals... – montrent comment l'image de ce nouvel individu moderne était incorporée au niveau individuel et familial, au moins dans certaines couches sociales. En d'autres termes, cette nouvelle « base sociale » « performait » et « célébrait » par les photographies (aussi) la femme et l'homme nouveaux et modernes. Les enfants occupaient une place particulière dans ces albums : des enfants vigoureux et bien éduqués, en train de lire, de faire du sport ou de jouer, souvent entourés de leurs parents. Alan Duben et Cem Behar observent dans leur étude sur le mariage, la famille et la fertilité à Istanbul de 1880 à 1940 : There was a clear turning inward of the affective strengths of the conjugal couple, an increasingly common purpose attributed to its interests at the ideological level, and a shifting of the focal point of the family towards its children[35]. C'est cette attention qui nous concerne maintenant, une attention que l'on constate aussi à travers l'usage de la photographie dans le cadre familial. Duben et Behar écrivent : It was not just women who were involved in child-rearing, though the traditional division of labour at home allotted them that task. It became increasingly fashionable for men, elite men at first, to take a special interest in the upbringing of their children – even their daughters. Ils ajoutent que grâce aux romans et aux histoires qui diffusaient cette nouvelle mode en tant qu'idéal, cela devint de plus en plus courant dans les années 1920 et 1930[36]. Certains exemples illustrent cette tendance dès les deux premières décennies du vingtième siècle. Ahmet Nedim Servet Tör, dont on vient de mentionner le « journal de famille », qualifie par exemple son idée de tenir un journal dès la naissance de sa fille en 1912 de « cadeau [pour sa fille] digne de la réputation de paternité[37] ». Dans ce journal, on observe une mise en parallèle des événements familiaux avec ceux qui marquaient le pays[38]. La manière dont son auteur raconte deux événements qui ont eu lieu dans la même semaine (le décès d'İbrahim Paşa – l'oncle de la femme de Tör – qu'il qualifie de « pilier principal de toute la famille », et la perte d'Edirne, la ville qui est décrite par l'auteur comme « une partie fondamentale de notre histoire nationale[39] ») est à cet égard révélatrice. À une époque où l'idée d'une unité territoriale qui ira, plus tard, de pair avec l'idée d'une unité nationale, gagnait de l'importance, la famille s'imbriquait de plus en plus dans les discours patriotiques émergents. Ainsi, même si dans tous les cas les liens idéologiques ne sont pas directement fondés, l'unité de la famille était dans certaines occasions représentée par un discours similaire à celui de l'unité du pays, de la patrie ou de la nation. Plusieurs photographies des membres de la famille, prises à diverses occasions – notamment celles de l'oncle de Nevhîz à son mariage, son père en tenue militaire ou celle que son frère avait fait faire pour son passeport –, trouvaient aussi leur place dans le journal et formaient une sorte de « patrimoine familial ». Nevhîz, la fille de Tör, pourrait ainsi à sa lecture connaître les membres de sa famille et ses ancêtres. Ce ne sont pas seulement les photographies des membres de la famille qui remplissaient ces journaux de famille. Les photographies de l'enfant à qui s'adressaient ces cahiers de mémoire y trouvaient aussi leur place. Tör mentionne qu'il faisait prendre des photos de son fils chaque année depuis qu'il avait six mois[40]. C'est aussi le cas dans le journal d'Ezine. On suit dès le début du cahier les notes concernant l'attitude du père vis-à-vis de la décision de faire photographier son fils : « J'ai imaginé constituer une collection en te faisant photographier à chacun de tes anniversaires[41] », écrit-il. Les photos collées dans le journal montrent qu'il avait tenu sa promesse. Sur la première photographie du bébé, son nom, Mehmed Celâleddin, est noté en ottoman et accompagné de la date et de l'heure exactes de sa naissance. La date et le lieu de la prise de vue sont également précisés[42], ce qui confirme que la photographie fut prise lorsque le bébé avait six mois. On l'y aperçoit demi-nu, probablement pour souligner fièrement que c'est un garçon [figure 1]. La deuxième photo montre l'enfant à l'âge d'un an : « Mon fils, aujourd'hui tu as un an », écrit son père à la deuxième personne du singulier, s'adressant à son fils avec l'idée de laisser une trace pour le futur. « Ta mère t'a embelli pour faire la photo et moi, je t'ai emmené au studio de photo et fait faire une photo de toi »[43]. Pour les deux ans, la description se répète : « Mon fils, tu as maintenant deux ans. (…) Nous sommes allés chez le photographe qui t'avait pris en photo lorsque tu avais six mois et ensuite un an. Cette photo que je colle sur cette page est prise avec (...) notre chapeau national, le fez[44]. » Le même type de commentaires se répète aux anniversaires suivants.

