Fabienne Le Houérou

Fabienne Le Houérou

Introduction. Crise des réfugiés, crise de représentation

Introduction au numéro 7 : Réfugiés en images/Images de réfugiés. Fabienne Le Houérou, Historienne, CNRS-IREMAM, MMSH, AIX-Marseille Université.
Documentaire de F. Le Houérou : Hôtel du Nil, voix du Darfour.

La crise des réfugiés de juillet à août-septembre 2015 est à l’origine des interrogations que pose ce numéro de la Revue Science and Video. L’inondation imagétique sur cette thématique est à la source d’une réflexion sur la fabrique des images et sur leur historicité. Ce que les médias ont nommé « la crise des réfugiés » se rapporte à une arrivée massive de migrants, en provenance des suds, sur les côtes européennes. Plus d’un million de migrants et de réfugiés ont débarqué en Europe en 2015 déclenchant une crise dans les pays d’arrivée. Car il demeure utile de le rappeler, la vaste majorité est arrivée par la mer. L’IOM estime, qu’en 2015, 1 011 700 réfugiés ont accosté par mer et 340 000 par terre. L’année 2014 avait enregistré le chiffre de 280 000. Toujours selon cette source, 3 770 réfugiés sont décédés en traversant la Méditerranée. Le conflit en Syrie demeure le plus grand producteur de réfugiés, mais d’autres foyers de crises comme ceux de d’Afghanistan, d’Iraq, d’Érythrée et du Kosovo sont également générateurs de réfugiés et de migrants en 2015-2016.

En janvier 2017, le HCR a enregistré 4 863 684 de réfugiés. Cinq pays seulement (Turquie, Liban, Jordanie, Irak et Égypte) en concentre 95% d’entre eux.

Depuis 2011, ce sont plus de 10 000 Syriens qui ont obtenu le statut de réfugié ou bénéficié de la protection de l’OFPRA en France.

Un chiffre dérisoire au regard de l’ampleur de la crise migratoire et de la place qu’occupe la question des migrants dans le débat public. Plus d’un million de demandes d’asile ont été enregistrées en Allemagne en 2015.((Journal Le Monde du 15/3/2016. Url : http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2016/03/15/refugies-syriens-les-chiffres-de-l-accueil-en-france-syrie5ans_4883220_3218.html, consultée le 31 Juillet 2017.))

L’arrivée par mer, de loin la plus impressionnante démographiquement, a été largement photographiée et documentée par les médias qui ont insisté sur les drames occasionnées. Le vide de réponse politique de l’été 2015 a été comblé par un trop-plein d’images, un raz-de-marée photographique et filmique tant par les organes de presse et de télévisions traditionnels que par les réseaux sociaux. La production de ces images a été au centre de notre problématique.

En effet, les corpus imagétiques en circulation ont insisté sur le caractère invasif des flux en Europe. Les perspectives choisies par les photographes, la mise en scène de la dangerosité et de la misère de l’Autre se sont coulées dans des représentations traditionnelles de cet Autre caricaturé en mendiant-envahisseur. Ces raccourcis sémiotiques ont provoqué, à mon sens, ce que l’anthropologie visuelle nomme une crise de la représentation. Aussi ce numéro porte l’attention sur la fabrique des images en questionnant le regard des chercheurs. Une représentation en décalage avec la réalité ou centrée uniquement sur le caractère d’urgence et de souffrance. En effet, photographier uniquement les situations d’attente (files indiennes), celles de fuite désespérée avec un focus particulier sur les noyades en mer réduisant le réfugié à un « misérable » ou un « mendiant » de l’aide humanitaire aux portes du monde occidental. Cette réduction du regard en escamotant la complexité du réel produit un appauvrissement. Cette discordance est, en quelque sorte, le produit d’une illusion d’optique et constitue ce que nous qualifions de crise de représentation. La chose représentée est, de ce fait, très éloignée de la chose réelle. Ainsi à bien des égards nous entendons la crise de représentation comme une crise de crédibilité et de légitimité.

