Gianluca Loffredo ; Sarah Przybyl
La profilmie au cinéma. Une approche cinématographique au service de la recherche en sciences sociales
Gianluca Loffredo, réalisateur indépendant de documentaires de création. Sarah Przybyl, géographe, Laboratoire Migrinter, Poitiers
« Nous filmons le plus souvent des hommes et des femmes de tous les jours, bien réels, et – pour le meilleur ou pour le pire – inscrits dans des situations elles aussi réellement vécues, dans des rapports de force, des souffrances et quelquefois des violences qui ne sont pas imaginaires. »((Comolli J.-L., « Suspens et désir », Les lettres françaises, 2012. http://ateliersvaran.net/revue-de-presse/les-lettres-francaises-contributions-de-jean-louis-comolli-marie-claude-treilhou-claire-simon-et-catherine-bizern, dernier accès, février 2014.))
La profilmie est un concept fondamental dans l’histoire du cinéma. Depuis l’invention du cinématographe, le rôle de l’objet filmé est interrogé. En 1953, le philosophe Étienne Souriau utilise pour la première fois le terme de profilmie qu’il définit comme :
« Tout ce qui existe réellement dans le monde (…) mais qui est spécialement destiné à l’usage filmique ; notamment : tout ce qui s’est trouvé devant la caméra et a impressionné la pellicule »((Souriau É., L’univers filmique, in Étienne Souriau (éd.), Paris, Coll. Bibliothèque d’esthétique, Éd. Flammarion, 1953, p. 3.)).
L’objet profilmique est donc tout ce qui, avant l’élaboration cinématographique, se trouve devant la caméra : les objets, les visages, les corps, les espaces intérieurs et extérieurs. Selon la définition de Souriau, le matériel profilmique se transforme ensuite dans cet univers fictif où se déroule une histoire ; une réalité diégétique((Réalité qui relève de la narration.)) créée par le langage cinématographique.
Dans son essai, La chambre claire, Roland Barthes affirme :
« J’observais qu’une photo peut être l’objet de trois pratiques (ou de trois émotions, ou de trois intentions) : faire, subir, regarder. L’Operator, c’est le Photographe. Le Spectator, c’est nous tous qui compulsons, dans les journaux, les livres, les albums, les archives, des collections de photos. Et celui ou cela qui est photographié, c’est la cible, le référent, sorte de petit simulacre, d’eidôlon [fantôme] émis par l’objet, que j’appellerais volontiers le Spectrum de la Photographie »((Barthes R., « La chambre claire. Note sur la photographie », Cahiers du Cinéma, 1980, p. 22-23.)).
La profilmie serait donc ce que Roland Barthes appelle dans une approche plus photographique, le Spectrum. Barthes apporte ici un éclairage supplémentaire soulignant toute la complexité qui entoure l’objet profilmique en montrant que l’analyse visuelle ne peut opérer la séparation entre l’objet filmé (le Spectrum), le regard de celui qui filme (l’Operator) et l’interprétation individuelle qui s’opère (le Spectator).
Les propos croisés de Souriau et de Barthes fournissent ainsi les clés de compréhension essentielles à la profilmie.
Cette contribution, centrée sur l’histoire du cinéma, opère un croisement à travers l’amorce d’un dialogue entre un professionnel de l’audiovisuel et une chercheuse en géographie humaine et sociale. Ici, il s’agit bien de porter un regard sur l’intérêt de l’approche filmique comme outil d’analyse pour la recherche. En effet, le cinéma documentaire et la recherche académique rencontrent et interrogent une problématique commune : celle de l’engagement moral entre le chercheur/documentariste et l’enquêté/l’interviewé. Ce pacte, qu’il soit implicite ou explicite, renvoie directement à l’éthique du regard, à la notion de réalité et à l’autoreprésentation.
Depuis quelques années, l’audiovisuel est de plus en plus mobilisé dans la recherche en sciences sociales, à la fois en tant qu’instrument, mais aussi en tant qu’outil d’analyse et de restitution((On citera les travaux développés par le géographe William Berthomière qui utilise la vidéo comme support pour la compréhension des indices de la présence de migrants dans l’espace public dans les rues de Tel-Aviv. Mais également les différents numéros de la Revue Sciences et vidéo qui regroupent des contributions diverses à la réflexion autour de l’audiovisuel.)). Le cinéma, et plus particulièrement l’approche profilmique, permet d’aborder, à travers un regard porté sur les rapports à la réalité, des questionnements à la fois éthiques et philosophiques.