Figure 1 : Photo de Mehmed Celâleddin, fils de Memduh Ezine. Il est noté sous la photographie : « Mehmed Celâleddin / Tarih-i velâdet: 19 Zilhicce 316 ve 17 Nisan 315 yevm-i Cumartesi saat: 9, dakika: 14. Resmin ahzı tarihi : 19 Cemaziyülâhır 317. Sakız'da » (« Mehmed Celâleddin / Date de naissance: 29 Avril 1899. Le jour de samedi, l'heure: 9, minutes : 14. La date de la prise de la photo : 25 Octobre 1899. À Chios »). [Memduh Ezine, Aile Günlüğü, İstanbul: Yapı Kredi Yayınları, 2011, p.29]
Figure 2 : Besim Ömer, Çocuk Büyütmek (Elever un enfant), İstanbul: Kana'at Kitabhanesi, 1341 [1925]. En dessous de la photo est noté : « Sevgili Vatanım, emin ol » (« Ma chère patrie, sois rassurée. »)

Figure 2 : Besim Ömer, Çocuk Büyütmek (Elever un enfant), İstanbul: Kana'at Kitabhanesi, 1341 [1925]. En dessous de la photo est noté : « Sevgili Vatanım, emin ol » (« Ma chère patrie, sois rassurée. »)

Dans ce qui suit, nous traiterons de plus près les liens qui se créent entre les individus et la nation à travers la photographie.

Performance de la nation

Dans son livre Becoming Turkish, Hale Yılmaz, explique comment la récitation des poèmes à l’école sert à inscrire des messages dans l’esprit des enfants et affirme « [qu’] Il y avait aussi une dimension fortement personnelle dans cette pratique ». Elle poursuit : « c’est la performance en elle-même qui rendait ces célébrations mémorables((Hale Yılmaz, Becoming Turkish: nationalist reforms and cultural negotiations in early republican Turkey, 1923- 1945, Syracuse, New York: Syracuse University Press, 2013, p.194.)) ». La « dimension personnelle » et « la performance en elle-même » constituent deux mots-clés. La photographie et le fait de se faire photographier devenaient dans certains cas un des modes de cette performance, comme la récitation des poèmes évoquée par Yılmaz. Dès les premières années de la République de Turquie, des statues furent érigées((La statue de Mustafa Kemal érigée, en 1926 déjà, par Krippel à Sarayburnu serait le premier monument de la République qui comporte une figure. Ensuite, de nombreuses statues sont construites successivement dans les grandes villes et les villes de province, parmi lesquelles on peut citer celle de la place d’Ulus à Ankara construite aussi par Krippel ; celle représentant Mustafa Kemal à cheval devant le Musée d’ethnographie d’Ankara ; la première statue construite à Ankara en 1927 par le sculpteur italien Pietro Canonica ; et deux autres construites par le même sculpteur, celle à la place de la Victoire (Zafer Meydanı) à Ankara, également en 1927, et le monument de la République de la place de Taksim, construit en 1928. Pour une étude sur les statues de Mustafa Kemal Atatürk : Aylin Tekiner, Atatürk Heykelleri: Kült, Estetik, Siyaset, İstanbul: İletişim Yayınları, 2010.)). Elles constituaient des lieux de mémoire publics dans les villes et offraient à chacun une scène où il pouvait se faire photographier, comme pour établir, renforcer ou montrer les liens qu’elle ou il avait avec le nouvel État et avec son fondateur((Sur le rôle des photographies de famille dans la construction de l’image publique des figures politiques à l’époque contemporaine, voir Mary Bouquet, ‘The family photographic condition’, Visual Anthropology Review, 2000, 16 (1), p.5-10.)). De nombreuses photographies prises devant les statues, au moment de leur inauguration ou montrant simplement des statues se trouvent parmi les photographies de famille, témoignant de leurs usages au niveau personnel. Un exemple parmi d’autres mérite d’être mentionné. C’est une photographie de la petite-fille de Said Bey, Nesrin Bağana, et de son mari Mehmet Ali Bağana, à Ankara, devant la statue de la place de la Victoire (Zafer Meydanı) [figure 3]. En dessous de la photographie signée par Hakkı, l’oncle de Nesrin Bağana a noté : « Les jeunes fiancés devant le monument du jeune et fort président de notre jeune république ». Le mot « jeune » se répète trois fois et nous voyons à quel point le jeune couple est mis en parallèle avec la nouvelle république.