Ces déluges médiatiques ont été l’occasion d’engager une réflexion sur cette perte de crédibilité des médias et de solliciter les collègues qui travaillent sur les migrations internationales, et qui ont, pendant de longues années, archivé des photos sur leurs thématiques de recherche. Il était question d’inviter les chercheurs à une réflexion collective sur leurs propres corpus. Que disent leurs photos que justement les médias ne disent pas ? Les clichés des universitaires se démarquent de ceux des photographes de presse. Ils sont porteurs de messages parfois plus complexes que ceux diffusés par les agences d’informations, les ONG ou encore par les photographes d’Art. L’urgence des organes de presse étant à l’origine d’une simplification des messages. À l’inverse, les chercheurs ont pu travailler sur les réfugiés dans un contexte de vie ordinaire et, donc, dans la réalité d’un quotidien plus stable et moins spectaculaire. Moins de sensationnel et plus d’ordinaire constituent une exigence de crédibilité pour la recherche. Les cadrages des photos prises par les chercheurs sont directement inspirés par leurs disciplines et leurs questionnements. Les géographes insisteront sur l’espace, les historiens témoigneront, par l’usage photographique, sur les évènements et leur historicité et les sociologues sur la place du sujet dans sa société.

Véronique Lassailly-Jabob s’interroge, par exemple, sur la fabrique des images dans les camps de réfugiés, celles qui illustrent les rapports des institutions en charge des réfugiés et qui se rapportent à la vulnérabilité sui generis du réfugié. Son questionnement porte sur la mise en image de la détresse et ses conséquences.

Il s’agit d’une question centrale qui soulève de nombreuses polémiques notamment chez les anthropologues comme Barbara Harrell Bond, ou plus modestement dans ma propre production filmique sur le retentissement et la portée des postures misérabilistes. En effet, nombre de spécialistes, notamment à Oxford, se posent la question de l’empowerment du réfugié (l’expression française de responsabilisation et d’émancipation ne traduisant qu’imparfaitement l’idée anglo-saxonne du pouvoir du réfugié comme acteur) et soutiennent qu’une approche du réfugié comme protagoniste agissant sur son propre devenir est susceptible de décentrer notre regard sur le réfugié et le regard du réfugié sur lui-même. Ce changement de perspective permet d’introduire une dimension de puissance, de force et de libre choix en opposition avec les postures d’impuissance et de victimisation. C’est un point de vue de réalisation que je défends depuis plus de quinze ans avec le film Nomades et Pharaons, mais c’est également celui de Nicola Mai dans le court métrage Samira/Karim. Il est question de décentrement du regard et d’un bouleversement des cadrages traditionnels du pauvre migrant. (Dans le film Nomades et Pharaons, ce sont les migrants qui sont perçus en pharaons). Sur cette question, Barbara-Harrell Bond a pu démontrer, dans différents articles, que la position de récipiendaire absolu de l’aide humanitaire, dans les camps et hors des camps, mettait le réfugié en posture infantile de « beggar » — une position qui entraîne une forme de paralysie de l’action. Elle s’appuyait sur la théorie de Marcel Mauss en démontrant que le contre-don est impossible pour le réfugié lorsqu’il est enfermé dans sa condition sociale de bénéficiaire systématique de l’aide humanitaire dans un camp. Sa condition ne lui permettant pas de contre-donner, il se retrouve coincé dans une dialectique d’impétrant et d’attributaire. Il n’est pas question d’annuler la vulnérabilité des souffrances du migrant, loin de là, il s’agit en revanche de ne pas réduire le réfugié à sa misère de position (Bourdieu), pour le percevoir dans la multiplicité de son vécu sans nier les dimensions de créativité, d’imagination et de force.

L’anthropologue américaine défendait l’idée que c’est dans la fluidité de la circulation du don que se tisse la dignité humaine. Dans cette logique, la position de récipiendaire absolu est contre-productive et stigmatise le réfugié en pauvre hère invalide.

Adelina Miranda s’appuie également sur les représentations imagétiques des réfugiés en Italie pour explorer la notion de détresse et de danger. Elle tente ici une double approche sur l’élaboration sélective des faits migratoires, d’une part, et la construction mémorielle et identitaire italienne, d’autre part. Elle analyse ainsi les représentations des migrants en Italie dans un jeu de miroirs qui renvoie à l’identité italienne et à ses crispations. Que nous dit l’autre, migrant, sur l’italianité ? La relative nouveauté du fait migratoire en Italie interroge la population sur sa propre identité.

Qui sommes-nous face à cet autre ? Cette question traverse toutes les sociétés européennes. Elle se pose parfois avec angoisse, tels un cri, une révolte, une frayeur, voire une phobie instrumentalisée et politisée par des courants xénophobes qui canalisent l’inquiétude en faisant de l’effroi identitaire un levier émotionnel à usage électoral.

William Berthomière analyse les symboles qui mettent en lumière l’arrivée des réfugiés. Il explore les images qui insistent sur l’accueil des réfugiés comme celles qui mettent en scène les secouristes, les garde-côtes ou bien de simples citoyens européens face à la détresse de l’arrivant. Ce corpus imagétique lui permet d’effectuer une lecture diachronique de l’accueil. En s’appuyant sur une pluralité d’images — montrant des mains — il tentera d’inventorier différentes sortes d’accueil et ses évolutions dans une approche Derridienne qui envisage le concept du toucher comme métaphore de souveraineté de faculté et d’univers de possibles.