Partant de ce constat, cet article présente des éléments de réflexions théoriques à propos de l’objet profilmique dans le cinéma et tout l’intérêt de sa prise en compte dans les recherches en sciences sociales.
Du cinéma de fiction…
Dans l’histoire du cinéma, deux écoles se distinguent dans l’avènement du cinéma : l’école « réaliste » des frères Lumière et celle plus « fantastique » de Georges Méliès. La première tend à photographier la réalité, avec des cadrages plus extérieurs que narratifs. La deuxième est celle d’un cinéma du « truc », des effets spéciaux artisanaux, du théâtre, où le paysage fantastique et reconstruit se caractérise par une narration fictive.
Le réel se retrouverait-il plutôt dans cette « vraie » réalité mise en scène ou dans ce parti pris de l’irréalité déclarée ? Essayer de déceler le réel est une tâche complexe et il convient de s’intéresser à ce que signifie le concept de réalité dans les œuvres cinématographiques.
S’il est possible de saisir exactement le profilmique dans les films de fiction classiques – dont la mise en scène est évidente – cela devient plus difficile pour les films élaborés autour d’un rapport réalité-fiction où des lieux et des personnes réels sont utilisés à la place de lieux reconstruits et d’acteurs.
La Nouvelle Vague constitue le premier exemple illustratif d’une crise de la signification intuitive de l’objet profilmique, grâce à son ouverture à des interprétations et à des questionnements nouveaux.
Dans Les 400 coups de François Truffaut (1959) ou dans À bout de souffle de Jean-Luc Godard (1960), l’arrière-plan parisien réellement photographié fait partie intégrante d’un film de fiction. Alors, jusqu’à quand peut-on considérer que la ville de Paris est profilmique ?
Le 12 juillet 2004
De très jeunes hommes étaient entassés dans un appartement à Aguza. Ils étaient assis sur des fauteuils en plastique ; nous étions le 12 juillet 2004 et cette date est restée gravée dans ma mémoire. Ils me racontèrent les différentes persécutions qu’ils avaient subies au moment où les janjaweeds (milices qui commettent les exactions sur le terrain) incendièr
Pour saisir la différence entre le profilmique et le réel, le travelling avec lequel se clôt le film Le carrosse d’or de Jean Renoir (1952) est à ce titre exemplaire. La caméra effectue un lent et long mouvement vers l’arrière, on y découvre alors les coulisses, et l’histoire racontée apparaît au spectateur comme une mise en scène théâtrale filmée.
Aussi, dans le début de La nuit américaine de Truffaut (1973), ce dernier reprend la poétique du “dévoilement” de Renoir. Après une scène d’assassinat dans un boulevard parisien, la caméra s’élève très haut sur un dolly, dévoile un décor et des éléments de la scène reconstituée : les techniciens, les costumiers, les aides-réalisateurs, les acteurs qui entrent et qui sortent, le réalisateur (Truffaut jouant ici son propre rôle), les fourgons, et les projecteurs, dévoilant ainsi les coulisses d’une fiction.
Avec ces séquences, Renoir et Truffaut montrent une réalité construite grâce au procédé cinématographique, une sorte de méta-cinéma plus mûr, ayant trait à la critique du langage plus qu’au dévoilement comique que l’on retrouve par exemple dans le cinéma de Buster Keaton ou dans la comédie musicale Singin’ in the rain de Staney Donen et Gene Kelly.
D’un point de vue théorique, Renoir et Truffaut affirment ainsi une prise de position fondamentale : tout ce que la caméra observe n’est pas la réalité, mais une mise en scène. Pour eux, la réalité serait plutôt constituée par les différentes personnes qui travaillent à l’élaboration du film.
