Christophe Pons
La part subjective. L’émotion, l’ethnologie et l’écriture filmique
Christophe Pons s’appuie sur son expérience personnelle d’écriture filmique pour rappeler comment la subjectivité est constitutive de la discipline anthropologique.
Film documentaire ethnographique
Réalisation : Christophe Pons, Clément Dorival
Production : Lieux Fictifs, CNRS Images
Durée : 59 minutes
Langue : Français
La brève réflexion que je voudrais conduire ici a pour point de départ une expérience d’écriture filmique. Depuis quelques années, comme beaucoup d’autres ethnologues, l’image filmée accompagne mes recherches de terrain et joue un rôle important dans la collecte des données. Mais le projet cinématographique a modifié le statut de la caméra, qui a cessé d’être un outil méthodologique d’enquête pour devenir celui d’une écriture, au moyen de laquelle il s’agit d’exposer – et d’analyser en partie – un objet de recherche ethnologique. En l’occurrence, il s’agit d’un thème classique de la discipline puisqu’il traite, au sein d’une petite société insulaire, des modes relationnels qui unissent des vivants et des esprits de l’autre monde, notamment des ancêtres, les uns et les autres commerçants au travers de pratiques médiumniques. Objet classique donc de l’ethnologie, se situant dans le champ de la transe et de la possession. Toutefois, l’exercice fut pour moi une nouveauté car je n’avais jusqu’ici emprunté que l’écriture scripturaire pour rendre compte de mes travaux. Assez vite, bien sûr, à se frotter à ce jeu, on prend la mesure de la différence de cette écriture qui oblige à des coupes plus franches et plus nombreuses que celles d’un livre ou même d’un article. Assez vite aussi se pose la question de l’audience, du public à qui on destine cette production. Cette question n’est pas absente dans l’écriture scripturaire mais, à tort ou à raison, elle n’occupe pas la même place et ne contraint pas à des choix aussi draconiens. Sans doute peut-on discuter sur ce point, et même regretter que l’ethnologie ne parvienne pas à s’ouvrir suffisamment au public et à générer davantage d’enthousiasme, surtout à notre époque qui ne lui est guère favorable. Mais enfin, je ne vois rien que de très normal au fait que des ouvrages savants soient tout d’abord des productions scientifiques s’adressant aux champs disciplinaires qui sont les siens. Revenir sur ce point serait revenir sur l’essence même de ce qu’est la recherche scientifique. A ce jour, eu égard à mon expérience d’écriture filmique (et aussi, bien sûr, de visionnage de films dits « ethnologiques » ou « anthropologiques »), je suis de ceux qui considèrent que cette forme singulière d’écriture ne peut être comparable à celle, scripturaire, des productions scientifiques ; parce qu’elle n’autorise pas les mêmes maniements conceptuels, parce qu’elle ne peut rendre compte de la multiplicité des approches et des points de vue qui sont nécessaires à l’appréhension totale d’un fait social, parce qu’elle permet difficilement la neutralité d’objectivation qui est l’un des efforts essentiel de l’analyse scientifique, etc. Certains s’accorderont très bien de cette prémisse, d’autres en revanche voudront la discuter. Je reconnais volontiers que la question est en réalité fort complexe et que cette contribution n’entend pas y répondre, n’y même épuiser les contours de ses multiples inférences. Je ne voudrais pas non plus laisser suggérer l’idée que l’écriture filmique soit une sorte de genre mineur par rapport aux écritures scripturaires. En fait, si je veux précisément les distinguer, c’est aussi pour éviter toute hiérarchisation. Car l’écriture filmique me semble relever d’un autre champ d’expression. Elle ne dispose pas du même langage, elle n’a pas la même syntaxe, elle ne vise pas les mêmes buts, elle n’a pas non plus les mêmes interlocuteurs et partenaires (chef