Action en dehors du cadre

Ramla Kronfol

L’esthétique de l’absence : le cadre d’Elia Suleiman dans son contexte social, politique, culture et national

Réalisatrice et chercheuse d’origine libanaise, elle a participé à la réalisation de plusieurs documentaires et courts-métrages. Elle s’intéresse au cinéma Proche-Orient.

DOI : https://doi.org/10.34847/nkl.8eac9rl1

Dans une volonté de documenter une présence, preuve de leur existence, les cinéastes palestiniens tentent à travers le cinéma, de cadrer un espace-temps identitaire qui leur échappe. Ce courant particulièrement exprimé à la suite de la deuxième Intifada (2000-2005) est appuyé par une nouvelle génération de jeunes réalisateurs qui mettent en scène l’émiettement et la dissolution du territoire palestinien. La perte d’une partie du territoire de définition nationale, à travers les grandes dates de ruptures, la Nakba (1948) et la Naksa (1967), puis l’échec des accords d’Oslo (2000) rendent le lieu palestinien inaccessible dans son histoire et dans sa continuité spatiale et le muent en figures d’absences. Il s’agit d’un nouveau cinéma intimiste et expérimental qui explore les frontières de la définition identitaire palestinienne.

La tragédie de la situation politique est l’objet d’approches esthétiques multiples. Alors que les œuvres filmiques dans leur majorité tentent de documenter le réel, elles font souvent appel à la mémoire collective, ou enregistrent le réel comme pour mieux témoigner.

Nous nous intéressons dans cet article aux œuvres d’Elia Suleiman, qui explore la réalité politique à travers un prisme personnel. S’appuyant sur un noyau familial, il donne à voir un espace de vie, espace politique, espace de présence et d’exil. Réalisateur palestinien, de nationalité israélienne, Suleiman a longtemps connu le déplacement. Vivant à New York puis à Paris, il a tenté de se réinstaller dans son pays natal sans vraiment y parvenir. Nomade, il met en scène dans un contexte de fausse frivolité, son lieu d’appartenance « la Palestine », un lieu qui défie les blocages, les check-points et les murs de séparation. Ses trois longs métrages Chronique d’une disparition (1996), Intervention divine (2002) et Le temps qu’il reste (2009), exposent des procédés de distanciation et de cadrage qui semblent définir une esthétique de l’absence : une fragmentation du temps et de l’espace qui servent de cadre à la trame narrative.

Une réalité fragmentée

De par son histoire et les différentes dates de rupture qui ont jalonné le parcours de définition identitaire palestinienne, l’identité de reconnaissance palestinienne a acquis avec le temps un caractère multiple. Ses références à l’histoire et au lieu sont devenues inévitables. Ainsi un Palestinien se définit par rapport à sa géographie et à l’histoire du parcours de sa nation : Palestinien de l’intérieur, Palestinien de la diaspora, Palestinien réfugié dans les pays arabes, Palestinien d’origine, Palestinien de 48, Palestinien de 67… Ce morcellement géographique est à l’origine de la ghurba, un sentiment « d’étrangéité » qui réunit les palestiniens entre eux, indépendamment de leur lieu de vie. Selon Elias Sanbar, ce sentiment qui affecte les Palestiniens en général est le plus fort chez les Palestiniens vivant sur le territoire de la Palestine devenu territoire de l’Etat d’Israël. Il nait d’un double exil : un premier, historique et territorial, résultat des événements de 1948 et de 1967, dates des deux grandes défaites militaires ; et un deuxième exil mental où le pays est transporté dans la tête et sur les épaules pour mieux le préserver et où la terre est perceptible mais devient de plus en plus interdite (Sanbar, 2004 : 233). Les trois films qui nous intéressent sont unis par la mise en image de ce sentiment d’étrangéité et de fragmentation, caractéristiques des œuvres de Suleiman.

