Guigliemo Scafirimuto
Retour à Lampedusa : la mémoire de l’exil dans le cinéma d’autoreprésentation en Italie
Arts et médias, Paris III Sorbonne Nouvelle, Paris
Dans cet article, j’aborderai les créations filmiques des migrants dans le cadre théorique du passage de la représentation à l’autoreprésentation des minorités et dans le développement consécutif du documentaire autobiographique réalisé par des sujets migrants. L’un des thèmes centraux de cette production cinématographique, mobilisant à la fois la dimension intime et collective des histoires les plus aux marges, est celui de la mémoire, qui interviendra ici par le biais notamment des théories de la sociologue Anne Muxel((A. Muxel, 1996.)). Mon texte commencera ainsi par une introduction panoramique sur mon approche du concept d’autoreprésentation des minorités, suivie de l’analyse de deux documentaires autobiographiques réalisés par deux jeunes immigrés en Italie, Soltanto il mare (Seulement la mer, Dagmawi Yimer, 2011) et To whom it may concerns (Pour ceux qui peuvent être intéressés, Zakaria Mohamed Ali, 2012). Ces deux exemples montrent en effet comment le retour à Lampedusa devient pour ces réalisateurs une occasion pour transmettre la mémoire de l’exil, dans son articulation subjective et plurielle.
Autoreprésentation et altérité
Afin de fournir succinctement le cadre théorique appuyant mes recherches, il faut préciser que, à partir de la phase historique de la décolonisation, le passage de la représentation à l’autoreprésentation, dans le champ d’études de l’altérité et des minorités, a été avant tout un passage épistémologique. Une épistémologie dérivant essentiellement de la relation entre le statut du sujet observant et celui de l’objet observé, entre la construction de la « bonne distance » – nécessaire à la représentation, mais aussi à la stigmatisation et à celles que Bill Nichols appelle les « économies de l’altérité »((B. Nichols, 1991, p. 210.)) – et le processus de dialogue, de proximité et finalement de prise de parole qui est à la base de l’autoreprésentation. Dans l’anthropologie, la soi-disant « crise de la représentation » pousse vers une série de négociations visant à trouver cette « bonne distance »((M. H. Piault, 2000, p. 237.)) et à déplacer un regard et un savoir scientifique supposé omniscient, comme l’on voit clairement dans le documentaire ethnographique. Ce dernier est effectivement passé de la légitimation scientifique des expéditions de Felix Louis-Regnault au cinéma vérité de Jean Rouch, en passant par les films-conversations d’Ian Dunlop et les expérimentations de Sol Worth et John Adair qui, déjà dans les années 1960, donnèrent la caméra à un groupe de six Navajos d’Amérique du Nord.
Dans le champ théorique de la culture et des médias, ce décentrement s’est opéré par le biais de l’univers anglo-saxon des Cultural Studies à partir des années 1960. En particulier, sa branche postcoloniale, qui a vu sa popularité naître majoritairement depuis les années 1980, a exprimé ce besoin, comme le théoricien Ngugiwa Thiong’o l’écrit, de « décoloniser l’esprit »N. wa Thiong’o, 1986.)). Les études postcoloniales – dont les voix principales d’Edward Saïd, Frantz Fanon, Homi K. Bhabha, Paul Gilroy et bell hooks((Voir par exemple les ouvrages pionniers de Frantz Fanon (1952) et d’Edward Saïd (1978), ainsi que des textes de référence tels que Homi K. Bhabha (1990), Bell Hooks (1992), Paul Gilroy (1993).)) – ont promulgué un discours articulant antiracisme et féminisme dans une perspective anti-eurocentrique et ont généré ultérieurement des branches encore plus spécifiques, telles que les Multicultural Media Studies et les Migrant Studies, de plus en plus pertinents pour nos analyses d’œuvres réalisées par des migrants.
