Cecilia Baeza

Cecilia Baeza

Le piège de l’image ? La représentation des Arabo-musulmans à la frontière sud du Brésil

Docteure en science politique de l'Institut d'Études Politiques de Paris (Sciences Po). Spécialiste des diasporas, elle travaille sur le rapport des Palestiniens d'Amérique latine à la question palestinienne.

Longtemps invisibles, les immigrants arabo-musulmans des villes frontalières du Sud du Brésil ont fait irruption dans l’espace médiatique régional dans les années 1990, à la suite des attentats meurtriers de 1992 et 1994 en Argentine contre des institutions juives. Soupçonnés collectivement d’avoir « un lien » avec ces opérations, ces immigrants font depuis lors, l’objet d’un traitement médiatique oscillant entre obsession sécuritaire et fascination orientaliste. Les principaux axes développés par la presse sont le pistage d’éventuelles connexions « terroristes » transnationales et la mise en exergue des pratiques visibles de l’Islam. C’est dans ce contexte déjà surinvesti de sens que j’ai débuté mes recherches en 2004 sur les communautés palestiniennes de la région. Les photographies prises sur mon terrain à cette époque montrent des commerçants dont les boutiques sont chargées de symboles identitaires, politiques et religieux. Cet article est pour nous l’occasion de réfléchir aux enjeux qui président à ces mises en scène.

L’immigration arabo-musulmane aux frontières Sud du Brésil

La présence arabe est ancienne au Brésil. Les premiers migrants, dans leur majorité d’origine syro-libanaise, sont arrivés dès les années 1880 (Truzzi, 1997). Au Brésil comme dans le reste de l’Amérique latine, ils ont été appelés turcos (« Turcs ») en raison de leur passeport ottoman. Le terme est resté dans l’imaginaire populaire. Ces immigrants se sont spécialisés dans le commerce de détail. Grâce notamment à l’introduction de pratiques créancières souples et informelles, les commerçants arabes ont rendu accessibles aux familles à faibles revenus des produits de consommation auparavant inaccessibles – généralement de la confection et des articles manufacturés d’usage domestique, parfois d’importation. Ces pionniers, qui se sont installés principalement en Amazonie, à São Paulo et à Rio de Janeiro, ont ouvert la voie aux vagues postérieures d’immigration levantine.

Les confins méridionaux du pays sont devenus attractifs dans la seconde moitié du 20e siècle. L’immigration arabo-musulmane s’est concentrée dans la zone de la « triple frontière » entre le Brésil, l’Argentine et le Paraguay d’une part, et aux frontières internationales de l’État du Rio Grande do Sul, d’autre part (voir carte ci-dessous).

Carte 1 : L’immigration arabe aux frontières du Brésil
Carte 1 : L’immigration arabe aux frontières du Brésil

L’arrivée des premiers commerçants arabes dans ces régions frontalières remonte à la fin des années 1950 et au milieu des années 1960, mais ce n’est que dans la décennie 1980 que ces flux migratoires sont devenus véritablement significatifs (Fagundes Jardim, 2003 ; Montenegro, 2009). A Foz de Iguaçú (Brésil) et à Ciudad del Este (Paraguay), les nouveaux migrants sont alors en majorité des Libanais qui quittent un pays en pleine guerre civile et soumis de juin à septembre 1982 à une invasion israélienne de grande ampleur, l’opération « Paix en Galilée ». Beaucoup sont des chiites originaires du Sud du pays. Dans les villes du Rio Grande do Sul, les migrants sont plutôt des Palestiniens venus de Cisjordanie ou de Jordanie, et originaires généralement de la région de Ramallah. Il n’y a cependant pas de stricte distribution territoriale par nationalité et l’on trouve aussi bien des Palestiniens à la « triple frontière » que des Libanais dans les villes frontalières du Rio Grande do Sul.