Chronique d’une disparition est constitué de deux parties : « Nazareth, journal intime » et « Jérusalem, journal politique ». Dans la première partie Suleiman met en scène sa famille, ses amis et ses voisins dans une succession de situations désenchantées, qui expriment dans leurs silences la disparition des Palestiniens d’Israël et le détournement des symboles religieux : l’atteinte à la sacralité du lieu. Dans la deuxième partie, le réalisateur rend compte de la situation et du bouillonnement politique sous le calme apparent d’une société qui attend. Une jeune femme ne trouve pas de logement. Elle arrive à manipuler la police en donnant des ordres à travers un talkie-walkie. La fiction de Suleiman s’inscrit dans une lecture personnelle de la réalité et de la quête de sa définition au-delà de son absurdité. Les situations qu’il donne à voir sont exclusivement situées dans une géographie intime essentiellement entre Jérusalem et Nazareth.

Intervention divine expose une vision personnelle, celle de son auteur sur les villes de Nazareth, Jérusalem et Ramallah. Dans des scènes intimes, à première vue, indépendantes les unes des autres, le réalisateur montre un univers bouleversé de l’intérieur. Il mêle les événements de sa réalité personnelle à des événements emblématiques de la condition palestinienne. Une histoire d’amour entre le personnage principal joué par Suleiman et une jeune femme se limite à des rencontres amoureuses aux abords d’un check-point. Peu dialogué, le film décrit une société qui s’exprime à travers des signes, des regards, des gestes, une musique et très peu de paroles. Cette attitude résume la dernière partie démonstrative et paroxystique du film. A travers une fantasmagorie qui oppose une jeune femme-ninja à des militaires qui s’exercent dans un champ de tirs, le réalisateur donne vie à tout un ensemble de signes de reconnaissance palestiniens, les transformant en armes de combats. Il place les emblèmes nationaux au-delà de la force des armes en leur attribuant un pouvoir que seul le personnage féminin de son film peut contrôler.

Le troisième volet de cette trilogie Le temps qu’il reste revient sur les origines de la nouvelle définition identitaire. En faisant appel à l’histoire de la défaite dans un récit plus autobiographique que jamais, Suleiman décrit un présent désenchanté à travers le prisme de l’histoire. Le lieu acquiert, par un traitement du temps qui revient sur soixante ans de défaites, une dimension mythique. Les ellipses entre son enfance et les différentes périodes de l’histoire palestinienne (années 1970, 1980, 1990, 2000) délimitent quatre chapitres qui marquent à travers le passage du temps et la répétition des mêmes situations insensées, la persistance d’un statu quo confinant à la folie. La maladie du père, métaphore de l’impuissance masculine palestinienne, reflète l’impuissance de tout un peuple devant une maladie, une situation suspendue sur laquelle il n’a aucun contrôle. La mort du père inaugure d’évidence une fin, celle du temps de l’héroïsme. Très dilaté, le temps acquiert une importance supérieure, tout en étant rythmé par des dates très précises de rupture historique : la mort de Nasser, le déclenchement de l’Intifada ou même l’édification du mur de séparation.

Dans ces trois longs métrages, Suleiman réinvente l’espace afin de tenter de trouver dans la dialectique de son appartenance et de son identité un lieu à partir duquel se définir. Les mouvements entre les espaces identifient alors un espace d’origine et un espace d’exil. Ainsi, dans Chronique d’une disparition, son personnage sillonne les lieux de la mémoire tel que la Galilée, le désert de Jéricho ou Tel Aviv comme pour les hanter. Or, la relation de Suleiman avec le lieu est celle de la non-appartenance :

« Je n’ai pas de patrie, je ne suis même pas en exil. L’exil est la contrepartie de la mère-patrie. Je n’ai jamais eu de mère-patrie. Je ne suis donc pas en exil. L’important c’est de pouvoir se positionner par rapport au monde, de donner un support spatial à la perception du monde. L’exil est un privilège dans le sens où il permet un positionnement spatial de soi-même. C’est une sorte de “lieu” également. Pour moi Nazareth et New York sont toutes les deux et une mère patrie et un exil. » (Bourland, 1999 : 92)

D’origine palestinienne, Suleiman fait partie des « Palestiniens de l’intérieur » ou des « Palestiniens de 48 ». Ces groupes d’autochtones, de « natifs », ont obtenu la nationalité israélienne à la suite des événements de 1948, année de l’annexion de leurs territoires à l’Etat d’Israël. Ils vivent à l’intérieur d’Israël mais appartiennent à une « identité » qui échappe aux limites géographiques. Cette position de l’auteur l’invite à recréer des espaces qui correspondraient à une réalité qu’il désigne comme palestinienne et qui se définit indépendamment du lieu dans sa matérialité. Ainsi il articule l’espace dans ses films autour d’une perception personnelle, celle de sa réalité.