Pour résumer ces théories transdisciplinaires, il faut rappeler encore une fois que la question prioritaire porte sur les notions relationnelles de positionnement, de point de vue et d’identification. Si Kobena Mercer écrit qu’il est temps de se débarrasser du « fardeau de la représentation »((K. Mercer, 1990.)) par un acte de libération, Shohat et Stam dénoncent les soi-disant « tropes de la représentation »((R. Stam, E. Shohat, 1994, p. 183.)) coloniale – à l’instar de l’infantilisation, l’exotisation, l’érotisation – qui réduisent l’individu perçu comme Autre à une forme d’allégorie naturalisée de l’essence d’un groupe. L’Autre vit dans le regard. Le regard l’active et le rend existant, mais aussi effacé, comme un pur reflex de nous-mêmes.
Comment le cinéma a-t-il rendu compte alors de cette évolution du regard et de ce passage épistémologique et idéologique ? Très brièvement, on peut citer un ensemble hétérogène de cinémas internationaux((Catégorisation inspirée par Stam et Shohat, 1983.)) qui relèvent tous de cette idée d’autoreprésentation comme passage historique vers une prise de parole active de la part d’artistes appartenant traditionnellement à cette vaste catégorie des Autres (en relation évidemment à l’Occident) :
– Le Third World Cinema ou cinéma du Tiers Monde, constitué depuis les années 1960 de l’ensemble des filmographies non-occidentales.
– Le Black Cinema ou cinéma « noir » qui aux États-Unis a produit des sous-genres déjà dans les années 1970 et en Angleterre dans les années 1980.
– Le Third Cinema ou « troisième cinéma » qui, en suivant les mouvements militants de libération en Amérique latine, affirmait une alternative au cinéma dominant du « Premier » et « Deuxième » Monde.
– Le Fourth Cinema (le « quatrième cinéma ») constitué à partir des années 1980 par les vidéos auto-ethnographiques de populations indigènes.
Les théories cinématographiques liées à ce qui a été appelé Migrant Cinema((Catégorie très employée dans les études anglo-saxonne, voir par exemple le site http://migrantcinema.net/)) soulignent notamment la décentralisation de l’idée d’État-nation comme unité ethnique, culturelle et religieuse présumée. Le processus de « transnationalisme », causé par l’histoire moderne de l’immigration et par l’histoire postmoderne de la globalisation, a désormais accéléré une reconfiguration sociale et culturelle de territoires dans lesquels une assez grande partie de la population – migrante, exilée, diasporique, réfugiée – se retrouve dans une condition d’« entre-deux », de fragmentation et de pluralité identitaire, entre plusieurs pays, langues, nationalités et cultures. Condition qui, comme l’on sait, a toujours été considérée marginale et transitoire, sans donc donner la juste place à ses effets durables sur nos sociétés.
Le cinéma, qui a été et est toujours une arène de négociation idéologique, a contribué dans un premier moment à la cristallisation des stéréotypes concernant ces figures, mais successivement a essayé d’intégrer le point de vue des migrants. Il l’a fait, en Amérique ainsi qu’en Europe, avec la création d’un cinéma « accentué », avec un accent, comme écrit Hamid Naficy((H. Naficy, 2001.)), ou avec l’adoption de « lentilles postcoloniales »((S. Ponzanesi, M. Waller, 2011, p. 1.)) qui, comme le rappellent Sandra Ponzanesi et Marguerite Waller, nous aident à mieux observer les histoires subalternes et autoréflexives – de nostalgie, d’amnésie, de révisionnisme historique, de trauma et de demande de reconnaissance identitaire – dans une posture « nomadique plutôt que théologique ».
Cinéma migrant d’autoreprésentation en Italie
En Italie – territoire au cœur des majeurs débats européens récents sur les questions migratoires – qu’est devenu le Migrant Cinema ? Le passage de l’Italie de pays d’émigration à un pays également d’immigration a stimulé un intérêt croissant envers l’étranger et envers la différence culturelle comme topoï de représentation. Depuis une trentaine d’années, les immigrés sont l’objet de très nombreux films signés par des cinéastes italiens, une liste qui inclut aussi des titres d’auteurs connus, dans la fiction (Lamerica de Gianni Amelio en 1994, Ospiti de Matteo Garrone en 1998, Il villaggio di cartone d’Ermanno Olmi en 2011, Terraferma de Emanuele Crialese en 2011) aussi bien que dans le documentaire (Mare chiuso d’Andrea Segre et Stefano Liberti en 2012, La mia classe de Daniele Gaglianone en 2013).