opérateur, monteur, producteur, diffuseur…). Pour autant, elle n’est pas non plus muette sur ce qu’est l’ethnologie et sur ce qui la traverse, la fonde et la pétrit. Je crois, à l’inverse, qu’elle constitue un curieux révélateur de cette discipline atypique des sciences sociales, car elle laisse remonter par capillarité une série d’impensés qu’on croyait maîtrisés mais qui resurgissent ici, sans doute parce que la syntaxe des images est plus difficile à manier que celle des mots. Ce faisant, les écritures filmiques pointent quelques aspects de la discipline. De quoi est-elle faite ? De quels idéaux s’est-elle nourrie ? A partir de là, et à partir aussi de la notion d’émotion et de son usage dans les écritures filmiques de l’ethnologie, je voudrais revenir sur quelques points saillants de cette discipline, qui me semblent être toujours prompts à resurgir dans les écritures filmiques, et qui restent aujourd’hui – à l’heure où la discipline est remise en question – quelques-uns de ses vieux souvenirs et problèmes. Pour n’accuser personne, ce qui n’est pas mon but car je nous crois tous concernés, je prendrai ma propre expérience pour exemple. Je souligne dès lors que ce propos est subjectif – ce dont témoigne l’emploi de la première personne du singulier – et qu’il n’engage que moi, ne concernant nullement Clément Dorival, le co-auteur et co-réalisateur avec qui j’ai vécu cette écriture filmique((A paraître, Les yeux fermés, un film co-écrit et co-réalisé par C. Dorival et C. Pons, Lieux Fictifs.)).
La première émotion, matériau brut d’une science nouvelle
Érudition et émotion, soit deux termes que l’ethnologie n’appréciait guère. Un couple d’opposition au sein duquel elle n’aurait sans doute jamais souhaité se voir encercler. Souvenons-nous, c’est en s’écartant de l’érudition que cette étrange discipline s’était imposée, en se frayant péniblement une voie parmi les grandes sciences historiques des antiquisants pour affirmer que le monde existait au-delà des frontières de la Grèce et de Rome, et qu’il était utile de daigner se pencher sur le matériau peu noble de l’ethnographie. « L’historien ne vénère pas seulement les documents, il méprise tout ce qui a été recueilli oralement. Habitué à fréquenter les meilleurs esprits de la période qu’il étudie dans les écrits qu’ils ont laissés, il méprise la pensée des masses qui relève, à ses yeux, de la superstition » et, pourrait-on ajouter, de l’émotion.((Hocart A. M., 2005. Au commencement était le rite, Paris, La découverte : page 57. (Publication originale, Social Origins, Watts & Co, London, 1954.)) Voilà, en substance, rappelait Arthur M. Hocart, quel fut longtemps pour les sciences classiques le matériau de l’ethnologie. Celui des gens de peu et des lointaines sociétés où tout semblait n’être voué qu’aux passions et aux émotions. Il fallait bien pour exister s’éloigner de l’érudition, c’est-à-dire du savoir encyclopédique de tout honnête homme, pour daigner se pencher sur cette histoire marginale de l’humanité et y trouver quelques intérêts supérieurs autres que ceux du divertissement. L’émotion fut donc assez vite la matière de l’ethnologie mais une matière brute, non travaillée, qu’il fallait précisément décroûter. Car, paradoxalement, les ethnologues se sont longtemps méfiés de ce matériau qui devait être le leur. L’émotion, ou la pensée des autres, était irrémédiablement manipulatrice, mauvaise servante, ennemie du discernement, toujours cherchant à induire en erreur celui qui l’observe. Rapidement, la mission de l’ethnologie fut ainsi de rendre intelligible ces expressions de la faillite du savoir qui surgissaient comme de mystérieuses impensées chez les peuples lointains. L’émotion était bien l’obstacle à franchir, ce qu’il fallait dépasser et faire parler pour enfin se saisir d’un sens vrai, qui aurait été camouflé sous l’empilement des faiblesses de la déraison.