Silvia Montenegro estimait en 2009 à environ 18 000 le nombre d’immigrants arabes à la « triple frontière » (12 000 à Foz do Iguaçu et 6 000 à Ciudad del Este), dont 90 % d’origine libanaise et une cinquantaine de familles palestiniennes à Foz de Iguaçu (Montenegro, 2009 : 4). Dans le Rio Grande do Sul, les organisations palestiniennes revendiquent une communauté de 30 000 personnes. Dans tous les cas, les chercheurs soulignent la difficulté à quantifier avec précision la présence immigrante aux frontières, tant celle-ci est mobile et fluctuante (Fagundes Jardim et Emanuelli Magalhães, 2009 ; Montenegro, 2009).

Le choix des nouveaux migrants de venir rejoindre les communautés arabes pionnières dans ces zones frontalières est lié au boom commercial que connaissent ces régions à partir du début des années 1980. A la « triple frontière », cet essor est étroitement lié à la transformation de Ciudad del Este en pôle d’importation de produits électroniques et autres biens de consommation bon marché. L’afflux d’acheteurs, notamment pour la revente des produits majorés dans les métropoles et capitales du Mercosur, permet le développement d’un secteur commercial transfrontalier. Les migrants arabes ne sont pas les seuls à se saisir des opportunités de travail ouvertes par cette nouvelle activité. Des Chinois, des Coréens, des Indiens, ainsi que des migrants venus de l’intérieur, participent aussi de la recomposition démographique de la « triple frontière ». La faible capacité de régulation des États dans cette zone « grise » permet aux migrants de séjourner parfois illégalement sur l’un ou l’autre territoire ; elle favorise aussi les activités de contrebande (Montenegro, 2009).

Les frontières du Rio Grande do Sul avec l’Argentine et l’Uruguay connaissent leur « âge d’or » du milieu des années 1980 jusqu’au milieu des années 1990, à la faveur paradoxalement, de la crise économique au Brésil. L’inflation galopante dans le pays conduit le gouvernement fédéral à introduire successivement quatre nouvelles monnaies – le cruzado (1986-1989), le cruzado novo (1989-1990), le troisième cruzeiro (1990-1993) et le cruzeiro real (1993-1994) – qui toutes perdent rapidement de leur valeur. La variation du taux de change crée alors un effet d’asymétrie avantageux pour les Argentins et les Uruguayens qui viennent acheter leurs produits moins chers au Brésil. Les commerçants arabes sont les premiers à profiter de ce tourisme de consommation. Pour faire face à cette concurrence, le gouvernement uruguayen autorise en 1986 l’ouverture de magasins hors taxes (« free-shops ») de son côté de la frontière. Cette politique contribue à dynamiser encore un peu plus la région transfrontalière. L’économie locale brésilienne commence néanmoins à décroître avec la réévaluation de la monnaie brésilienne consécutive à l’introduction en 1994 du real, encore en vigueur aujourd’hui. Des magasins ferment et une partie des commerçants palestiniens partent se réinstaller dans d’autres États du Brésil. Ceux qui sont restés bénéficient depuis 2006 d’un regain d’activité, même si contrairement aux années 1980, ce sont désormais les Brésiliens qui se rendent du côté uruguayen pour trouver des produits meilleur marché((« Resucitó el Chuy al revés » (Chuy ressuscite à l’envers), El País (Montevideo), 14 janvier 2007.)).

La vague d’immigration des années 1980 a en tout cas donné un nouveau souffle aux collectivités arabo-musulmanes des frontières. A la « triple frontière », les migrants se sont d’abord organisés sur le plan culturel et religieux. L’arrivée de Libanais chiites pousse à la différenciation confessionnelle des communautés. À Foz de Iguaçú, la communauté sunnite crée le premier Centre culturel islamique de bienfaisance et lance la construction dès 1981 de la mosquée Omar Ibn Al- Khattab ; celle-ci est inaugurée en mars 1983. Une école arabe y est installée ; elle accueille environ 300 élèves, presque tous d’origine libanaise. La communauté chiite crée en 1988 la Société islamiqu de Foz do Iguaçu et se dote également d’une école arabe. Parallèlement, les immigrants palestiniens créent leurs propres organisations politiques et culturelles. En 1981, ils fondent dans toutes les villes du Brésil où ils sont présents, des Sociétés arabes palestiniennes brésiliennes, regroupées au sein de la Fédération des entités palestiniennes du Brésil. Cette structuration se fait sous l’influence de l’OLP, qui possède un bureau de représentation à Brasilia depuis 1976. En 1982, la fédération met en place un projet de revitalisation de la « culture palestinienne » intitulé Sanaud (« Nous reviendrons »). Le projet consiste à monter des groupes folkloriques de dabke, pour transmettre aux jeunes générations nées au Brésil le sentiment d’appartenance nationale palestinienne.