« J’essaie en permanence de me colleter à la question : qu’est-ce qui fait que mes films sont ce qu’ils sont ? Parmi les raisons que je trouve, il y a cette dislocation de mon expérience, y compris géographique. Une part de mon style de récit vient de mon bégaiement de parcours : j’aime construire des narrations qui bégaient ! Mais ce n’est pas tout : mon approche très sévère, très critique envers tout ce qui relève, artistiquement parlant, du statu quo, du discours figé, de l’esthétique dominante, m’a inculqué un puissant esprit de résistance à toutes les formes de narrations établies. D’où ma hantise de tomber dans le piège du déjà vu et des sentiers rebattus. Il existe donc également une démarche réfléchie, et la préoccupation, à mesure que j’avance, de la rendre de plus en plus politique : de plus en plus résistante. » (Garbarz et Tobin, 2002 : 208).

L’éclatement du lieu de définition de la palestinéité se traduit dans les films par une esthétique qui reflète cette fragmentation. Nous pouvons relever trois niveaux de fragmentation :

– Le premier niveau se produit à partir de la narration. Les scènes et les lieux sont autonomes. Les films de Suleiman sont construits à partir de scénettes de la vie quotidienne ayant souvent comme simple point commun la présence du personnage de Suleiman. Le réalisateur adopte de ce fait la fragmentation de la narration pour décrire l’état de la collectivité et de son parcours personnel, illustration d’un espace morcelé, cloisonné que seul le déplacement du personnage réussit à unifier. Dans Intervention divine, un homme lance ses sacs d’ordures dans le jardin de sa voisine. Un deuxième attend le bus inlassablement, alors qu’un troisième insulte tous les passants qu’il reconnaît après les avoir salués. Ces personnages ne se croisent pas dans le film, ils sont les acteurs de saynètes indépendantes qui, par leurs successions, créent la chronique d’une ville arabe en Israël. Tout comme le morcellement de la population palestinienne, ces scénettes attestent par leur juxtaposition d’une humeur commune, celle qui relie un peuple dans son exil aussi bien intérieur qu’extérieur.

– Le deuxième niveau de fragmentation a lieu lors de l’introduction des limites à la chronique. Dans Chronique d’une disparition, le titre et la mise en scène vont dans le sens de la linéarité chronologique. La mise en scène souligne le passage du temps en renforçant l’effet de répétition et de statisme de l’image, qui reste parfois vide, en attente… Il s’agit d’une forme de disparition qui annihile le temps. Une telle expression de la disparition et de l’absence se traduit aussi dans le film par le biais d’inscriptions données à voir et à lire sur l’image à partir d’un écran d’ordinateur : « Passent les jours », « Le jour suivant ». Le récit est entrecoupé par des chapitres annoncés par des titres laconiques, « Rencontre avec le prêtre », « Rencontre avec un écrivain ». Des cartons extra-diégétiques cloisonnent l’espace du récit : « Première partie : Nazareth, chronique intime » et intra-diégétique : « Rendez-vous chez le notaire, maison à louer à Jérusalem-Est », sortes de chapitres qui renforcent l’effet de distanciation.

Chronique d’une disparition
Chronique d’une disparition

Cet effet se produit lorsque Suleiman brise le rythme des tableaux narratifs en introduisant des repères spatio-temporels et en donnant à voir et à lire le nom des villes (Nazareth, Jérusalem) mais aussi dans un rôle informatif : « rencontre avec le prêtre » ou « le jour suivant ». Dans Le temps qu’il reste cette fragmentation est remplacée par des chapitres de l’histoire intime de sa famille (1948, 1970, 1990, 2010). Il s’agit de rajouter une profondeur historique au lieu palestinien.

« Au cinéma dès que vous montrez quelque chose, ce que vous montrez appartient dès lors au passé. C’est comme si vous disiez : « ça a eu lieu, ils ont fait ça ainsi. » Montrer c’est historiciser. Et c’est comme se débarrasser du problème. Alors que si vous ne faites que suggérer, vous signalez une puissance virtuelle d’actualisation, contenue dans cette suggestion. » (Prokhoris et Wavelet, 1999 : 72).