Un cinéma qui a mis en scène alternativement l’image stéréotypée de l’adolescent immigré destiné à la criminalité, les récits d’amours ou de solidarité entre un italien – typiquement aux marges – et un étranger, mais aussi des enquêtes engagées ou des docufictions sur l’intégration. Ce n’est que depuis une quinzaine d’années qu’un changement a commencé à s’esquisser, puisqu’à cette longue liste exclusivement italienne s’en est ajoutée une autre, nettement plus courte et plus invisible, pour la première fois intérieure à l’immigration : celle de films directement créés par les immigrés eux-mêmes arrivés en Italie depuis peu de temps. C’est là, alors, que je vois une conjonction tardive possible avec les cinémas d’autoreprésentation cités auparavant : en Italie aussi, la nécessité d’écouter les protagonistes de la soi-disant « crise migratoire » a fait une timide apparition.
Tout d’un coup, un groupe de réalisateurs – tunisiens, turcs, marocains, somaliens, éthiopiens, afghans, pour ne mentionner que quelques nationalités – ont entamé ou continué leur carrière en Italie, ou font partie de la fameuse « deuxième génération » qui revendique l’appartenance à leur pays de naissance. Une liste non exhaustive est composée par : Ferzan Ozpetek (Turquie : Il bagno turco, 1997, Harem Suaré, 1999, etc.), Edmond Budina (Albanie : Lettere al vento, 2002), Hedy Krissane (Tunisie : Lebess. Non c’è male, 2003, Colpevole fino a prova contraria, 2005, Ali di cera, 2009), Mohamed Zineddaine (Maroc : Risveglio, 2004, Ti ricordi d’Adil ?, 2006), Mohsen Melliti (Tunisie : Io, l’altro, 2007), Bobby Paunescu (Roumanie : Francesca, 2009), Razi Mohebi (Afghanistan : Cittadini del nulla, 2014), Dagmawi Yimer (Éthiopie : dans l’article), Zakaria Mohamed Ali (Somalie : dans l’article), Laura Halilovic (Italie, origine Rom : Io, la mia famiglia Rom e Woody Allen, 2009), Amin Nour (Italie, origine somalienne : geNEWration, 2010), Fred Kuwornu (Italie, origine ghanéenne : Inside Buffalo, 2010, 18 Ius Soli, 2012).
Nous sommes loin du ton collectif du Cinéma Beur en France((Autoreprésentation de la jeune génération française d’origine maghrébine.)) ou des formes expérimentales et militantes du Black British Cinema en Angleterre((Autoreprésentation de la jeune génération anglaise d’origine afro-caribéenne.)). Tous ces groupes sont très hétérogènes et ne constituent pas des ensembles organisés et cohérents((Sauf dans le cas plus unitaire des collectifs Britanniques tels que le Black Audio Film collective fondé en 1982.)), mais ceci est encore plus vrai dans le cas italien. Ce qui compte en Italie est avant tout ce repositionnement du regard qui s’inscrit dans le passage à l’autoreprésentation et la reconsidération du migrant en tant qu’individu capable d’apporter un talent nouveau et un point de vue fondamental pour le débat sur le multiculturalisme, sur le pluralisme et sur le vivre ensemble.
Je présenterai deux exemples de ce cinéma – Soltanto il mare de Dagmawi Yimer (2011), film de format classique de cinquante minutes et To whom it may concerns de Zakaria Mohamed Ali (2012), un court métrage de quinze minutes – en les liant, d’un côté, à la tendance autobiographique du documentaire contemporain et, de l’autre, au discours sur la mémoire analysé entre autres par Anne Muxel (1996). Tout d’abord, je tiens à mettre en évidence que les deux documentaires ont été produits par AMM (Archivio Memorie Migranti), une association qui depuis 2008 a eu un rôle précurseur dans la naissance de cette filmographie, grâce à ses ateliers audiovisuels participatifs, de ses productions indépendantes et du prix Mutti-AMM, qui est le seul dédié, en Italie, aux films réalisés par des artistes migrants.