Des communautés sous surveillance

Dans les années 1980, cet essor associatif des communautés arabes passe plutôt inaperçu. Ni la presse, ni les pouvoirs publics ne semblent véritablement y prêter attention. L’organisation religieuse ne suscite pas de débat de portée nationale. Au niveau local, la construction de nouvelles mosquées éveille une certaine curiosité, mais rien de plus. La situation change drastiquement au cours des années 1990. Le déclencheur est une série d’attentats terroristes en Argentine, totalement inédits dans la région. Le 17 mars 1992, l’ambassade d’Israël en Argentine est en effet victime d’un attentat-suicide à la voiture piégée. Le bilan est lourd : 29 morts et 242 blessés. L’attaque est revendiquée par un groupe se faisant appeler « Jihad islamique »((Ce groupe n’a pas de rapport avec le Jihad islamique palestinien.)). A peine deux ans plus tard, le 18 juillet 1994, le pays est à nouveau l’objet d’un attentat, plus meurtrier encore : une nouvelle voiture piégée fait irruption contre un bâtiment abritant plusieurs organisations juives, dont l’Association mutuelle israélite argentine (AMIA). L’attaque provoque la mort de 84 personnes et en blesse 230 autres. L’opération n’est pas revendiquée mais plusieurs éléments de l’enquête font penser à une implication du Hezbollah libanais et de l’Iran((« AMIA: las cinco pistas que quedaron en pie » (AMIA : les cinq pistes qui tiennent encore la route); Clarin (Buenos Aires), 7 août 2005.)).

Ce double attentat est un véritable choc pour l’Argentine, et plus largement pour l’Amérique du Sud qui se pensait à l’abri des répercussions des conflits au Moyen-Orient. La police argentine parle alors d’une possible intrusion des terroristes via la « triple frontière ». Les services d’intelligence des États-Unis et d’Israël sont autorisés à surveiller la zone en collaboration avec les services locaux brésiliens, paraguayens et argentins((« La triple Frontera en la mira del Pentágono » (La triple Frontière dans l’oeil du Pentagone), Clarin (Buenos Aires), 23 février 1999 ; Terrorismo: Paraguai prende suspeitos na fronteira – 05/09/98 ; Folha de S.Paulo – Governo investiga conexão árabe no Brasil, 31/7/1994)). L’emballement médiatique est immédiat : les migrants et leurs descendants de la région se voient bientôt accusés dans leur ensemble d’appartenir à des réseaux islamiques finançant le terrorisme international (Fagundes Jardim et Emanuelli Magalhães, 2009 : 76). Ce ne sont plus des individus qui sont traqués, mais une « communauté [qui passe] sous soupçon »((« Comunidade já foi suspeita de atentado » (La communauté a déjà été suspectée d’attentat), Folha de São Paulo (São Paulo), 04 juillet 1999.)). C’est le cas d’Al Said Ali Hassan Mukhlis, un Égyptien arrêté à Chuy (Uruguay) en janvier 1999 en possession de faux papiers, et soupçonné par la police égyptienne d’avoir participé aux attentats de Louxor en 1997. L’affaire prend une nouvelle tournure lorsque la presse apprend que Mohammad Kassem Jomaa, le maire d’origine libanaise de Chui (Brésil), a offert un hébergement à la femme et aux enfants de l’Égyptien arrêté. De proche en proche, les accusations s’enchainent, on parle de liens avec Al Qaeda, et ce ne sont plus une ou deux personnes, mais la communauté arabe de Chui toute entière qui semble, au regard des médias, participer de réseaux terroristes occultes((« Guerra sem limites: Suspeito de terrorismo é preso no Uruguai » (Guerre sans limites : un suspect de terrorisme est arrêté en Uruguay), Folha de São Paulo (São Paulo), 6 novembre 2001.)). La « construction discursive et politique de l’ennemi intérieur » est en marche (Ceyhan, 2001).