Suleiman donne au lieu palestinien, par ces effets de distanciation, dans ces deux premiers longs métrages, une force d’actualisation défiant la perte et l’oubli. Le temps qu’il reste, de son côté, prend le parti de l’historicisation en mettant en scène la défaite. La première partie du film relate, à travers le prisme du père, les événements de la capitulation de la ville de Nazareth. Elle met en scène l’action des résistants palestiniens face à l’armée de la Haganah israélienne, ainsi que des événements historiques tels que la signature de la reddition de la ville par le maire en présence des représentants religieux de la ville. Ces scènes historiques rajoutent ainsi au lieu, dans ses représentations au présent, une profondeur historique.

– Le troisième niveau de fragmentation est celui du surcadrage ou le double cadrage. Suleiman revient aux sources du cloisonnement et de la ghettoïsation. Il met en scène la défaite militaire face à l’armée israélienne (1948) et la présente comme date charnière, à partir de laquelle se définit le lieu. Les références aux temps historiques, sont ponctuées par des événements du quotidien et relevées par un mutisme qui s’installe dans le temps. Le cloisonnement de l’espace palestinien est exprimé au niveau de l’image par le soulignement du cadrage, une profondeur de champs qui amplifie l’effet de distanciation avec le spectateur. Il s’agit d’un premier cadre qui délimite l’espace filmique et d’un deuxième plus intime qui sépare les Palestiniens entre eux. Lorsque la mère de Suleiman s’isole sur le balcon, elle est mutique, plongée dans les souvenirs d’un mari décédé.

Le surcadrage
Le surcadrage

Rien ne semble la perturber, elle est isolée dans son monde. Alors que le ciel s’illumine de mille feux, son regard est ailleurs. Suleiman place sa caméra derrière le cadre d’une fenêtre, comme pour l’épier de loin. Le double cadrage amplifie alors la profondeur de champs, la plaçant dans un espace en dehors du cadre dans un entre-deux. Son regard qui naturellement doit se tourner vers les feux d’artifices fixe un ailleurs, hors cadre. Ce double cadrage immobilise le temps, le suspend, à l’image de la mémoire suspendue de la mère. L’éclatement du réel est redéfinit par Suleiman par la mise en scène de situations surcadrées (assez nombreuses) dans ses trois longs métrages, afin de marquer la profondeur et l’emboîtement de la réalité palestinienne dans les actions de tous les jours. Bien que le point de départ intime des tableaux esthétiques exposés invite à une certaine nostalgie du lieu, mais aussi d’un temps passé ; le cadre, de son coté, opte pour une mise à distance. Ce qui est donné à voir est souvent volontairement limité par un cadre, suggéré.

A travers ces trois niveaux de fragmentation, la représentation de l’espace palestinien dans le récit devient une expression à travers l’image, d’une présence dans le lieu. L’annonce des trois films comme faisant partie d’une trilogie rend les films interdépendants, et invite à la lecture du lieu géographique et national à partir de trois entités.

Le temps traumatique

A travers cette approche aussi intime que politique, aussi réelle que fictionnelle, Suleiman donne à voir une réalité, mais aussi des situations qui amènent à une réflexion sur le lieu palestinien, tout en faisant appel à la mémoire et à l’histoire. Or « la mémoire… devient plus importante lorsque les pertes s’accumulent. L’incapacité d’oublier les expériences traumatiques peut devenir aussi problématique que l’envie de se rappeler des bonnes expériences » (Hayden et Dolores, 1999 :144). Ainsi dans le troisième volet de sa trilogie, Suleiman laisse une place à l’histoire du drame, aux événements vécus par le père. Suleiman met en scène pour la première fois une temporalité différente de celle du temps présent. Le retour sur la jeunesse de son père et son enfance est un traitement de l’histoire traumatique palestinienne.

Le temps traumatique occupe alors une place dans le cadre de Suleiman. La caméra se place souvent derrière les portes, les fenêtres ou les poutres qui cachent et divisent les plans. Ainsi la composition du cadre dénote une division des espaces. De multiples frontières séparent les Palestiniens entre eux, alors que d’autres frontières immatérielles les séparent de leurs voisins israéliens. Le cadre acquiert ainsi une dimension qui transcende son statut de support afin de devenir le véhicule d’un message à interpréter.