Mais comment Renoir et Truffaut invitent-ils le chercheur à repenser sa propre pratique scientifique ? Dans leurs films, ce n’est pas seulement une image qui est dévoilée mais ce sont également les coulisses d’une mise en scène et des manières de la faire. En sciences sociales, les résultats de recherche ne peuvent faire l’économie du dévoilement des procédés méthodologiques mobilisés pour y parvenir, car c’est bien là que l’on retrouve la garantie de la « scientificité » de la démarche. L’idée d’un dévoilement des coulisses interroge le terrain du chercheur et plus spécialement son regard lors d’une immersion dans une réalité à saisir.
Donc, l’œil qui regarde et perçoit, observe-t-il une réalité ou une mise en scène ? Si l’on s’attache aux propos d’Ervin Goffman((Goffman E, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 372)) (1973), les scènes sociales que le chercheur observe sur son terrain avec minutie révèleraient les multiples interactions de ce qu’il nomme « une mise en scène ».
Avec un champ lexical qu’Ervin Goffman emprunte au domaine du spectacle, il est possible de voir émerger, en toile de fond, la façon dont le chercheur peut être amené à regarder une scène sociale qu’il croit bien réelle, mais dont la compréhension relève plutôt d’une mise en scène des acteurs sociaux.
Au même titre que la caméra prend de la hauteur pour dévoiler les coulisses d’une scène, le chercheur doit à son tour procéder à cette élévation pour comprendre les mécanismes de mise en scène des individus auprès desquels il enquête.
…au tournant néoréaliste
En commençant à filmer dans des lieux réels (non mis en scène), le Néoréalisme italien a contribué à l’évolution historique et esthétique du concept de profilmie. Dans une nouvelle forme de fiction, les néoréalistes – en particulier Roberto Rossellini, Luchino Visconti, Vittorio De Sica – utilisaient les villes et les campagnes comme cadres scénographiques. Si les acteurs étaient des professionnels, les histoires qu’ils racontaient étaient toujours inspirées par la chronique. On voit alors le cinéma de fiction qui, tout en se nourrissant et tout en s’inspirant de nouveaux éléments réalistes, reste pourtant bien fictionnel
Le film Paisà (Rossellini, 1946), se déroule en Sicile, mais est tourné à Maiori (dans la province de Salerne) où s’y trouvait une ruine idéale au déroulement de l’histoire.
Quant au film Les amants diaboliques (Ossessione), le premier de Visconti (1943), on y voit utilisé un restaurant situé aux abords du fleuve Po et de la ville de Ferrara, pour raconter une histoire « américaine ».
En 1969, Jean-Louis Comolli amorce un tournant théorique majeur. Dans son article « Le détour par le direct »((Cahiers du cinéma, 1969, n° 209, p. 48-53 et n° 211, p. 40-45.)), il attaque et critique vigoureusement les théories cinématographiques courantes à l’époque. Comolli niait que le film, aussi bien de fiction que documentaire, puisse être considéré comme étant la reproduction du monde. Pour lui, l’acte de filmer est toujours un moment créateur qui construit et élabore une nouvelle réalité.
« On imagine à partir de là comment la dimension documentaire et la dimension fictionnelle peuvent se combiner : les gens que nous filmons sont tous porteurs d’une réserve de fiction – singularité des sujets et des vies – qui trouve à se développer au cours du tournage »((Comolli J.-L., « Suspens et désir », Les lettres françaises, 2012. http://ateliersvaran.net/revue-de-presse/les-lettres-francaises-contributions-de-jean-louis-comolli-marie-claude-treilhou-claire-simon-et-catherine-bizern, dernier accès, février 2014.)).
La réalité devient alors un concept essentiel. D’ailleurs les propos de Comolli semblent reprendre l’allégorie de la caverne de Platon((Platon, La République, livre VII, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 1949.)) : le cinéma serait alors la métaphore des ombres d’une réalité projetée par la lumière sur le mur de la caverne ; bien qu’elles coïncideraient pour les habitants de la caverne avec leur propre réalité. Au cinéma, la seule réalité possible réside, donc, dans le regard du Spectator de Roland Barthes au moment de la projection, lorsqu’il évoquait le Spectrum. Ainsi, peu importe la technique mobilisée ou l’objectif visé, le moment de la projection reste toujours une portion de réalité.