Les attentats du 11 septembre 2001 à New York, aux États-Unis, ne font qu’aiguiser ces sentiments de suspicion à l’égard des immigrants moyen-orientaux((« Fronteira sob suspeita » (La frontière sous le soupçon), Isto É (São Paulo), 26 septembre 2001.)). Les médias répandent la rumeur selon laquelle Ben Laden lui-même aurait séjourné dans la ville de Foz de Iguaçu au milieu des années 1990((« Prefeito de Chuí diz que acusações acabarão em esfiha » (Le préfet de Chui dit que les accusations n’amèneront nulle part), Folha de São Paulo (São Paulo), 15 septembre 2001.)). La CIA déclare que des camps d’entraînement militaire auraient été détectés.

La logique médiatique pousse les journalistes à exagérer l’ampleur de l’immigration orientale dans la région. Comme le souligne Denise Fagundes Jardim, les journaux brésiliens n’ont de cesse alors de publier des chiffres contradictoires mais non vérifiables, mettant tous l’accent sur une « présence arabe massive aux frontières internationales » (Fagundes Jardim et Emanuelli Magalhães, 2009 : 76). Cette surestimation démographique a pour effet de rendre « la menace islamique » palpable et bien visible aux yeux des opinions publiques. Cette construction médiatique s’appuie en outre sur l’articulation de l’imaginaire de la frontière, forcément trouble lorsqu’elle est poreuse, à l’imaginaire orientaliste faisant du monde arabe un « ailleurs » à la fois fascinant et inquiétant (Fagundes Jardim et Emanuelli Magalhães, 2009 : 76). Les espaces frontaliers en Amérique latine sont depuis l’époque coloniale mal connus et peu intégrés aux territoires nationaux. La représentation de la frontière comme espace « hors-la-loi » est particulièrement ancrée dans l’imaginaire brésilien dont les frontières méridionales ont été repoussées aux 17e et 18e siècles par les expéditions des bandeirantes((Les bandeirantes sont les hommes en armes qui pénétrèrent à l’intérieur du Brésil à la recherche de richesses minérales ou d’indigènes à réduire en esclavage. Ils furent les principaux artisans de la conquête de l’intérieur et de l’augmentation des limites territoriales du Brésil au-delà de celles définies par le traité de Tordesillas – accord entre le Portugal et l’Espagne pour définir les limites entre les possessions portugaises et espagnoles dans le Nouveau monde.)). La « triple frontière » renvoie ainsi dans la presse brésilienne « à un imaginaire de situations récurrentes caractérisées par l’absence d’État, par le chaos et par la violence » (Silveira, 2006). Les frontières latino-américaines renvoient également au manque d’intégration régionale. Comme le rappelle Marco Cuevas, les États-Nations latino-américains sont davantage le produit d’une désintégration (celle de l’Amérique latine unie voulue par Simón Bolívar) que celui d’une intégration interne (Cuevas, 2005 : 10). La « triple frontière » se présente dès lors comme « le symbole de l’évanouissement du mythe de l’intégration » du Mercosur (Falero, 2004). L’imaginaire orientaliste se reflète quant à lui dans la tendance des médias à amalgamer l’ensemble des mouvements politiques violents émanant du Moyen-Orient. Le soutien de principe de certains immigrants libanais au Hezbollah ou de Palestiniens au Hamas se transforme insidieusement dans les discours médiatiques et sécuritaires en un soutien à Al Qaeda((« Las huellas de Bin Laden que la SIDE encontró en la triple Frontera » (Les traces de Ben Laden trouvées par la SIDE à la triple Frontière), Clarin (Buenos Aires), 16 septembre 2001.)). Le fait que ces mouvements puissent être en conflit, du fait de leur appartenance aux deux branches opposées de l’Islam, et/ou parce que leurs idéologies s’opposent dans leur rapport à l’État, n’est jamais mentionné. La méconnaissance du contexte politique moyen-oriental ainsi qu’une vision stéréotypée de l’Islam ne font de ce fait qu’abonder dans le sens d’une équation imaginaire mais aux effets bien réels, et dont la formule se réduit à arabes=musulmans=terroristes((« “Se ha estigmatizado mucho a los árabes” » (On a beaucoup stigmatisé les Arabes), BBC Mundo, 18 mars 2005.)). (Voir vidéo plus haut)