Selon Jean-Louis Comolli le « jeu combiné de la profondeur de champs et des effets de lumière produit une image composite, discontinue, barrée de caches et de chicanes, de taches et de masque interne, tel que dans l’optique bazinienne, ils devraient faire l’effet d’inscrire non pas “ plus de réel ” mais très précisément “ moins ” » (Comolli, 1980). Or l’image de Suleiman invite par sa frontalité à regarder une réalité palestinienne tout en rajoutant à travers la profondeur de champs une profondeur historique. Les masques internes jouent le rôle de « frontières » qui séparent des espaces géographiques et des espaces temporels. Une des expressions de cette double frontière se matérialise dans le cadrage d’une scène au début du film Le temps qu’il reste. Lors de la signature de la reddition, le maire est dans une position centrale, cadré par l’ouverture de la porte, le regard tourné vers les Israéliens. Deux autres ouvertures de fenêtres cadrent d’une part et d’autres du cadre les Palestiniens et les Israéliens. Ce cadrage justifie un traitement politique de la situation à travers le positionnement de chaque partie : le maire a le dos tourné aux Palestiniens et se joindra aux Israéliens après la signature. Il justifie aussi d’une certaine distanciation avec l’événement et sa perception.

Action en dehors du cadre

Le cloisonnement à l'intérieur du cadre

Un deuxième exemple de ce cadrage est celui de la mise en place de la caméra entre deux espaces de la maison familiale de Suleiman. La cuisine et le salon sont séparés par un mur situé au centre du cadre. A gauche du cadre le jeune Suleiman avance dans une ambiance froide vers les poubelles pour jeter le plat de lentilles, alors que son père à droite du cadre baigne dans la chaleur d’une ambiance jaunâtre et assez nostalgique. Le père est noyé dans le chagrin de l’annonce de la mort de Nasser. Il est positionné au fond du cadre. Les mémoires de deux générations sont données à voir à travers ce même cadre. La défaite est renvoyée au fond du cadre dans l’espace de la mémoire. Le retour à l’histoire de la défaite dans Le temps qu’il reste plonge les personnages de plus en plus dans le mutisme : une frontière avec la nouvelle réalité. Comme retenus par l’impuissance et la stagnation, les personnages de ces films sont réduits à leur présence, leur mémoire. La caméra épie, attend, enregistre, sans bouger, sans dramatiser l’action que met en scène Suleiman. Le cadre laisse le temps au spectateur de découvrir une action dans son enfermement et sa théâtralité. Suleiman compose un cadre avec des espaces multiples, le décompose en introduisant les frontières entre celles-ci afin de « recomposer » l’espace palestinien, celui de son présent, de la «Palestine» d’aujourd’hui.

Nous pouvons ainsi supposer que le double cadrage de Suleiman est une tentative d’ancrer dans le cadre ses personnages comme pour souligner leur attachement à une structure même éphémère. Il s’agit aussi du double enchaînement des Palestiniens, celui de la condition d’occupation et celui de l’exil interne. La situation n’a de sens que lorsque le cadre est élargi, décloisonné. Le lieu palestinien a souvent été défini par Suleiman comme un espace « ghettoïsé ». Le surcadrage pourrait correspondre à cette tentative de l’inscrire dans un espace qui ravive la condition palestinienne mais aussi inscrit la reconnaissance identitaire de son auteur dans la dimension historique et spatiale de l’instabilité. Le réalisateur invite ainsi explicitement au dépassement des frontières de l’image afin de donner sens à la situation mais aussi, implicitement, à la transgression des frontières dans une volonté de redéfinir une identité en dehors de l’image, en dehors du lieu.

Réinventer l’espace

 Disloqué, démembré, explosé, l’espace palestinien est un lieu multiple. Sa mise en scène dans l’espace filmique fait alors appel à ses attributs : emblèmes religieux, nationaux ou particularités géographiques. S’approprier le lieu pour Suleiman c’est le réinventer :

« La notion d’espace se confond avec celle de l’identité. J’ai toujours il est vrai, questionné l’identité sous tous ses angles ; l’identité et sa négation, l’identité et son support spatial, l’identité et l’altérité. Mais maintenant j’ai le sentiment que la notion d’identité, mon identité de Palestinien, a perdu son sens en tant que point de départ dans mon travail, du moins sous un angle politique. Le lien entre identité, mémoire et lieu est très marqué ici (à Jérusalem). La mémoire et l’identité sont liées à l’espace, certes, mais pas nécessairement à un espace réel. La mémoire est dans mon travail une invention. Selon moi, on crée le lieu. On ne le reproduit pas vraiment ; on le réinvente. » (Bourlond, 1999 : 92).