En somme, si l’émotion fut très tôt présente dans l’ethnologie, elle était ontologiquement non heuristique, caractéristique enfermante de la pensée immature de l’autre. Et, sous ce regard, le champ des choses religieuses a très vite occupé une place essentielle. Que ce soit au travers des mythologies, des croyances ou des pratiques rituelles, les faits religieux non monothéistes sont apparus comme l’une des premières expressions de cette émotion comme pensée des autres. Dans l’histoire de la discipline, le religieux fut un levier essentiel à la construction ethnologique des cultures, se prêtant facilement à la spectacularisation de la société autre. Or, dois-je confesser que mon écriture filmique n’a guère échappé à la règle, alors même que l’essentiel de mes efforts était concentré sur le gommage des traits de l’altérité pour révéler ce que toutes ces pratiques avaient de banal et d’ordinaire ? Toutefois, je devais composer avec une donnée dont je n’avais pas vraiment pris la mesure. Car ce terrain des communications morts/vivants, du médiumnisme, de la transe, de la possession et des guérisons par alliance avec des êtres surnaturels, n’est autre que celui de la société islandaise. C’est-à-dire une société peuplée d’européens, ayant de hauts niveaux de vie et arborant tous les signes de la modernité. Bref, une société d’individus auxquels le public potentiel du film pourra aisément s’identifier. Le fait que les gens de cette société, chrétienne de surcroît, ne correspondent pas au critère d’altérité exotique et lointaine habituellement attendu lorsqu’on traite de ces sujets aurait pu, en première instance, avoir l’effet bénéfique de briser les frontières de l’altérité. Tel fut d’ailleurs l’un des arguments qui fut soumis aux producteurs et aux diffuseurs. A l’heure où ces lignes sont écrites le film n’est pas encore achevé, mais je peux cependant redouter qu’in fine ne se produise l’inverse et qu’à la fin de la projection, les Islandais apparaissent, au spectateur, plus étrangers qu’ils n’avaient semblé l’être au début du film. Faudra-t-il alors faire un constat d’échec ? Peut-être. Dans tous les cas, il y a bien un risque de ne pas réussir à dire tout à fait ce que l’on désire.
Autre point délicat propre aux régions arctiques : le climat. Soit le froid et la nuit d’une part, soit la lumière, les couleurs, et l’espace d’autre part. Je n’ai jamais douté que l’environnement naturel ait de profondes influences sur les sociétés humaines, mais je me suis toujours offusqué des déterminismes causaux et du fonctionnalisme simpliste. Or, il y a pléthore d’analyses qui rendent compte du médiumnisme islandais par les voies de ces raccourcis : la dureté du climat et la nuit prolongée seraient à l’origine de l’intérêt pour les mondes autres. L’univers fantasmagorique de la « nature islandaise », faite de glace, d’eau et de feu, expliquerait le développement d’un imaginaire débordant, etc. Inutile de poursuivre plus longtemps la liste de ces inepties causales qui font, malheureusement, l’actualité d’un certain nombre d’études et surtout le socle d’évidence d’un sens commun extrêmement bien diffusé, et dans lequel on retrouve en substance les classiques conceptions de la matière émotion-superstition. Plusieurs documentaires se sont déjà essayés sur ce sujet en Islande et aucun, à ma connaissance, n’a évité ce piège de l’Islande lointaine, isolée, qui aurait cristallisé ces phénomènes ancestraux parce qu’elle est île de contrastes, île de feu, de glace, de la création, de l’imaginaire. Certes, il ne s’agissait pas de documentaires faits par des ethnologues ou anthropologues, mais ce dont témoignent ces « clichés » est la force d’une représentation que nous nous faisons du monde nordique, de ses grands espaces et de sa nature, en oubliant très souvent que la population islandaise est à présent urbanisée à près de 70%. Filmer l’environnement naturel islandais était dès lors le piège à éviter afin de contourner ces raccourcis explicatifs causaux que le spectateur, empreint des représentations du monde nordique, aurait tôt fait d’emprunter pour rendre compte du médiumnisme.
Une singulière esthétique
La découverte et la confrontation à l’Autre, comme être émotionnel, a donné lieu dans la discipline ethnologique à une singulière esthétique du découvreur empathique.