Vice-président d’AMM, Dagmawi Yimer est un éthiopien arrivé à Lampedusa en 2006 qui, grâce aux ateliers de l’association Zalab à l’école Asinitas Onlus à Rome, a réussi à se lancer dans la carrière de documentariste. Il a réalisé, depuis 2008, les films les plus connus de la filmographie migrante italienne : Come un uomo sulla terra (Comme un homme sur la terre, 2008) sur les traversées du désert libyen et les accords entre Italie et la Libye ; CARA Italia (Chère Italie, 2010) sur les centres d’accueil pour migrants, Soltanto il mare (Seulement la mer) qu’on analyse ici, mais aussi Va Pensiero. Storie ambulanti (Va Pensiero ; Histoires ambulantes, 2014) sur les violences racistes et le dernier Asmat-Nomi (Noms, 2015) tel un hommage aux noms des disparus en mer.
Zakaria Mohamed Ali, journaliste somalien, arrive aussi à Lampedusa en 2009. Il se dirige tout de suite vers les mêmes formations audiovisuelles en participant au film collectif Benvenuti in Italia (Bienvenues en Italie, 2011) et ensuite en réalisant To whom it may concerns (Pour ceux qui peuvent être intéressés, 2012).
Les deux films naissent de l’expérience personnelle du retour à Lampedusa des réalisateurs, l’île qui les a vus débarquer et sur laquelle, après des années, ils jettent un nouveau regard, adressé à eux-mêmes et aux autres personnes qui ont accompli le voyage, mais aussi à l’île et à ce qu’elle représente. Dans Soltanto il mare de Dagmawi Yimer, le destin de Lampedusa est lié à l’abandon de part du gouvernement italien qu’ont subi à la fois les habitants et les migrants. Par l’intersection entre l’histoire personnelle de l’auteur et les témoignages des habitants de l’île, se noue une alliance, aussi bien symbolique que pragmatique, entre les deux groupes. Dans To whom it may concerns, Zakaria Mohamed Ali retourne à Lampedusa avec le but de retrouver les objets et les documents qui appartenaient à un ami arrivé avec lui et qui avaient été confisqués par la police à son arrivée au centre d’accueil. Lampedusa devient un personnage encombrant, à la fois muet et très éloquent, un espace limite, une frontière où la présence de ces traces personnelles des migrants rencontre bien souvent l’indifférence politique des autorités en charge.
Ce cinéma autobiographique, par la force d’un engagement testimonial et participatif, démontre une nouvelle urgence militante du documentaire face aux innombrables ambiguïtés de la réalité. Les rôles s’inversent entre les « sujets » habituellement observateurs et les « objets » habituellement observés : les migrants à la caméra deviennent – légitimement et publiquement pour la première fois – des enquêteurs actifs sur le terrain (des documentaristes-chasseurs comme dirait Guy Gauthier((G. Gauthier, 1987, p. 137-143.)), des intervieweurs et non pas des interviewés, des auteurs et non pas des figurants.
Documentaire autobiographique et fonctions de la mémoire
Dans son texte de 1995, Blurred Boundaries, le théoricien américain Bill Nichols indique un « changement paradigmatique »((B. Nichols, 1995, p. 78.)) dans le cinéma documentaire, qui a renouvelé les modes, l’éthique et la politique de représentation en incorporant l’hétérogénéité d’un regard dialogique, la partialité d’un savoir subjectif et une perspective historiquement située. Les documentaires réalisés par les minorités ont acquis une importance centrale à cause de leur tentative de transformer la « caricature » en « portrait », car c’est seulement à travers la non-différenciation et la non-essentialisation que le statut de « divers » peut perdre sa valeur.
Ce changement inclut notamment la tendance autobiographique, qui, amorcée aux États-Unis à la suite de formes expérimentales d’un cinéma personnel et underground d’artistes tels que Jonas Mekas et Stan Brakhage, s’est ensuite affirmée dans le documentaire américain comme un genre à part entière à partir des années 1970, et depuis les années 1980 dans le reste du monde. Loin des échos narcissiques et du spectacle de l’intimité diffusé par la télévision, les documentaires autobiographiques attestent d’une participation du sujet à la réalité : le Soi ne peut que se définir au sein de ses relations avec les autres et avec le monde environnant, et le documentariste rend cela visible par des stratégies rhétoriques propres à son medium. L’intime et le politique convergent dans la résonnance collective d’une voix individuelle.