C’est ainsi que le champ de l’audiovisuel ne se réduit pas au montage et à l’altération du réel puisqu’au moment même du cadrage, la « manipulation» (dans son acception large) de la réalité débute. Comme l’explique l’anthropologue visuelle Claudine de France, la profilmie pourrait être résumée en ces termes :
« [Elle] Concerne non seulement les éléments du milieu intentionnellement choisis et disposés par le réalisateur en vue du film, mais aussi toute forme spontanée de comportement ou d’auto-mise en scène suscitée, chez les personnes filmées, par la présence de la caméra »((de France C., Cinéma et anthropologie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1982, p. 373)).
Le cinéma documentaire
Le cinéma documentaire a largement enrichi le concept de profilmie par la mise en discussion du concept de réalité filmée, mais aussi en relevant des questions éthiques liées au documentariste (ou au chercheur qui utiliserait la technique documentaire).
Dans son ouvrage « Introduction au documentaire », Bill Nichols renvoie à cette dichotomie entre réalité et fiction. Pour lui, plus qu’une distinction, le binôme réalité-fiction devient une totale assimilation.
« Chaque film est un documentaire. Même la plus fantastique des fictions reflète la culture qui l’a créée et reproduite fidèlement l’aspect de celui qui y joue »((Nichols B., Introduzione al documentario, Milano, Éd. Il Castoro, 2006, p. 14 (traduction en français de l’auteur).)).
Si la fiction suspend la réalité et se contente de faire accepter au spectateur le monde représenté, la non-fiction, quant à elle, essaie de donner l’illusion selon laquelle le monde représenté serait véritablement la réalité.
Pourtant, on le voit, nous restons bien ici dans le champ des représentations :
« Travailler avec des gens réels, les prendre au sérieux, les respecter, manifester leur complexité, ne pas les réduire à une caricature, voilà le défi du cinéma documentaire, ce qu’il oppose aux artifices, aux exhibitions et aux corruptions des shows télévisés »((Comolli J.-L., « Suspens et désir », Les lettres françaises, disponible au lien : http://ateliersvaran.net/revue-de-presse/les-lettres-francaises-contributions-de-jean-louis-comolli-marie-claude-treilhou-claire-simon-et-catherine-bizern, dernière accès, février 2014.)).
Quatre grandes tendances peuvent être dégagées à travers l’œuvre de certains maîtres du cinéma, tels que Dziga Vertov, Robert J. Flaherty, Joris Ivens et John Grierson, qui ont essayé de surmonter la contradiction entre réalité et représentation cinématographique :
1- Vertov((Vertov, D., L’occhio della rivoluzione. Scritti dal 1922 al 1942, Milano, Ed. Mimesis, 2011, p. 24.)) réalisait seulement des films de montage comme Kinoglaz (Le Ciné-Œil, 1924), en utilisant des matériaux filmés par d’autres personnes et en élaborant des compositions poétiques. Il n’intervenait jamais sur le profilmique.
2- Flaherty((Flaherty R. J., How I Filmed Nanook of the North, World’s Work, October 1922. http://astro.temple.edu/~ruby/wava/Flaherty/filmed.html dernier accès, février 2014.)) filmait les peuples et les pays exotiques ; il demandait alors à la population de se « mettre en scène » devant la caméra pour en filmer la vie quotidienne, comme dans les films Nanook of the North (1922, Nanouk l’esquimau) ou bien Man of Aran (1934, L’homme d’Aran).
3- Ivens((Nichols B., Introduzione al documentario…)) est quant à lui plus lié à un documentaire poétique (De brug, 1928, Le pont ; Regen, 1929, Pluie) ou politique (Misère au Borinage, 1933), dans lequel le montage des images donne une signification politique et sociale à ces documentaires.
4- Enfin, l’activité de Grierson((Nichols B., Introduzione al documentario…)) (Drifters, 1929) est magistrale pour l’école qu’il a créée : le documentarisme social. On y suit la prise directe, comme dans le cas d’ouvriers ou pêcheurs filmés sur leurs lieux de travail.
Depuis leur première apparition en Europe, ces films, que le critique cinématographique André Bazin commenta avec une grande intelligence, donnèrent l’illusion de cueillir la vie telle qu’elle était. Si Bazin y reconnaît bien une recherche de la réalité, il maintient l’idée selon laquelle l’action de filmer reste une illusion. Il reste évident qu’à partir du moment où l’on filme, la simple action de cadrer est l’expression d’une subjectivité qui dessine les contours d’une réalité limitée.