La plupart des ethnologues ont connu l’expérience du ravissement lors des premières lectures des textes de nos pères. La part du rêve est donc bien, en filigrane, l’un des ressorts inavoués de nombre de nos vocations. Comme beaucoup de mes collègues, je me souviens de ces premiers textes et – dois-je le dire – de la part d’aventure qui l’emportait souvent sur le propos scientifique. Car, en marge du considérable apport théorique d’un système d’échange tel que celui de la Kula, chacun se souvient aussi de la puissance évocatrice des récits de pérégrinations en pirogue, ponctuées de veillées au cours desquelles les Mélanésiens, en escale sur quelques terres minuscules et nécessairement loin de tout, narraient les voyages légendaires de leurs ancêtres((Malinowski B., 1963, Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard. (Publication originale, Argonauts of the Western Pacific, 1922. Sur la part de passion et de rêve, voir notamment les chapitres VII à X sur les expéditions maritimes).)). Il y avait bien, dans l’écriture de Bronislaw Malinowski, une qualité narratrice capable d’embarquer le lecteur dans cette aventure lointaine, et de lui procurer un sentiment de regret (ou de jalousie) de ne pas avoir été de l’équipage. Depuis lors, la liste est longue de ces œuvres qui cherchent toujours à atteindre le bon équilibre entre l’analyse scientifique et la restitution de la vie des autres, via l’essai littéraire des descriptions fines des lieux, des ambiances, des acteurs, des gestes, et des émotions. Dans un débat récent tenu à la MMSH autour des souvenirs de Robert Deliège((Rencontre du 10 octobre 2007, organisée et dirigée par Alice Desclaux, CReCSS.)), quelques ethnologues faisaient l’intéressant aveu de ce romantisme de jeunesse qui les avait conduits à s’embarquer pour l’Inde, en quête d’expériences qu’ils souhaitaient inconnues, inédites et nécessairement lointaines. Ce désir de vivre l’aventure, de rencontrer l’autre et d’assouvir la soif d’exotisme fut bien l’élan fondateur d’un grand nombre d’entre nous, et des quelques étudiants qui osent encore pousser aujourd’hui la porte des départements d’ethnologie. Pourtant, cet héritage ne s’avoue que rarement. Il est comme non légitime et, pour tout dire, il sent un peu le souffre. On le range dans le sac des émois d’autrefois, on le confesse peu ou alors entre intimes. Dans l’ensemble, cette fascination pour l’exotisme a été contrôlée, raisonnée et mise en silence car elle n’est pas innocente. Certes, la soif d’aventure est un désir juvénile somme toute normal et trans-culturel. Mais dans le cas précis des ethnologues, eu égard au fait qu’ils sont précisément devenus ethnologues, et que le but ultime de la discipline est de dire l’unité plutôt que de créer les frontières, il leur est difficile de revenir sur ces émotions contraires qui furent créatrices d’altérité. D’autant que celles-ci n’ont jamais tout à fait cessé et qu’elles n’ont pas toujours abreuvé la meilleure face de l’ethnologie. Pour quelques égarés de la discipline, l’ethnologie a été le moyen d’un retournement consistant en la sublimation de la société autre : société imaginée, société du bien-être, du pur, de l’authentique… Société marchepied pour une critique de l’Ouest. De manière générale, l’ethnologie – qu’on nomme désormais anthropologie – est aujourd’hui assez éloignée de ces conceptions : la globalisation et la fin des exotismes ont achevé de changer le visage de cette discipline qui n’est plus aussi unidirectionnelle qu’avant, qui ne distingue plus le monde en deux groupes – en tous cas plus de la même manière ni pour les mêmes raisons –, et qui n’est plus monopolisée par les seuls blancs de l’Occident. Mais, par-delà cet état des lieux de la profession, une certaine conception de l’Autre exotique comme homme authentique – ou homme vrai – a encore tendance à vouloir resurgir, notamment dans les représentations médiatiques et cinématographiques qui font toujours recette en réquisitionnant ce thème. On songe ici bien sûr aux reportages de la découverte des Autres où, dans l’esprit des anciennes séries de J-Y. Cousteau, plus récemment de N. Hulot, ces Autres apparaissent comme un patrimoine naturel de l’humanité qu’il convient de préserver, avec l’environnement… Mais il y a pire : lorsqu’on rejoue la grande rencontre en faisant croire à la farce d’une découverte inédite des Autres, ou lorsqu’on les réinvente pour établir le décor d’un jeu de télé-réalité…