Dans ce sens, le documentaire autobiographique est une déclinaison particulièrement explicite et efficace de l’autoreprésentation des minorités. Soltanto il mare pourrait par exemple n’apparaître que comme un simple portrait de l’île de Lampedusa et de ses habitants si un niveau supplémentaire de lecture, de par l’énonciation autobiographique, ne restituait au film une qualité polyphonique incluant toutes les voix de ceux qui, comme l’auteur, sont arrivés sur l’île et ont vécu des situations similaires. Cela fait comprendre à quel point la représentation autobiographique agit grâce à l’identification : l’attention du spectateur se déplace vers d’autres codifications possibles afin de vivre la situation, par le biais de l’empathie et du pacte de crédulité, à travers le regard de l’auteur-protagoniste.
Dans les narrations autobiographiques diasporiques, le thème du « retour » est un topos naturellement très récurrent. Cependant, s’il concerne généralement le mythe généalogique du retour à l’origine et au territoire natal, dans ces deux exemples le retour renvoie à un autre mythe généalogique caractéristique du migrant : le début de la nouvelle vie dans le pays d’arrivée. Lampedusa s’inscrit comme lieu de transition dans ce qu’Anne Muxel, dans son ouvrage Individu et mémoire familiale, appelle « géographie intérieure » ou « topographie légendaire »((A. Muxel, 1996, p. 43 et p. 54.)), une cartographie subjective des lieux biographiques d’un individu qui peut en même temps coïncider avec celle d’autres sujets.
Les deux réalisateurs font appel non seulement à la mémoire individuelle, mais aussi à la mémoire collective, représentée d’un côté par la mémoire des immigrés débarqués sur Lampedusa, et de l’autre par la mémoire des habitants de l’île. Sans oublier la mémoire implicite dans la réception de l’énoncé : celle du spectateur. Lampedusa se dessine alors comme un « lieu de mémoire », à la manière de Pierre Nora((P. Nora, 1984.)), qui coagule des éléments d’appartenance, véhicule des signes d’historicité et de relationalité, et pousse vers un appel ou un rappel à la mémoire. Pour cette raison, on peut affirmer que les deux documentaires se réfèrent à deux tensions mémorielles principales. La première est une tension individuelle et introspective, explicable par le concept de « fonction de reviviscence »((A. Muxel, 1996, p. 24.)) – détaillé par Anne Muxel (1996) – en tant que ranimation au présent d’un passé toujours vivant, empreinte, expérience personnelle et intime qui évoque une affiliation précédente demeurée comme trace présente. Fonction qui s’apparente à celle dénommée « fonction réflexive »((A. Muxel, 1996, p. 30.)), pour laquelle l’individu tente a posteriori un bilan subjectif, moins émotionnel que rationnel, déclenché par une opération similaire à celle du montage cinématographique, comme tentative d’attribution de sens et de cohérence par un ordre choisi. La deuxième tension, par contre, relève de la collectivité multiforme des spectateurs, à travers la transmission de la mémoire personnelle et le passage à ce que Paul Ricœur nomme « devoir de mémoire »((P. Ricœur, 2000, p. 108.)).
Les films assument donc une tâche plus large que la reviviscence privée : rendre justice à la mémoire des victimes de cette histoire. Il s’agit d’une responsabilité collective qui pèse comme une dette commune, rappelée par la valeur symbolique de témoignage du documentaire. Ces fonctions filmiques partent toutes du même principe : priver l’individu de sa mémoire signifie le priver de son humanité. D’une part, les migrants fraichement débarqués et ayant été directement amenés au centre d’accueil, n’ont pu connaître ni l’île ni ses habitants. D’autre part, ils ont été dépouillés de leur identité et de leurs relations, passées et présentes. Si les documentaires des migrants en France visent notamment à une demande de reconnaissance de la citoyenneté, leurs contreparties italiennes ne visent encore qu’à une demande de reconnaissance de dignité humaine. Dans Soltanto il mare, Dagmawi Yimer erre dans l’île de Lampedusa pour chercher des histoires de résistance et raconter la sienne, comme pour trouver, dans la marginalité de ces récits de vie, le plus petit dénominateur commun entre lui et les Lampedusiens. Dans To whom it may concerns, Zakaria Mohamed Ali condense son retour dans un itinéraire plus explicite : son corps parcourt les lieux symboliques de la trace migratoire – comme le « cimetière » des bateaux où ces derniers deviennent, comme il dit à la fin du film, des « monuments à qui recherche la liberté » – afin de dénoncer l’oubli et de réanimer la reviviscence et le devoir de mémoire.