Figure 3 : Nesrin et Mehmet Ali Bağana à Ankara devant la statue de la place de la Victoire (Zafer Meydanı)

Figure 3 : Nesrin et Mehmet Ali Bağana à Ankara devant la statue de la place de la Victoire (Zafer Meydanı). En dessous de la photo est noté : « Les jeunes fiancés devant le monument du jeune et fort président de notre jeune république. Hakkı. 25.11.1927. (Les archives de Said Bey, archives de famille de Hatice Gonnet Bağana. SALT Research, Households and Families / Said Bey / Bağana / Photographs, AFMSBBH052)

On peut avancer que ces statues rentraient également dans les intérieurs des maisons sous différentes formes : par les photographies prises devant les statues, mais aussi par la mise en album, l’accrochage et la conservation des photographies qui perpétuaient les moments que l’on voulait se rappeler. Les cartes postales et les peintures reproduisaient aussi les statues en grand nombre pour les rendre plus accessibles. On le voit sur une photo conservée dans les archives de la maison de Hattat Yahya Hilmi. On y distingue une peinture accrochée au mur. Elle représente une des statues équestres de Mustafa Kemal [Atatürk], réalisée en 1927, qui se trouve à Ankara devant le Musée d’ethnographie. Or l’auteur de la peinture est Feyhaman Duran, gendre de Yahya Hilmi. Ne peut-on voir ici une sorte d’« intériorisation » de la statue, une façon de la reproduire chez soi ?

Figure 4 : Extrait d'un album de photographie de la famille Oflas : on y voit les portraits de Mustafa Kemal [Atatürk] et d'İsmet [İnönü] au milieu desquels se trouve la photographie de la statue de Mustafa Kemal à Sarayburnu. (Photos de la famille Oflas, en possession de son fils Tarık Oflas).

Figure 4 : Extrait d'un album de photographie de la famille Oflas : on y voit les portraits de Mustafa Kemal [Atatürk] et d'İsmet [İnönü] au milieu desquels se trouve la photographie de la statue de Mustafa Kemal à Sarayburnu. (Photos de la famille Oflas, en possession de son fils Tarık Oflas).