Là encore, il est question d’envisager l’accueil dans sa qualité de potentialité et de « boon » (aubaine et bénédiction) et de concevoir l’accueil comme le début d’une aventure et non comme la fin d’une trajectoire migrante (Homi Bhabha ).

Enfin, Daniel Senovilla Hernández et Océane Uzureau  questionnent leur propre utilisation des photographies dans ses enquêtes de terrain auprès de mineurs isolés. Leur pratique photographique remplit une double fonction. La photo est à la fois preuve et épreuve, soulignant les contradictions entre une norme juridique et la réalité de son application. Les corpus fabriqués par les enfants se proposent également comme source à part entière. Cette approche du migrant-acteur-agissant, fabriquant sa propre source est également une orientation méthodologique de plus en plus usitée dans les travaux sur les migrations. Comme en témoignent les approches d’auto-mise en scène qui nous viennent de l’anthropologie visuelle ou encore les travaux de chercheurs qui donnent à leurs interviewés des appareils photo jetables pour s’autophotographier (photovoice et autophotography).

Ces images sont riches d’enseignements sur le vécu des réfugiés et nous permettent d’échapper aux représentations réductrices des médias qui, en trente ans, ont réduit la figure du réfugié à celle d’envahisseur ou de mendiant de l’aide humanitaire.

Aussi ce numéro nous invite à penser les enjeux des sources imagétiques que l’on néglige souvent au profit des mots. Or, les images sont aussi puissantes que des concepts et porteuses de messages qui conduisent à l’action comme en témoigne la photo du petit syrien de 3 ans, décédé sur une plage turque. Image qui a fait le tour du monde en 2015-2016 et qui a suscité une vague d’indignation intense. Cette émotion a été, en partie, à l’origine de pourparlers entre l’Europe et la Turquie pour la résolution de la ladite crise de réfugiés.

Faut-il rappeler la puissance émotionnelle des images qui résonne puissamment sur l’opinion ? Ces corpus imagétiques, en provenance de sources plurielles, questionnent la vision européenne de cet autre qui arrive et qui bouleverse les habitus, les chambardent et provoque une crise identitaire.

La crise des réfugiés ne se ramène-t-elle pas à ce que les anthropologues visuels appellent aux États-Unis, à Harvard notamment, une crise de la représentation ? C’est l’idée que je défends ici en tentant une approche des barbelés dans l’histoire des guerres du XXe siècle. Le barbelé a été largement utilisé dans les stratégies militaires depuis la guerre de Sécession (1861-1865) et la guerre des Boers (1880-1881 et 1899-1902) jusqu’au deuxième conflit mondial au XXe siècle. Le barbelé est également omniprésent à Melilla en Espagne où il forme un mur. Cette barrière d’un coût de 33 millions d’euros se compose de 12 km de clôtures parallèles de 6 mètres de hauteur, couronnées de barbelés. Par une sélection de photographies prises dans différentes archives privées et publiques, il sera question de montrer de quelle façon l’histoire militaire du XXe siècle aura légué une série d’icônes qui auront impacté la représentation des réfugiés aujourd’hui. La crise des réfugiés syriens — et sa représentation par les médias — sera ici l’objet d’une tentative de compréhension à travers la fabrique subjective des images.

Il est question de proposer une série de pistes de réflexion avec la flexibilité d’une exploration et d’une plongée plutôt que d’imposer des orientations rigides. La plupart des présentations et analyses s’apparentent à des Work In Progress et ne sauraient être considérées comme des mises en résultat abouties. Pour ma part, ma réflexion sur « Sur l’incidence des images des conflits sur les fabriques imagétiques des réfugiés » n’est qu’à son balbutiement. Aussi ne faudrait-il pas considérer ce numéro comme l’aboutissement de travaux finis, mais plutôt comme l’amorce d’un programme qui débute.

Ressources associées


Source : Université de Poitiers

Bibliographie

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Crisis of representation? Url: https://www.researchgate.net/publication/249934499_Crisis_of_representation [accessed Jul 31, 2017].

Fabienne Le Houérou
Fabienne Le Houérou
Histoire, Anthropologie à Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM) | Site Web | Plus de publications
Historienne, anthropologue et réalisatrice, CNRS, IREMAM, MMSH, Aix-Marseille-Université; Fellow à l'Institut convergences migrations, Aix-en-Provence, Directrice de la Revue Science and Video

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