Ainsi Suleiman réinvente le lieu en précisant par des cartons comme dans Chronique d’une disparition et Intervention divine, il s’agit de modéliser l’espace palestinien afin de transgresser les frontières de l’enfermement et de l’absence. L’image devient une ouverture vers la mémoire, l’histoire mais surtout vers un « non-lieu » : un espace filmique en dehors de lui-même. Une des scènes qui illustrent bien ce procédé de redéfinition identitaire est celle de la « séquence d’action » à la fin d’Intervention divine. Une femme cagoulée prend vie à partir de sa représentation. Elle se détache de sa représentation pour éliminer les tireurs. Le drapeau palestinien apparaît sous les pieds de l’instructeur de tirs pour disparaître quelque secondes plus tard. Le rôle de ces apparitions pourrait être celui du rappel de la présence palestinienne en dépit des apparences. Le drapeau palestinien qui transparaît au sol est la projection de l’identité de l’espace, du lieu, qui de par sa nature est intangible. L’espace suggéré comme espace palestinien est renforcé par le point de vu « divin » : la caméra est en plongée surplombant complètement l’espace. Ce décloisonnement annoncé à la fin d’Intervention divine, et suggéré le long des trois œuvres qui nous intéressent, vient contrebalancer un double cloisonnement de l’image. Le double cadrage de Suleiman devient alors la deuxième couche d’expression d’une présence/absence palestinienne.

Le côté contemplatif de la chronique plonge les spectateurs dans l’intimité de la vie palestinienne. Suleiman construit les scènes à la frontière des plans rapprochés. Ainsi le spectateur ne découvre la réalité de la situation qu’à travers « l’élargissement du plan ». Sébastien Benedict qualifie ces scènes de « gags ». Pour lui « l’avancée du gag permet seule d’excéder le cadre de gagner du terrain. Le gag advenu, c’est l’espace qui est conquis » (Benedict, 2002 :18). Dans une des scènes d’Intervention divine la caméra cadre un homme devant un arrêt de bus. Ses attentes répétées à un arrêt, non desservi, laissent penser à une situation absurde. L’élargissement du cadre laisse découvrir sur le mur qui longe l’arrêt une déclaration d’amour destinée à la femme habitant en face.

A l’élargissement du cadre s’ajoute un autre cadrage qui suggère l’action sans vraiment la donner à voir. L’action a lieu dans le cadre mais elle est obstruée par un cache (une porte, une fenêtre, une poutre, un mur…). Nous pouvons citer à titre d’exemple la séquence de la mère qui se cache pour manger sa glace. La mère se lève la nuit et se dirige vers la cuisine. Elle ouvre son réfrigérateur et prend un cornet de glace. Alors qu’elle n’est pas autorisée à avoir du sucre à cause de son diabète, elle se cache dans la cuisine pour la consommer. La caméra ne rentre pas dans l’intimité de la cuisine. Elle se poste derrière la porte de celle-ci et cadre assez largement les murs qui longent la porte de la cuisine. Ainsi le cadre est divisé en trois bandes verticales avec la porte comme ouverture centrale sur l’action. L’action se déroule pourtant derrière un des murs de la cuisine.

Action en dehors du cadre

Action en dehors du cadre

La mère est ainsi cachée par des murs de la cuisine et la caméra devient en quelque sorte son complice. Le spectateur perçoit ses jambes et ses mains et devine l’action. Le cadre devient une ouverture sur l’intimité de la mère mais aussi symboliquement de tout un peuple et d’une mémoire, éclipsés par des frontières, des murs et des caches. Il dénonce à partir de ces cadres qui « suggèrent » l’action, la vie des palestiniens de l’intérieur oubliés dans leur solitude. L’espace devient claustrophobique malgré la largeur des plans. Il renvoie toutefois à un espace en dehors du lieu, un espace réinventé à travers sa profondeur mais surtout à travers la musique.