La photographie, aussi paradoxal que cela puisse paraître, crée une distance, au lieu de la réduire, entre le soi et sa représentation. C’est aussi en s’appuyant sur cette fonction qu’elle permet à l’individu de se construire en tant qu’être autonome. C’est à ce point qu’on voit l’aspect « performatif » de la photographie. Michelle Perrot affirme dans l’introduction du quatrième volume de l’Histoire de la vie privée :

Correspondances familiales et littérature « personnelle » (journaux intimes, autobiographies, mémoires), irremplaçables témoignages ne constituent pas pour autant les documents “vrais” du privé. Ils obéissent à des règles de savoir-vivre et de mise en scène de soi par soi qui régissent la nature de leur communication et le statut de leur fiction. Rien de moins spontané qu’une lettre.((Michelle Perrot, “Introduction” dans Philippe Ariès, Georges Duby, ed., Histoire de la vie privée, v.4, De la Révolution à la Grande Guerre. Paris : Le Seuil, 1987, p.11.))

Cet aspect de « mise en scène de soi par soi » est aussi valable, et peut-être encore plus, en ce qui concerne la photographie. Un exemple, tiré des photographies de la famille Oflas nous servira d’illustration : la photographie appartient à Yılmaz Oflas((Elle se trouve actuellement parmi les albums et photographies de famille de son fils, Tarık Oflas, que je remercie de m’avoir autorisée à la consulter et d’avoir permis sa publication.)), né en 1913, qui était alors un jeune garçon de la classe moyenne, étudiant à Istanbul, et qui jouait au football. Il pose en maillot de son équipe, les bras en arrière, le visage souriant et un corps sain et fort. Il a noté au verso de la photographie : « 15-8-1936 Un jeune sportif qui travaille pour le futur » [figure 5]. C’est-à-dire qu’il se regarde et se définit au moment même où il a accès à sa propre image grâce à la photographie. Il se définit en tant que « jeune sportif qui travaille pour le futur ». On observe dans un premier temps la position centrale de l’idée de futur, qui recoupe notre réflexion au sujet des carnets de mémoire écrits pour le futur des enfants. D’autre part, avec l’accent mis sur la jeunesse et la manière avec laquelle ceux qui apparaissent sur la photo sont définis, il n’est pas difficile de remarquer un parallèle avec la photographie du jeune couple Bağana qui posait à peu près une décennie plus tôt devant la statue de Mustafa Kemal à Ankara et au bas de laquelle était noté : « Les jeunes fiancés devant le monument du jeune et fort président de notre jeune république ».

Figure 5a : Yılmaz Oflas, un jeune étudiant à Istanbul qui joue au foot. Il pose en maillot de son équipe. Il a noté au verso de la photographie : « 15-8-1936. Un jeune sportif qui travaille pour le futur. » (Photos de famille Oflas, en possession de son fils, Tarık Oflas).

Figure 5a-b : Yılmaz Oflas, un jeune étudiant à Istanbul qui joue au foot. Il pose en maillot de son équipe. Il a noté au verso de la photographie : « 15-8-1936. Un jeune sportif qui travaille pour le futur. » (Photos de famille Oflas, en possession de son fils, Tarık Oflas).

Ce ne sont pas seulement les photographies elles-mêmes, mais leur disposition et l’iconographie qui les accompagne et les contextualise qui transmettent un message. Prenons l’exemple des nombreuses photographies de groupe des années 1930 et 1940, qu’il s’agisse de camarades de classe ou de collègues d’une entreprise. On peut voir dans beaucoup de ces cas une disposition hiérarchisée dans laquelle le premier rang est occupé par des photographies de Mustafa Kemal [Atatürk] ou d’İsmet [İnönü]. Elles sont en général positionnées plus haut que les autres et de taille plus importante. Ensuite viennent les photographies des professeurs ou des chefs d’entreprises. Enfin, d’une taille de plus en plus petite, viennent les élèves ou les employés. Une photographie de ce type est conservée dans les albums de la famille Oflas. Il s’agit des employés d’une entreprise durant l’année 1934-35 [figure 6]. Les portraits sont placés sur un fond en forme de roue dentée de façon à constituer les dents et le corps de la roue. Celui de Mustafa Kemal est placé dans un coin de l’image, isolé des autres et les regardant d’en haut. Six flèches sortent de son image et touchent la roue. Ce sont les six flèches du Parti républicain du peuple, dont le symbole apparaît en 1931, qui semblent émaner ici de la figure de Mustafa Kemal, lui-même représentant l’État. Ces six flèches semblent faire tourner la roue dentée composée des employés. Le portrait de Mustafa Kemal et les flèches font aussi, d’autre part, allusion au soleil placé en haut et qui illumine. Ce n’est probablement pas une coïncidence si l’album de la famille Oflas, où cette représentation est placée à la dernière page, commence avec une page où sont disposées les photographies de Mustafa Kemal [Atatürk] et d’İsmet [İnönü], entre lesquelles se trouve la photographie d’une des statues de Mustafa Kemal (la première, érigée par Krippel en 1926 à Sarayburnu). Il est utile de rappeler qu’il s’agit pourtant bien d’un album de photographies de famille composé d’images qui relèvent de la vie privée de cette famille.