Cette singulière esthétique qui a longtemps traversé les écritures ethnologiques n’a donc rien d’anodin. Elle s’est lointainement postée entre un esprit de découverte et un esprit d’empathie. Le premier renvoie à l’invention de l’aventure de l’explorateur solitaire, aventurier dont l’histoire s’est aussi liée à celle du colonisateur. Le second à la sublimation de l’Autre, réifié en même temps qu’enfermé dans la cage d’authenticité qu’il habite si bien. Certes, l’ethnologie ne fut pas que cela mais cela elle le fut aussi, et cela est toujours prompt à resurgir subrepticement dans les écritures filmiques ; quand se pose la question de révéler – ou pas – la présence de l’ethnologue sur le terrain ; quand se pose la question de traiter le sujet de manière non critique avec pour seule ambition de le rendre plus intelligible…
Sur le premier point, épris d’une conscience minimale de l’évidence de l’écueil, j’ai refusé d’apparaître à l’image dans l’écriture filmique. Je ne voulais précisément pas rejouer cette esthétique de l’explorateur solitaire qui, familier de la langue et des coutumes locales, devient ce passeur que l’on suit pas à pas sur son terrain lointain. Tout devait donc se dérouler comme si je n’y étais pas, comme si le documentaire rendait compte de vies non observées. Mais en refusant de la sorte l’esthétique de l’ethnologue traducteur des cultures, le tournage a aussi fait l’objet d’une plus grande mise en scène : par l’effacement minutieux de la caméra, par le gommage méthodique de ma présence allogène à laquelle, pourtant, les acteurs avaient répondu favorablement en acceptant de livrer à la caméra ce qu’ils vivent d’habitude dans l’intimité.
Sur le second point, propre à cette empathie qui a longtemps amené les ethnologues à prendre la défense des cultures autres au point de les enfermer dans des cages d’authenticité, je redoute la sévérité des critiques. Autant le dire clairement : j’ai une sympathie pour cette forme d’expression religieuse où les morts viennent en aide aux vivants et où ces derniers s’enquièrent de la santé morale des premiers. Non pas que j’y crois – puisqu’on voudra le savoir – mais parce que cette religiosité quotidienne est foisonnante d’humanité, qu’elle témoigne d’une extraordinaire capacité créatrice d’imaginaire, qu’elle révèle à quel point les sociétés peuvent être inventives de solidarités et de réseaux d’entraides, enfin et surtout parce qu’elle met en scène un syncrétisme tolérant et absolument pas prosélyte. Cet avis personnel, que je dévoile ici pour la première fois, ne devrait avoir aucune place dans une étude d’ethnologie. Sauf qu’il transparaîtra à coup sûr dans le film, sans doute même à mon insu. Pour m’en convaincre, il me suffit d’imaginer un instant quel pourrait être le film que j’écrirais si je devais en faire un sur les églises du protestantisme évangélique, de type Pentecôtiste ou Charismatique. Egalement présentes en Islande, elles nous font pénétrer un tout autre univers, d’abord caractérisé par l’excès de prosélytisme et le rejet massif de toute autre religion.
L’heuristique de l’émotion
Reprenons. A l’origine de l’ethnologie, il y avait donc bien quelque chose de l’ordre d’une émotion non heuristique, une matière première et brute qu’il convenait d’affiner, mais qui fut aussi à l’origine de toute une esthétique de l’Autre, de l’Ailleurs et de l’entreprise solitaire de l’ethnologue. Pour l’essentiel, cette émotion-là nous met bien mal à l’aise et on aurait tendance à désirer enfouir son souvenir. Mais, dans les écritures les moins bien maîtrisées (et celles de l’image le sont très souvent), elle peut à notre insu promptement resurgir comme une impensée que l’on croyait éteinte.