Cette expression de la subjectivité n’est que peu abordée en sciences sociales. La mise en dialogue avec l’approche cinématographique, et l’idée selon laquelle le choix du sujet, la méthode, ou encore l’interprétation des données seraient entièrement objectifs, peut être questionnée.
Si l’action de filmer est une des expressions de la subjectivité, celle d’enregistrer et de rapporter des données relève d’un processus sensiblement similaire. Sur le terrain, le chercheur ne peut saisir entièrement les scènes auxquelles il assiste. C’est ainsi qu’il sélectionne des endroits d’observation privilégiés, des interlocuteurs qu’il nomme personnes ressources et qu’il oriente les enquêtés vers des thèmes précis au moment de l’entretien qu’il enregistre.
Si le travail constant du chercheur est celui d’être au plus près d’une objectivité scientifique, il convient ici de saisir la manière dont le fait d’assumer et de mettre au jour une part de subjectivité est une valeur à part entière et détient ainsi une portée scientifique.
Tout comme le réalisateur s’équipe d’un objectif particulier pour avoir une prise de vue spécifique, le chercheur, en choisissant des outils théoriques ou méthodologiques, s’inscrit dans un courant de pensée, regarde les phénomènes sociaux avec son œil et décrypte comme le Spectator ce qui lui est donné à voir. Il exprime ainsi sa subjectivité en cadrant son sujet d’une manière précise, et dessine à son tour les contours d’une réalité limitée.
La théorie du réalisateur italien Zavattini à propos du suivi du personnage est un des exemples d’objectivation du profilmique. Cette tentative d’objectivation a beaucoup d’importance, notamment dans le cadre des recherches en sciences sociales. L’utilisation de la vidéo est en soi une recherche dans laquelle chacun, à sa manière, cherche la méthode la plus efficace pour donner son point de vue.
Le contrat moral entre le documentariste et le profilmique est donc le même que celui que l’on peut retrouver entre le chercheur et le sujet enquêté. Le seul moyen pour s’approcher de la réalité serait de déclarer sincèrement la représentation visuelle qui en découle, ou sa réélaboration. C’est ainsi qu’il serait possible d’éviter des œuvres qui auraient inconsciemment des fins partielles ou des visées propagandistes.
La réalité ne peut, et ne pourra jamais, être montrée au cinéma car « à peine formée, la peau de l’histoire tombe en pellicule »((Bazin A., « Qu’est-ce que le cinéma ? », Paris, Éd. Cerf, 1976, p. 23)). Toutefois, la méthode du documentariste américain Wiseman est ce que l’on pourrait le mieux assimiler à la dynamique et à la démarche scientifique dans la recherche en sciences sociales où le terrain de recherche précède l’écriture, et au cours de laquelle les données sont élaborées. La réélaboration est bien ici le point central pour comprendre les apports de la profilmie à la recherche.
Friederick Wiseman est à ce titre un des plus grands maîtres du cinéma direct. Il choisissait toujours la même thématique : l’homme face aux institutions américaines((On retrouve dans sa filmographie plus que 40 documentaires. Entre les autres, Titicut Folies (1967), High School (1968), Primate (1974), Welfare (1975).)). Sa méthode de travail était assimilable à une démarche que l’on retrouve dans le champ scientifique. Deux années étaient nécessaires à la réalisation de chacun de ses films. Pendant huit mois et sans caméra, Wiseman procédait au repérage des lieux où il comptait poser sa caméra. Il disposait ensuite de quatre mois pour filmer quotidiennement pendant huit heures, en se consacrant exclusivement à la prise d’image et de son. Ce réalisateur était convaincu qu’une fois à l’intérieur d’un espace, la caméra pouvait disparaître et réduire l’autoreprésentation de l’objet profilmique. Friederick Wiseman dédiait sa dernière année au montage : l’année où il écrivait l’histoire.