Les modes d’énonciation de l’exil choisis par ces films donnent à voir à quel point les interrogations identitaires et mémorielles à la base des autoreprésentations des migrants trouvent une expression directe dans la forme du documentaire autobiographique. La fonction de transmission de la mémoire s’opère par un ensemble de médias, correspondant aux stratégies rhétoriques nécessaires à la construction du discours filmique – la voix off, le corps de l’auteur, ses conversations d’interpellation directe des témoins, les lieux de mémoire. D’autres médias sont également utiles aux intentions des auteurs car ils lient l’intime et le politique, l’expérience vécue et la métaphore universelle : les objets d’exil. Des documents et des photos perdues par l’ami de Zakaria Mohamed Ali au tee-shirt blanc et au certificat d’études qui ont été soustraits à ce dernier, les objets prolongent, intègrent et résument les sujets, ils sont leurs synecdoques. Ils sont dépositaires à long terme de la mémoire des exilés et de sa possibilité de réactivation. La matérialité de l’objet est un langage universel qui comble la discontinuité de l’expérience de l’exil et qui garantit une nouvelle présence, comme un fétiche incorporant la relation du sujet à une autre dimension temporelle et physique.
Anne Muxel (1996) décrit comment la présence d’objets et de photographies peut se charger de connotations affectives et d’évocations rétrospectives, et peut avoir de valeur de « document » et de « preuve » historique du passé. Dans leur assomption d’une continuité temporelle, les objets fonctionnent comme des « passeurs de mémoire » au pouvoir quasi magique de « supplément identitaire »((A. Muxel, 1996, p. 153 et p. 160.)). Les cinéastes exilés cherchent dans ces objets la possibilité d’une reconnaissance publique, mais celle-ci est menacée par le risque de disparition et d’anéantissement des objets dans toute leur fragilité. Les effets personnels disparus sur l’île concrétisent le dialogue et la rupture entre la micro-histoire et la macro-histoire, en tant que noyau d’une résonnance signifiante liée à un événement personnel et collectif. Dans cette manière, les films interrogent la question émergée dans les dernières années de l’utilité d’une archivisation et d’une muséalisation des objets appartenant aux sujets migrants((Le collectif Askavusa a contribué à l’ouverture, en 2015, d’un musée consacré à la conservation et à l’exposition des objets des migrants à Lampedusa.)). En outre, les réalisateurs soulèvent un point crucial de l’histoire du documentaire – autobiographique et d’autoreprésentation surtout – ; à savoir sa fonction « réparatrice ».
Une fonction de réparation qui tente à chaque fois, à chaque histoire, de (re)mettre ensemble des fragments face à un manque contextuel, politique ou personnel. Réparation symbolique au cœur des demandes de reconnaissance des minorités et des sujets subalternes en situation traumatique et/ou postcoloniale, qui viserait une possible « cicatrisation du passé »((Expression de Patrick Lacoste relative à l’« utilisation mnésique » des films de famille, mais qui s’adaptent bien à mon avis aux narrations autobiographiques des documentaires des migrants. Patrick Lacoste, 1995, p. 49.)). Une récupération et une resémantisation des soi-disant « vérités historiques ». Et, enfin, un transfert et une infiltration du privé dans le public, et de l’invisible dans le visible.
Bibliographie
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Films
Zakaria Mohamed Ali, To whom it may concerns (2012) https://vimeo.com/77179552 (film complet)
Dagmawi Yimer, Soltanto il mare (2011), https://www.youtube.com/watch?v=f1-fyT_Oqrw (Bande annonce VO).
Guigliemo Scafirimuto
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