Ces affirmations sont périodiquement démenties par les membres de ces collectivités arabes. A la « triple frontière », la collectivité d’origine arabe rejette avec une certaine fatigue le soupçon qui s’abat de nouveau sur elle : « ils nous connaissent très bien, mais ils n’ont jamais rien trouvé », « qu’ils cherchent, mais qu’ils cherchent bien, et s’ils ne trouvent rien, les communautés seraient reconnaissantes de recevoir un certificat d’innocence définitive », sont les commentaires que recueille Clarín le 16 septembre 2001 à Ciudad del Este (Paraguay)((« Los árabes de la triple Frontera se burlan de las sospechas » (Les Arabes de la triple Frontière se moquent des soupçons), Clarin (Buenos Aires), 16 septembre 2001.)). La communauté palestinienne de Chui, elle aussi sous le feu des accusations, se joint le 27 septembre 2001 aux organisations juives et chrétiennes de la ville pour faire poser sous un olivier une plaque appelant à la paix en trois langues (portugais, arabe et hébreu).

boutique comme théâtre de la performance identitaire

C’est dans ce contexte déjà surinvesti de sens que j’ai débuté mon enquête de terrain en 2004 sur les communautés palestiniennes de la région. Je me suis intéressée aux leaders associatifs des Sociétés arabes palestiniennes brésiliennes, mais aussi à leurs membres « ordinaires ». Presque toutes les familles participent de ces associations communautaires, à la fois forums d’échanges pour discuter des « affaires » et lieux de transmission culturelle inter-générationnelle. De manière significative, les premiers rendez-vous avec les interviewés n’avaient cependant jamais lieu dans les locaux de ces Sociétés arabes palestiniennes, ni non plus chez eux. Les immigrants contactés me proposaient toujours de nous rencontrer sur leur lieu de travail, dans leurs commerces. C’est au cours de ces premiers entretiens, un peu décousus dans la mesure où nous étions interrompus par des clients, que j’ai photographié leurs commerces. Les photographies prises à cette époque montrent des commerçants dont les boutiques fourmillent de symboles identitaires, politiques et religieux. Les quatre photographies choisies ici proviennent de deux boutiques, les plus frappantes à cet égard. La première appartient à un commerçant arrivé au Brésil dans les années 1980 ; la seconde est celle du président de la Société arabe palestinienne brésilienne de Quaraí, un immigrant arrivé dans les années 1960. On voit sur ces photographies des références à l’Islam, des autocollants de l’OLP et de la cause palestinienne, une photo de Saddam Hussein, des drapeaux palestiniens et des images de Jérusalem. Dans la boutique de chaussures de Chui, une femme voilée apparaît au comptoir ; une vidéo aurait permis d’entendre le son de la télévision tournée vers elle, branchée sur une chaîne satellitaire arabe, en l’occurrence la chaîne du Hezbollah libanais, Al Manar. Cette sémiotique arabo-musulmane n’est cependant pas exclusive : on trouve également, mis en évidence, des drapeaux brésiliens, des textes en portugais et, incidemment posée sur un comptoir, une cuia (calebasse) remplie de chimarrão (herbe de maté), boisson chaude typique du Rio Grande do Sul.