A côté de cette émotion comme matière brute, on peut aussi entrevoir une seconde acception qui renvoie cette fois au champ d’une anthropologie des émotions. Ici, l’émotion est prise comme expression sensible des vécus heureux et malheureux, et devient un objet d’analyse permettant d’accéder à la variabilité des formes culturelles de l’affect. L’anthropologie ne peut que se satisfaire de ce champ gigantesque où elle peut révéler toute la pertinence de sa discipline. Et dans cette perspective, il est vrai que les films se sont assez tôt révélés comme des outils heuristiques, des modes singuliers de monstration et de re-présentation (au sens de présenter à nouveau), favorisant un gain d’intelligibilité dans l’approche de ces objets qui se donnent à voir. Mais on doit cependant prendre garde à ce que cette vertu heuristique de l’image (en tant que support précieux à l’ethnographie) ne glisse pas vers une didactique qui userait de l’émotion comme moyen d’explicitation et non plus comme objet à expliciter. Si le danger est selon moi bien réel, c’est parce que l’intérêt pour le film – en tant que moyen privilégié de captation et d’analyse de la variabilité culturelle des formes émotionnelles – va de pair avec un processus plus général de revalorisation du statut des émotions dans nos sociétés contemporaines. De sorte qu’on peut se demander s’il n’y a pas quelques liens étroits entre le statut privilégié que nos sociétés contemporaines ont récemment accordé à l’expression publique des sentiments et des émotions, et l’intérêt nouveau que l’ethnologie lui confère en général, et plus particulièrement dans ses écritures filmiques. Si tel est le cas, on peut redouter que n’ait lieu le danger d’un certain glissement du corpus à la méthode. Je m’explique.
Il y a peu encore, les émotions étaient publiquement tues et les valeurs socialement estimées étaient celles de la retenue, de la réserve et de la publique impassibilité face aux douleurs, colères et joies qui piquent à vif. Combien d’entre nous ne furent-ils pas élevés de la sorte ? « Un homme ne pleure pas ! » nous disaient nos pères quand nous étions enfants. Et plus tard, nous découvrions que l’anthropologie des émotions était elle aussi encerclée dans le couple d’opposition honte vs fierté. Toutefois, en un temps assez court, un remarquable retournement semble avoir délaissé la pudeur au profit d’une impudeur ou, pour le dire autrement, une monstration de l’intime et de la publique expression des sentiments. Ainsi, la pratique de l’autobiographie s’est répandue comme une traînée de poudre, chacun étant désireux de dire ouvertement qui il est et comment, des plus illustres aux plus anonymes en passant par les plus « people ». La télévision est devenue le petit théâtre quotidien de ces mises en spectacle du « je », et même nos vies ordinaires semblent être désormais parcourues de ces manières « plus sincères » de se dire aux autres. Sur le front des affaires cultuelles, une effusion de l’émotionnel a également accompagné les métamorphoses du champ religieux et des manières de croire dans les sociétés contemporaines. Par exemple, le monde protestant, pourtant plutôt évocateur d’austérité et de rigorisme, se montre depuis ces dernières décennies sous un jour inattendu en révélant sa prépondérance au débordement des affects, notamment avec le raz de marée planétaire des églises du protestantisme évangélique.
L’ethnologie a bien sûr elle aussi porté son regard sur ce changement d’attitude et les nouveaux objets qui l’accompagnent, mais elle doit prendre garde à ne pas s’égarer sur ce terrain de l’émotionnel, en ne confondant pas son matériau avec sa méthode. D’autant qu’en ce domaine, elle n’a jamais manqué d’une certaine ambiguïté.
Il est remarquable en effet que la méthode même de l’ethnographie a toujours procédé par l’expérience des émotions (de l’autre) comme principe fondateur de l’enquête, éprouvé au cours d’une observation participante qui n’est rien moins que le partage prolongé de la vie des autres. En d’autres termes, l’ethnologie a longtemps tenu pour acquis que l’expérience subjective du terrain était le procédé central d’appréhension, d’acquisition et de compréhension des faits sociaux et des cultures.