Le cinéma anthropologique
Dans le sillage de la réflexion sur le rapport entre le cinéma et la recherche en sciences sociales, Jean Rouch, père du Cinéma vérité, a développé un rapport particulier entre caméra, monde et personnage, en essayant de surmonter la question du lien entre le réel et l’irréel. Pour ce faire, il déclarait explicitement sa présence en tant que réalisateur et anthropologue.
Caméra à la main en prise directe, Rouch commença une nouvelle manière de faire du cinéma. La caméra est à côté des personnages, elle ne se cache pas mais prend la place de l’enquêteur, elle écoute les histoires que racontent les enquêtés.
La caméra fait partie du profilmique lorsque les interviewés parlent à la caméra et cette dernière peut devenir un cadre conceptuel mettant au jour une interlocution entre observateurs et observés : une caméra qui, en même temps, regarde et est regardée.
En d’autres mots, Jean Rouch « déclare » la présence de la caméra. Mis à part les notions strictement cinématographiques d’identification aux personnages ou d’esthétique du réel, son cinéma se présente comme un processus « honnête ». Le contrat moral avec les personnes est respecté, la caméra est montrée. Pour arriver à saisir la réalité tout en la respectant, le seul moyen semble être celui de considérer l’œil qui observe comme faisant partie de la réalité.
La profilmie dans le cinéma anthropologique peut donc être définie comme l’ensemble des facteurs qui influencent ce qui est filmé et, entre autres, la présence de l’ethnographe/documentariste avec sa caméra et ses microphones. Le film ethnographique est un genre qui essaye de surmonter les barrières culturelles. Il traverse les barrages perceptifs comme l’œil et le système sensoriel, il permet de surmonter l’espace entre « nous » et ceux dont nous sommes entourés. La perception est un moment d’acquisition et de réélaboration interne de toutes les dynamiques extérieures de représentation.
Travailler auprès d’individus qui vivent des situations très complexes invite à considérer la vidéo non seulement comme support, mais comme un réel outil de médiation mobilisable à l’expression de la subjectivité des acteurs. Chacun autour de la création exprime ses idées, son envie de faire d’une manière ou d’une autre, de dire tel mot à la place d’un autre. Capter le réel, c’est laisser aux individus le choix des mots et des thèmes, c’est aussi s’imprégner de ces relations profondément subjectives qui unissent une série d’individus à un moment donné.
On le voit bien, lorsque le chercheur fait le choix de son sujet de recherche ou que le sujet filmé/enquêté sélectionne à son tour un thème, les deux démarches sont inscrites dans un processus profondément subjectif. La démarche scientifique revient donc à reconnaître et à considérer cette subjectivité comme faisant partie intégrante de la recherche, comme un point incontournable de l’analyse en sciences sociales.
De plus, grâce à l’œuvre de Pasolini, nous sommes invités à entamer une réflexion sur l’autoreprésentation et la manière dont le chercheur/réalisateur annonce sa présence à l’enquêté/l’interviewé. Selon Pasolini((Pasolini P. P., Per il cinema, Milano, Éd. Mondadori collana I Meridiani, 1966, p. 458-459)), l’observation profilmique est avant tout fugace, irrégulière, orientée et discriminante. La profilmie s’impose comme le dépassement de la neutralité de l’objet filmé en adoptant de nouvelles stratégies qui tendent à déclarer la caméra. Dans Comizi d’amore, documentaire de 1964 (Enquête sur la sexualité), le réalisateur entre dans le champ visuel avec sa caméra et son microphone pour interviewer des personnes.
La profilmie devient donc un concept strictement lié à la présence d’une caméra. L’autoreprésentation, à travers la mise en scène, s’effectue en raison de la présence de la caméra et de celle du chercheur. À différents niveaux on peut alors considérer chaque interaction comme une mise en scène. L’œil de la caméra perturbe inévitablement la réalité, au même titre que l’œil du chercheur, de par son intérêt pour un objet d’étude.
L’activité du documentariste/chercheur se confronte à l’autoreprésentation spontanée d’une collectivité ou d’un individu. C’est pour cela que l’analyse doit considérer l’œil qui observe comme une partie intégrante de la réalité observée.