Autant de symboles visibles me semblaient d’autant plus étonnants qu’une bonne partie d’entre eux paraissait abonder dans le sens des médias, réduisant invariablement ces immigrants à leur confession musulmane et/ou à leurs liens présumés à un Proche-Orient tourmenté. Les scènes prises en photo ne m’étaient pas spécifiquement adressées, en ce sens que rien ni personne n’avait véritablement posé « pour moi » ; je me sentais en revanche vivement interpelée par ces signes qui semblaient « hurler en silence » l’identité des propriétaires des lieux.

Pour comprendre les enjeux présidant à ces mises en scène, il n’est pas inutile, me semble-t-il, de replacer la représentation des boutiques des immigrants arabes dans une perspective historique. La boutique est depuis les premiers moments de l’installation des turcos en Amérique latine un symbole de leur réussite sociale et de leur enracinement dans leur société d’accueil. Beaucoup de familles ont gardé des photographies de leurs parents se tenant au comptoir de leur premier magasin, acheté grâce au capital qu’ils ont accumulé en tant que colporteurs. Les noms des enseignes commerciales, évoquant soit le patronyme du commerçant, soit un lieu emblématique du Proche-Orient (Jérusalem, Damas ou Le Caire), sont de fait restés comme des symboles dans les mémoires familiales.

La boutique a néanmoins aussi constitué en Amérique latine le support matériel de leur ethnicisation. Le sociologue Oscar Egidio de Araujo décrivait ainsi en1940 les rues commerçantes de São Paulo :

« La cacahuète grillée est remplacée par la graine de citrouille, où le quibe, sous toutes ses formes, surpasse le typique plat brésilien de haricots avec du riz … L’ambiance est franchement syrienne. Il y a des libraires qui vendent seulement des livres écrits en arabe. On écoute constamment de la musique typique et des chansons plaintives et sentimentales chantées par les meilleures voix de l’Orient. Dans les pâtisseries et dans les cafés, les radios, en général, sont branchées sur les stations qui transmettent de la musique arabe et les clients parlent plus dans leur langue étrangère que dans la langue du pays. » (1940 : 231 cité par Lesser, 1999 : 74-75).

Ce n’était pas seulement la représentation de l’arabité qui était alors en jeu, mais aussi la relation de cette dernière avec le succès des immigrants dans le commerce. Les intellectuels des années 1930 au Brésil avaient en effet statué que les Levantins possédaient des « qualités héréditaires » pour cette activité (Deffontaines, 1936 : 28 cité par Lesser, 1998 : 42). Contrairement aux commerces dits ethniques, les produits vendus n’avaient pas besoin d’être eux-mêmes « arabes » pour renvoyer à l’origine des commerçants : la boutique des immigrants devenait plus qu’un simple lieu d’échanges marchands, elle était l’incarnation de leur ethnicité. En 1951, le sociologue brésilien Manuel Diegues Junior déclarait :

« Quand un turco arrive dans une rue et s’installe pour développer une activité commerciale, tout de suite, elle se transforme ; elle gagne de nouvelles couleurs, des couleurs ethniques (…) Les vitrines de quincailleries, les chemises pendues, les savonnettes attachées par des cordes, les cartables, les jouets d’enfants, enfin, la variété de coloris, d’objets exposés donnent tout de suite à la rue son caractère syrien. » (Diegues, 1951 cité par Lesser, 1999 : 74)

Dans la culture populaire brésilienne, l’expression loja de turco (« magasin de Turc ») a conservé cette dimension pittoresque, mais elle s’est aussi chargée d’une connotation péjorative, en étant synonyme d’horaires extensifs et de produits bon marché, voire de mauvaise qualité.