A l’image du ballon à l’effigie d’Arafat qui survole les zones saintes dans Intervention divine, la musique dans les films de Suleiman défie les frontières des lieux et les libère de leur confinement spatio-temporel. La mère qui vit une grande solitude, suite à la mort du père, dans Le temps qu’il reste, s’émeut en écoutant la musique et bouge son pied au rythme de celle-ci. La musique devient une force de protestation, d’identification et de libération. « Certes ce n’est pas le sonore qui invente le hors-champ, mais c’est lui qui le peuple, et qui remplit le non-vu visuel d’une présence spécifique » (Deleuze, 1985 : 305). La musique transporte ainsi les acteurs en dehors de leur espace géographique vers une altérité commune : un lieu de reconnaissance identitaire. Une des dernières scènes du film Le temps qu’il reste met en scène des jeunes de Ramallah défiant le couvre-feu en dansant dans une discothèque au son d’une musique techno arabe. La musique accompagne, de même, la jeune fille qui traverse le check-point dans Intervention divine et le détruit par son simple passage. Elle inscrit ainsi un espace en dehors du temps qui aboli les frontières vers la définition d’un espace nouveau : un hors lieu libéré des cadres et frontières de la condition palestinienne.  

Le cadre, une frontière libératrice ?

Afin de combattre la disparition, au sens politique, Suleiman réinvente une esthétique de l’absence ou comment redéfinir la palestiniéité. Il s’agit de lutter jour après jour contre l’effacement, la disparition et l’oubli d’un peuple enfermé ou « ghéttoïsé » selon les termes d’Elia Suleiman. La ghurba devient une des figures de représentation d’un peuple qui se reconnaît dans l’exil et dessine de nouvelles limites à l’identification nationale en dehors du temps et de l’espace traditionnel de l’identité palestinienne, dans des espaces qui expriment une non-appartenance, un non-lieu. Le cadrage du lieu palestinien est à plusieurs niveaux la représentation d’une sacralité du lieu à travers ses attributs : une sacralité religieuse mais aussi une identité nationale qui, tout en captant le présent, est en quête des attributs d’un temps identitaire révolu. L’objet perdu est, de ce fait, fantasmé voire mythifié. Le cadre se veut ainsi un miroir de la recomposition du temps statique, à travers lequel les personnages existent. Il reflète une présence et structure l’espace d’identification nationale.

Le cadrage est alors celui du non-lieu et le cadre devient un cadre-écran, brouillant les limites entre l’intérieur et l’extérieur. Le double cadrage reflète une vision double mais aussi un espace double : ici et ailleurs, mais surtout un emboîtement pour une meilleure mise à distance avec les personnages, afin de les ancrer dans le lieu réinventé par Suleiman et tenir les spectateurs à juste distance : celle qui interdit toute identification possible avec le sujet et appelle à la réflexion. Ce dispositif est doublé d’immobilisme et d’une temporalité qui accroît l’impression statique.

Le lieu que met en scène Suleiman est celui de la dépossession, de l’absence et de sa chronique ; celui d’un confinement apparent qui n’est autre qu’un lieu de passage vers une altérité qui défie la fragmentation et les blocages. Elia Suleiman tente ainsi, à travers ses œuvres, de décloisonner un espace assiégé, raviver des lieux mythiques de la mémoire palestinienne. A travers ces procédés filmiques, il invite son spectateur à l’interprétation d’une situation qui bien que stéréotypée continue par la force des images et le choix du cadrage de réinventer inlassablement l’identité palestinienne, son identité propre. Le cadre devient, de ce fait, une nouvelle fenêtre à l’expression d’une identité par l’image. Il réinvente une image d’identification nationale, qui à défaut de cadre étatique palestinien clairement défini, ancre un peuple dans une réalité qui défie les frontières, les check-points et les murs de séparation.

Bibliographie

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Elia Suleiman – Articles, Interviews and Reviews : http://www.egs.edu/faculty/elia-suleiman/articles

Ramla Kronfol
Historienne | Plus de publications

Ramla Kronfol est une réalisatrice et chercheuse d’origine libanaise. À la suite d’un DEA sur le premier long métrage d’Elia Suleiman Chronique d’une disparition, elle réalise une thèse sur les représentations du cinéma palestinien.

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