Au moment de la recherche scientifique, il convient ainsi de procéder à cette prise de hauteur, à la manière de Truffaut ou de Renoir, pour comprendre la manière dont l’œil du chercheur déforme, et comment son regard s’inscrit plus largement dans une scène à laquelle il prend également part. Pour le chercheur, comprendre le rôle de chacun des acteurs dans une démarche scientifique c’est, prendre le risque de s’attacher à son propre regard et de se considérer soi-même comme un acteur de la scène observée.
Penser que la scientificité de la position de chercheur l’enveloppe dans une objectivité et l’isole des scènes sociales est une illusion qu’il convient aujourd’hui d’interroger pour être mieux à même de saisir les positionnements de chacun dans une mise en scène.
Ciné-ma-vérité
Au cours de l’histoire du cinéma, d’autres tentatives ont essayé de faire coïncider le profilmique avec la réalité. Chris Marker, dans ses différentes réalisations, produit un cinéma et essaye de structurer ses films comme des essais. Son œuvre, tout comme sa pensée, est essentiellement anarchique et incohérente. Le cinéma-vérité, devient pour lui, ciné-ma-vérité : une élaboration fortement subjective et individuelle de la réalité.
Entre ses efforts pour trouver une solution au problème du filmique, Marker essaie de réaliser un film avec ses propres protagonistes. L’expérience du cinéma collectif de la société de production SLON((Société pour le Lancement des œuvres nouvelles.)) (devenue par la suite ISKRA((Images, Son, Kinescope, Réalisation Audiovisuelle.))), continue avec le collectif Les Groupes Medvedkine où des cinéastes-ouvriers filmaient leur propre travail((Capitta G., « L’arte non muore », Manifesto, 2012. http://www.rifondazione.padova.it/wp-content/uploads/2012/07/cultura31lug12.pdf, dernier accès : février 2014.)).
Les travaux du groupe Medvedkine font un écho particulier à la démarche de création audiovisuelle en sciences sociales. En effet, positionner les enquêtés au centre de ce processus créatif, c’est leur donner les moyens de s’exprimer en dehors des cadres « classiques » de l’enquête comme l’entretien. Cela permet alors d’ouvrir un nouvel espace d’expression que le chercheur peut mobiliser pour son analyse. Mais l’intérêt de ce procédé créatif réside avant tout dans la possibilité laissée aux enquêtés d’être les auteurs de la mise en scène de leur situation grâce à la prise d’images de leur propre réalité. Par cette sélection audiovisuelle, le regard de l’enquêté est rendu visible, sa subjectivité s’exprime par le cadrage qu’il opère. L’usage de la vidéo présente toute sa pertinence pour les travaux qui s’attachent à mettre au jour les regards que portent des individus sur une situation ou un sujet donné.
Par exemple, dans le cadre d’un terrain empirique de recherche auprès de mineurs étrangers isolés((Menés dans le cadre d’une recherche doctorale entre 2013 et 2014 en France dans différents centres d’accueil pour mineurs.)), le croisement entre l’audiovisuel et la recherche scientifique a été rendu possible par la réalisation de courts métrages. Dans ce cadre, la population enquêtée réalise et écrit elle-même le scénario des vidéos. Cette création s’inscrit alors dans ce moment de déclaration du rôle de chacun des protagonistes de la scène. Pour que les individus puissent parler du sujet de leurs choix, il s’agit tout d’abord de créer l’espace de l’expression en explicitant toutes les étapes et les rôles des personnes présentes, tout en montrant le type de vidéo à produire, en utilisant des exemples déjà réalisés auparavant. Il s’agit de donner un exemple-type, un référentiel rassurant pour les individus qui projettent d’ores et déjà une version finale.
Il faut ensuite réunir les conditions optimales à la mise en mots des sujets que les apprentis auteurs souhaitent traiter. C’est en exposant le matériel qui sera manié (micro, caméra, appareil photo, scanner, etc.), en écrivant sur un tableau les étapes à franchir lors de la réalisation, et en travaillant en binôme (un adulte et un jeune), que les conditions sont alors réunies pour amorcer le travail d’expression.
Cette approche place les individus concernés au cœur de la démarche et laisse l’espace à l’improvisation, à l’erreur mais aussi et surtout à la valorisation d’une histoire à travers les mots de l’enquêté.