La méthode a fait ses preuves, mais l’argument n’est pas sans poser problème. Car il s’appuie sur ce qu’on pourrait appeler un « argument de l’initié », consistant à dire qu’il faut ressentir les choses de l’intérieur – les éprouver émotionnellement – pour les comprendre et être autorisé à en parler.
Je crois que, comme beaucoup d’ethnologues qui défendent l’image en supposant son pouvoir didactique d’explicitation, je pourrais être enclin à défendre l’argument : l’image permettrait d’approcher au plus près ce ressenti intérieur et émotionnel qui est nécessaire à la compréhension des cultures. Mais, poussé à son terme, cet argument de l’initié n’est guère éloigné de celui que brandissent ceux qu’on nomme les « peuples autochtones », lorsqu’ils veulent reprendre le monopole sur tout ce qui se dit et s’écrit sur eux-mêmes et leur propre culture. L’argument des peuples autochtones, que récusent bien sûr les ethnologues, est évidemment irrecevable non seulement parce qu’il signe la fin de toute ethnologie, mais aussi parce qu’il repose sur un essentialisme des cultures selon lequel seule l’appartenance aux dites cultures donnerait légitimité à pouvoir en parler. Je souscris au rejet de cet argument autochtone. Sauf que l’argument ethnologique de l’initié n’en est guère éloigné, à ceci près qu’il inverse l’autorité de parole par rapport aux dites cultures : pour les ethnologues, c’est l’extériorité aux cultures – tout aussi essentialisées – qui rend possible le discours ethnologique. De longue date, la discipline a ainsi reconnu les siens à la pratique prolongée d’un terrain au sein d’une société culturellement éloignée. Aujourd’hui encore, c’est l’enquête de terrain qui constitue le rite de passage électif de ceux qui font cette discipline… Or, comment concevoir une science dont l’acquisition objective du savoir procèderait d’une expérimentation subjective ? Une telle discipline, fondée sur une telle démarche, pourrait-elle être considérée comme science ? On reconnaît là l’un des thèmes majeurs du post-modernisme qui a en partie déconstruit cette discipline, et qui n’a de cesse de la menacer dans son existence. Régulièrement, des détracteurs veulent lui ôter son statut de science et la classer comme « pratique discursive interprétative », « technique de traduction de l’idée de cultures » ou « essai subjectif sur l’expérience de l’altérité ». L’entreprise déconstructionniste a sans nul doute de vrais arguments qu’il était important de dégager et de souligner. Mais doit-on pour autant en finir avec une discipline sous prétexte qu’elle ne répond pas seulement à des exigences scientifiques et qu’elle est aussi traversée d’une certaine part subjective ? A ce jeu de massacre, tôt ou tard ce sont toutes les sciences sociales qui risquent d’y passer…
Or, s’il existe une possibilité d’écriture filmique qui soit ethnologique, c’est bien selon moi du fait de cette part subjective. L’exercice de l’écriture filmique rappelle au chercheur ethnologue cette part subjective, et l’oblige à se re-confronter à la lointaine ambivalence qu’il a toujours entretenu (lui et sa discipline) avec l’émotion, à la fois objet d’analyse et méthode d’enquête. C’est sans doute dans la phase finale de l’écriture que l’ethnologue chercheur, devenu cinéaste, en prend toute la mesure. Lorsqu’il s’assoie à la table des rushs, il ne retrouve pas les notes et séries de données factuelles qu’il a l’habitude de lire dans ses carnets au retour du terrain. Ce qu’il découvre en revanche, ce sont des syntagmes déjà tous emplis de sens et qu’il va méthodiquement choisir comme des groupes sémantiques correspondants au discours qu’il souhaite tenir. Dans ce travail d’instrumentalisation des données au cours duquel, dans un but didactique d’explicitation du propos, il sélectionne les images en fonction du degré d’émotion qu’elles contiennent, l’ethnologue peut aussi se sentir en flagrant délit de manipuler le matériau. Mais l’évidence de cette construction l’alerte en retour sur le quotidien même de ses recherches car, au fond, en va-t-il vraiment autrement dans les choix qu’il opère lors des écritures scripturaires ? Cette parenté de méthode lui rappelle en somme que l’ethnologie, sous quelques formes qu’elle soit, atteint toujours la limite d’une déontologie minimale du chercheur, une sorte de conscience intime à laquelle il ne peut se soustraire, et qui lui donne l’assurance que la manipulation qu’il exerce va « dans le bon sens », parce qu’elle souligne des points essentiels correspondants à ses objectifs. Par exemple, comme tout film ethnologique sur le religieux, celui-ci donnera une place aux rituels. En substance, le propos sera de révéler pourquoi et en quelles occasions les Islandais vont consulter les médiums, sur quels modes s’établit la communication avec les défunts, et par quelle alchimie les vivants – même sceptiques – continuent de prendre rendez-vous pour pratiquer ces rites. Dès lors, l’une des difficultés de la préparation du tournage a été de trouver des individus (médiums et clients) acceptant d’être filmés dans une consultation médiumnique, sachant que celles-ci sont privées et susceptibles de délivrer une prise de parole intime et personnelle. La moisson ne fut toutefois pas mauvaise puisqu’il fut possible de filmer huit séances. Ce corpus était bien évidemment inégal, comme le sont à chaque fois les séances dans la réalité. Les Islandais le disent eux-mêmes : « Toutes les séances ne se valent pas, certaines sont extraordinaires et magiques, mais la plupart des fois elles ne le sont pas ». Cette opinion locale sera bien sûr entendue, mais il va également de soi que ce ne sont pas les séances médiocres, pourtant les plus nombreuses, qui ont été retenues pour le film. Car si le propos est bien de témoigner d’une poétique de l’échange qui se tisse parfois entre morts et vivants, s’il s’agit bien de rendre compte de la force émotive qui traverse certaines séances – celles qui sont dites magiques et extraordinaires – et qui, parce que ces séances-là sont possibles, amènent les clients à retourner voir les médiums, alors le choix sera bien de montrer la séance qui, sur les huit, fut particulièrement réussie.
Pourquoi un film ?
Pourquoi ai-je voulu faire un film ? Une première réponse me semble évidente : pour exister un peu plus encore, soit pour Montrer ce que je fais (Mon ethnologie, Mon regard) à un public plus large que ceux qui – peut-être – me lisent. Dans le jargon des gens du cinéma que j’ai découvert, on parle d’un Ego à satisfaire. Cela paraît assez juste. Il me semble en effet qu’on ne peut vouloir faire un film sans désirer être vu. Car un film est toujours une histoire qui a un auteur. Il n’en va pas tout à fait de même de la recherche scientifique et de l’idée que l’on peut s’en faire. Parce qu’elle procède par ratures/corrections, parce qu’elle tend vers une précision des concepts qui sont affinés à chaque nouvelle génération de chercheurs, parce qu’elle est supposée être plus juste et plus proche de la vérité au fur et à mesure qu’elle est faite, j’ai toujours perçu la science comme une histoire sans auteur qui progresse à l’aide d’artisans dont je suis un parmi d’autres. Or, je veux croire à cette vision mythifiée de la science et je veux continuer de servir la recherche en défendant sa cause par raison et non par passion. Mais ce sacerdoce idéalisé amène sans nul doute une tension singulière, car on ne pratique pas cette discipline comme on fait des mathématiques ou de la physique. Impossible ici de défaire le laboratoire d’une dimension subjective, sensible et émotionnelle. Cette part « molle » qu’on lui dénigre régulièrement est un fait qu’on doit accepter une bonne fois pour toutes, et dont il vaut mieux saisir la force heuristique plutôt que de déplorer le manque de « dureté ». Dans cette perspective, l’autre réponse à la question « pourquoi faire un film » est l’affirmation de cette heuristique de la part sensible, la revendication de cette tension singulière dont il faut cesser d’avoir honte pour enfin en tirer profit. L’écriture filmique, espace privilégié de cette expression, a dès lors tout intérêt à être prise d’assaut par les ethnologues plutôt que par d’autres.
Christophe Pons
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