William Berthomière
Touchant-touché. Mécanique politique de la main tendue
William Berthomière analyse les symboles qui mettent en lumière l'arrivée des réfugiés. Il explore les images qui insistent sur l'accueil des réfugiés comme celles qui mettent en scène les secouristes, les garde-côtes ou bien de simples citoyens européens face à la détresse de l'arrivant. Ce corpus imagétique lui permet d'effectuer une lecture diachronique de l'accueil. En s'appuyant sur une pluralité d'images — montrant des mains — il tentera d'inventorier différentes sortes d'accueil et ses évolutions dans une approche Derridienne qui envisage le concept du toucher comme métaphore de souveraineté de faculté et d'univers de possibles.
Ce texte est la retranscription d’une conférence performée, réalisée dans le cadre de l’exposition Les colosses aux mains d’argile coordonnée par Anaïs Marion et présentée lors des Rencontres Michel Foucault consacrées à La mécanique des émotions (Poitiers, novembre 2017).
Mécanique du regard
Une main tendue, par celle ou celui qui demande à être accueilli. Voilà un geste qui ne cesse d’être répété au fil des photos de presse, des images télévisées, qui investissent notre quotidien depuis des décennies…
L’Europe à portée de mains … où la mécanique d’un geste politique dont les ajustements, les rouages, nous sont donnés à voir pour autant que nous y portions une attention particulière, pour autant que nous sachions les discerner.
Si faire publicité de ce geste convoque le regard, et si les images mettent incontestablement en lumière une relation touchant-touché éprouvante, elles comportent toutefois leur part d’invue.
La prise de vue n’est-elle pas elle-même aux prises avec une mécanique des émotions, un dispositif imageant qui tend à estomper la portée de ce mouvement de la main ?
Que dire de cette politique de la main tendue, de cette relation touchant-touché qu’installe la capacité de la main ?
« La main, propre à l’homme [comme le dit Jacques Derrida] vient naturellement à l’esprit par son extrême sensibilité tactile (mais aussi par) son pouvoir de discrimination et d’exploration.
Que nous donnent à penser ces mains tendues, quels mots choisir pour décrire le dispositif politique des images qui nous sont ici livrées ?
Comment définir notre statut d’Homo spectator quand nous observons ces mains tendues, dans quel dispositif imageant sommes-nous plongés ?
« Le dispositif ‘imageant’ est loin d’être neutre: il peut susciter une parole, ouvrir à la subjectivation des corps et des désirs, ou, à l’inverse, il peut s’avérer être totalitaire, en faisant taire la parole par le contrôle qu’il opère sur les corps et le désir. L’image est donc en soi sans pouvoir, mais il y a un dispositif politique de l’image qui articule le désir à la parole, la pulsion au logos, et qui lui donne son pouvoir non comme objet, mais comme mouvement. »
[Laurie Laufer et Marie-José Mondzain]
Figer un mouvement comme pour mieux saisir le sens du monde qui nous est donné à voir. Voir avec et au-delà du dispositif imageant…
Mécanique du regard
Systématique de l’émotion
Légendes aveuglantes
Les registres de classifications pour tenter de saisir du regard ce qui se joue entre ces mains sont multiples, et bien sûr de natures variées.
Toutefois, ils sont tous construits sur la volonté commune de retoucher ces images, car elles nous touchent. Sur la volonté commune de changer le regard porté sur ces photographies.
Car leurs légendes ne sauraient encadrer nos émotions, contenir nos sensations.
Nous sommes immanquablement touchés du fait de l’indécision de la grammaire, entre nom et verbe comme nous le rappelle Jacques Derrida, qui cheminera avec nous comme une voix off nous murmurant le touchant du toucher.
Il y a bien sûr ces mains , mais aussi l’entre, l’espacement qui les sépare. Quel est donc le statut de l’intervalle qui sépare ces mains ?
Il est une énigme comme l’est l’espace qu’a choisi de laisser Michel-Ange entre le doigt de Dieu et celui d’Adam, mais il est aussi la condition même de l’idée de monde car il a fallu qu’il préexiste pour que s’exprime la relation touchant-toucher.
Tendre la main sans condition, parce que toucher au cœur nous renvoie à l’idée toute derridienne d’hospitalité inconditionnelle… mais ces images venues de Méditerranée viennent nous signifier que l’hospitalité inconditionnelle touche à l’impossible.
L’hospitalité comme expérience est aujourd’hui repoussée d’une main insensibilisée, désensibilisée… Ou l’intervalle ne serait plus l’espace d’une expérience, mais celui d’un maintien à distance, d’un mouvement retenu de la main, voire d’un geste de retrait de la main jadis tendue. Ne plus donner la main, prêter main-forte sous condition témoignent d’une incapacité, de mouvements démotivés, empêchés.
Autant de questions, voire d’énigmes, toutefois porteuses d’une assurance : s’il y a un dispositif imageant, il y a l’espacement nécessaire pour une déconstruction.