Figure 6 : Une photo se trouvant dans les albums de photo de la famille Oflas. Les employés d'une entreprise de l'année 1934-35. (Photo de famille Oflas).

Figure 6 : Une photo se trouvant dans les albums de photo de la famille Oflas. Les employés d'une entreprise de l'année 1934-35. (Photo de famille Oflas).

Le tournant du vingtième siècle est pour l’Empire ottoman et pour la Turquie républicaine naissante un moment où les cérémonies commémoratives, l’invention de traditions((Eric Hobsbawm, Terence Ranger, ed. The Invention of tradition. Cambridge: Cambridge University Press, 1984.)), les monuments, les lieux de mémoire((Pierre Nora, ed. Les Lieux de mémoire. Paris: Gallimard, 1984-1986.)), les musées et l’idée d’un patrimoine national entrent en jeu d’une manière sans précédent. Le développement de la photographie et des nouvelles techniques qui facilitent la reproduction et la diffusion des images constitue un terrain de représentation de soi auquel les gens pouvaient beaucoup plus facilement participer en définissant eux-mêmes leur propre image et leur identité et en se fabriquant une mémoire où, très souvent, plusieurs dimensions s’entrecroisent. C’est en se servant de cette nouvelle technologie que les gens pouvaient construire leurs propres « lieux de mémoire ». Ainsi, si la statue d’un « grand homme » forme un lieu de mémoire public dans la ville, une photographie prise devant cette statue et conservée dans un album sert à perpétuer cette mémoire dans un espace domestique et personnel.

Selim Deringil, dans son article sur l’invention des traditions dans l’Empire ottoman de 1808 à 1908, montre que l’État ottoman avait senti dans son dernier siècle le besoin de créer une nouvelle base sociale, ce qui serait possible avec une nouvelle image publique de l’État.((Deringil, p.4.)) Au tournant du vingtième siècle, ce n’était pas seulement « l’image publique de l’État », mais l’image de cette nouvelle « base sociale » qui devenait de plus en plus importante, surtout dans le cadre de la création du citoyen idéal et d’une bourgeoisie nationale. La nouvelle technique qu’est la photographie procurait à cette nouvelle base sociale les moyens de participer d’une façon active au projet de modernisation et de nationalisation. Les photographies prises en studio, mais surtout celles prises par une couche sociale aisée qui avait la possibilité de posséder des appareils dès les premières années du vingtième siècle, ouvraient une large voie à la représentation de soi. En captant des moments par la photographie, en conservant les photos dans des albums ou en les accrochant sur les murs, les gens pouvaient créer une image idéale d’eux-mêmes et des souvenirs convenables. Ils pouvaient ainsi souligner et encadrer les moments, les gestes et les événements qu’ils estimaient importants. La photographie, dépassant la fonction de représentation, devenait alors une manière de construire leurs propres identités et leurs mémoires, une performance de soi.

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Ece Zerman
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