Ce détour par l’histoire montre qu’il existe au Brésil une étroite relation entre la représentation des commerces des immigrants arabes et la construction de leur stéréotype, notion qu’Henri Boyer définit comme

« une sorte de représentation que la notoriété, la fréquence, la simplicité ont imposé comme évidence à l’ensemble d’une communauté (ou d’un groupe à l’intérieur de la communauté). Il s’agit donc d’une structure sociocognitive figée, dont la pertinence pratique en discours est tributaire de son fonctionnement réducteur et univoque et d’une stabilité de contenu rassurante pour les usagers. […] D’une manière générale, le stéréotype remplit indéniablement une fonction identitaire dans une communauté donnée (ou dans un groupe donné au sein d’une communauté). Qu’il soit négatif ou positif, il s’agit bien d’un filtre ethno-socioculturel. » (Boyer, 2008)

Dans cette configuration, les commerçants ne sont pas les supports passifs de leur stéréotypage. Les immigrants ont leur part d’agency dans la production de leur « image sociale » (Avanza et Laferté, 2005). A la fois publique et privée, lieu privilégié dans l’établissement de relations interculturelles, la boutique apparaît comme un lieu idéal pour la « présentation de soi » (Raulin, 1986) : si l’immigrant ne maîtrise pas les conditions dans lesquelles est produit son stéréotype, il peut faire de cet espace le théâtre de sa performance identitaire. Orner sa boutique de signes visibles revient ainsi à dire à travers eux qui l’on est. Ces mises en scène n’existent pas pour elles-mêmes : elles s’adressent à un autre. Dans les années 1920-30, les photographies montrent ainsi des commerçants qui performent la « modernité » habillés en costume complet à l’occidentale. A cette époque, le message de ces mises en scène s’adresse surtout aux parents restés au pays : il s’agit de dire en image le « progrès » atteint dans l’émigration en mettant à distance la culture d’origine. Dans le São Paulo des années 2000, certains descendants d’Arabes font au contraire le choix de « marketer la culture ethnique arabe » comme une ressource commerciale dans un marché brésilien de plus en plus diversifié (Karam, 2007 : 143). Les mises en scène sont alors essentiellement tournées vers les consommateurs locaux.

Dans les confins frontaliers du Brésil où les communautés arabo-musulmanes sont sous surveillance depuis le milieu des années 1990, l’affichage identitaire des boutiques sert ici à dire à sa clientèle de passage, mais aussi et surtout à ceux qui viennent les scruter – les journalistes, les agents des services d’intelligence, et dans une moindre mesure les chercheurs comme moi-même – leur volonté de « retourner le stigmate » et de revendiquer un orgueil identitaire. En affichant leurs drapeaux et les symboles de l’OLP, les immigrants palestiniens des frontières semblent en outre revendiquer le droit à être politisés : refuser d’être associés au « terrorisme international » ne signifie pas qu’ils renoncent à exprimer une conscience politique. Les autocollants montrant la résistance palestinienne par les jets de pierre ou le fanion dénonçant Ariel Sharon comme criminel de guerre constituent des messages politiques assumés qui bravent le soupçon de leurs inquisiteurs. Les mises en scène dans les boutiques cherchent ainsi à rendre aux immigrants palestiniens un « droit de cité », symboliquement confisqué par leur mise à l’index. Consciemment ou inconsciemment, le fait d’accoler la sémiotique arabo-musulmane à des symboles de « brésilianité » apparaît par ailleurs comme un moyen de s’inscrire dans un espace social qui laisse place au syncrétisme et à la diversité culturelle, deux éléments centraux dans l’identité nationale brésilienne fondée, entre autres, sur le mythe de la « démocratie raciale ».

Si cette revendication identitaire peut ouvrir un dialogue sur la place des migrations arabo-musulmanes récentes dans la société brésilienne, rien n’indique cependant que le message soit entendu, ni même qu’il soit audible. Les mises en scène identitaires produites par les immigrants dans leurs boutiques peuvent avoir pour effet pervers de conforter l’observateur dans son stéréotype. Le risque est alors d’être pris au piège de l’image, comme Idriss, le personnage berbère dans la Goutte d’Or de Michel Tournier (1988).

Bibliographie

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Cecilia Baeza
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Docteure en science politique de l'Institut d'Études Politiques de Paris (Sciences Po). Spécialiste des diasporas, elle travaille sur le rapport des Palestiniens d'Amérique latine à la question palestinienne.

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