« Hey! One by one… Encadrer les activités des ONG qui viennent en aide aux migrants en Méditerranée, c’est l’objectif d’un code de conduite que le gouvernement italien soutenu par Bruxelles veut imposer aux organisations humanitaires engagées dans des opérations de sauvetage au large de la Libye. »
[Source : « Migrants : le “code de conduite” divise les ONG » par Euronews, 31/07/2017]
« L’un des gestes de la déconstruction consiste en particulier à ne pas naturaliser, à ne pas faire comme si ce qui n’est pas naturel était naturel. Comme si ce qui est conditionné par l’histoire, par la technique, par l’institution, par la société était une donnée naturelle. »
[Source: Derrida by Kirby Dick & Amy Ziering, Jane Doe Productions, 2002]
Insoutenable pensée d’un tenir à distance
Impossible, car « l’homme est un être de tact, son humanité en dépend ». Comme autrefois lorsque les pateras étaient de frêles embarcations permettant la fuite des Boat people, et où il fallait tendre les mains au plus loin pour sauver la vie, la saisir à pleines mains pour mieux la protéger.
Mais les images qui investissent aujourd’hui nos écrans, les colonnes des journaux laissent deviner des filtres, qui ne cherchent plus à être masqués.
« Il y a une loi du tact [nous dit Jacques Derrida]. La loi est peut-être toujours du tact : il faut toucher sans toucher. En touchant, il est interdit de toucher : ne pas toucher à la chose même, à ce qu’il y a à toucher. À ce qui reste à toucher. Et d’abord à la loi même ».
Jacques Derrida nous suggère encore que s’il y a une loi du tact, elle cohabite avec l’idée qu’il y a là loi du tact où « le toucher reste en tout cas limitrophe, il touche ce qu’il ne touche pas, il ne touche pas, il s’abstient de toucher à ce qu’il touche. »
Et il nous dit encore :
« Or une telle loi, quelle mekhanè, quelle ruse, quelle machination fatale garde-t-elle toujours en réserve ? Entre deux ordres donnés, oui, donnés autant qu’ordonnés (toucher, mais ne pas toucher, surtout pas, toucher sans toucher, toucher, mais en veillant à éviter le contact »), elle installe en effet une parenté qui paraît à la fois conjonctive et disjonctive. »
Pouvoir le toucher
La venue de l’autre là où je ne l’attendais pas. Seule l’épreuve de la relation vient rompre la distance, l’événement délie les mains.
Nous sommes et restons des êtres de tact.
« Faudrait-il pouvoir le toucher ? (…) Nous laisserons désormais flotter cette formule entre ses deux sens, et surtout autour de cette valeur de pouvoir (possibilité, faculté, souveraineté) qui n’est pas moins problématique, ici et ailleurs, que celle de toucher : pouvoir le toucher, lui, être capable de le toucher, lui, et pouvoir “le toucher”, être capable du toucher, être en puissance de ce sens qu’on appelle le toucher. En puissance, au double sens de la force de pouvoir (librement, souverainement) et de la virtualité indéfiniment réservée, en retrait, de la dynamis. »
En puissance, au double sens de la force de pouvoir (librement, souverainement) et de la virtualité indéfiniment réservée, en retrait, de la dynamis ».
Une main surplombante, tendue par un homme harnaché.
Une main ouverte par un homme pour signifier le nombre de membres de sa famille disparus en mer dans leur tentative pour rejoindre l’Europe.
Mouvement, geste, rythmique de la main aux asymétries saisissantes comme une métaphore de la condition même de l’hospitalité dont nous entretenait Jacques Derrida.
« L’hospitalité inconditionnelle est impossible, dans le champ du droit ou de la politique, de l’éthique même au sens étroit. Pourtant c’est ce qu’il faut faire, l’impossible… Faire l’impossible ne peut pas être une éthique et, pourtant, c’est la condition de l’éthique. »
[Extrait du texte de François Raffoul, p. 134].
Le geste est asymétrie, mais aussi acte de responsabilité et c’est ce dont témoignent aussi les photographies qui viennent mettre en lumière la dissymétrie de la relation qu’incarne l’expression de « crise des réfugiés ».
Les écrits de Jacques Derrida ont permis de nous remettre en mains ceux d’Emmanuel Levinas nous rappelant que « Moi j’ai toujours une responsabilité de plus qu’autrui, car de sa responsabilité je suis encore responsable. »
La responsabilité, c’est le refus de l’acceptation d’un maintien de l’intervalle, de la non-mort de l’entre dont nous parlions en ouverture.
Comme pour signifier cette responsabilité, ce n’est plus l’exilé, le rescapé, le réfugié, le migrant, qui nous tend la main, nous interpelle, c’est l’humanité, se donnant à voir en toutes lettres TEAM HUMANITY.
Ressource associée
Source : Université de Poitiers
Bibliographie
DERRIDA, Jacques. 2000. Le toucher, Jean-Luc Nancy. Paris : Galilée.
RAFFOUL, François, 2012. « Chez lui chez l’autre ». Les Temps Modernes, n° 669-670, p. 133-156.
LAUFER, Laurie, MONDZAIN, Marie-José, 2008. « Quand l’image est le rien du tout. Dialogue autour de Homo Spectator de Marie-José Mondzain ». Champ psychosomatique, n° 52, p. 91-104.