Dans le cadre des ateliers réalisés avec les mineurs isolés étrangers, les vidéos relatent non seulement le message que les enquêtés souhaitent passer, mais laissent aussi émerger la manière dont ces jeunes font des choix pour le mettre en scène, le traitent et donnent à voir ce qu’ils sont. Car, si ces adolescents parlent à première vue de manière assez banale de l’école, de leur voyage ou des différences culinaires dans leurs pays, c’est en réalité d’eux-mêmes qu’ils sont en train de parler. Si le point de départ de la création est le choix du traitement d’une réalité vécue par l’individu enquêté, le passage par la mise en scénario de cette réalité donne à voir au chercheur les dimensions de l’autoreprésentation de l’auteur. En ce sens, les ateliers essaient de dépasser les effets de représentation de sa propre histoire, de sa propre réalité, en faisant coïncider le Spectrum avec l’Operator. Comme l’explique Julie Delalande, l’usage de l’image ne consiste pas seulement à « enregistrer passivement le monde environnant, mais le percevoir, le découper, le hiérarchiser »((Danic I., Delalande J. Rayou P., Enquêter auprès d’enfants et de jeunes. Objets, méthodes et terrains de recherche en sciences sociales, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 216)).
Une autre tentative de surmonter la dichotomie entre la réalité et la représentation a été proposée par Krzysztof Kieślowski, avec Dworzec (1980) où le film documentaire devient un montage poétique d’images des caméras de surveillance d’une gare. Totalement intégrée aux murs et à l’architecture de la gare, il est évident ici, que la caméra de surveillance ne peut que difficilement influencer le profilmique.
Un dernier exemple est celui de Life in a day, film produit par Ridley Scott en 2010. En utilisant la plateforme Youtube, le réalisateur a collecté des milliers d’heures de matériel d’amateurs et de professionnels pour réaliser une œuvre collective avec son regard d’auteur et à travers son montage.
Ces expériences montrent toute l’importance de la « présence du réalisateur », la nécessité du regard de l’auteur pour monter ces images. Même si l’on admet l’invisibilité de l’œil, le réalisateur est présent dans le montage. C’est pour cela que l’on ne peut faire abstraction du regard de l’auteur pour analyser le rapport entre documentariste/chercheur et réalité filmée/étudiée.
Les exemples utilisés dans cet article illustrent la délicatesse avec laquelle il est nécessaire de traiter la thématique liée aux images. Dans un monde où les instruments audiovisuels tendent à se démocratiser, on ressent aujourd’hui de plus en plus un manque de réflexion qui conduit parfois à un abus des images filmées. Le risque est celui d’oublier la question essentielle du point de vue et de considérer le profilmique comme une réalité.
Pour éviter toute forme de narcissismeou de “pornographie visuelle”, il est nécessaire de considérer l’œil de la caméra comme partie prenante de la réalité filmée. C’est pour cela qu’une conscience du profilmique et de la façon avec laquelle il a été traité dans l’histoire du cinéma est nécessaire dans la recherche en sciences sociales.
On peut enfin considérer que le rapprochement entre le profilmique et le réel est un moment primordial du cinéma : le cinématographe Lumière. Le profilmique n’est pas utilisé pour construire une histoire, mais il est montré tel qu’il est((Les films La sortie des usines et L’Arrivée d’un train, Auguste et Louise Lumière, 1885.)). Toutefois, cela ne signifie pas devoir revenir au cinéma figuratif originel. Il implique de comprendre la nécessité de considérer la caméra comme une partie de la réalité, pour faire en sorte qu’elle puisse être constamment interrogée.
En effet, comme Jean Rouch l’affirmait :
« Quand les cinéastes font des films ethnographiques, ce sont peut-être des films, mais ils ne sont pas ethnographiques, mais quand les ethnographes font des films, ils sont peut-être ethnographiques, mais ce ne sont pas des films. (…) il semble que l’on puisse dire qu’un film est ethnographique quand il allie la rigueur de l’enquête scientifique à l’art de l’exposé cinématographique ».((Rouch J., « Le film ethnographique », in Poirier (éd.), Ethnologie générale, Paris, Éd. Gallimard, 1968, p. 432.))
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Truffaut F., 1959, Les 400 coups.
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Wiseman F., 1974, Primate.