Oceane Uzureau
Daniel Senovilla Hernandez

Océane Uzureau ; Daniel Senovilla Hernández

Les images de mineurs migrants comme outils d’enquête

Daniel Senovilla Hernández et Océane Uzureau questionnent leur propre utilisation des photographies dans ses enquêtes de terrain auprès de mineurs isolés. Leur pratique photographique remplit une double fonction. La photo est à la fois preuve et épreuve, soulignant les contradictions entre une norme juridique et la réalité de son application. Les corpus fabriqués par les enfants se proposent également comme source à part entière. Océane Uzureau, CESSMIR, Université de Gand, Belgique. Daniel Senovilla Hernandez, Migrinter, CNRS, Université de Poitiers.

L’arrivée spontanée de mineurs migrants voyageant seuls ou séparés de leur responsable légal est un phénomène de médiatisation récente. En France, il gagne en visibilité à partir des années 1990 et concerne initialement des territoires souvent urbains de tradition migratoire ancienne comme les départements des Bouches du Rhône, de Paris et de la Seine-Saint-Denis (Bailleul, Senovilla, 2016). Appelés initialement « jeunes errants » à Marseille, c’est l’appellation spécifique « mineurs isolés étrangers » qui est utilisée au niveau national jusqu’en 2016. Par la suite, l’expression « mineur non accompagné » (MNA, déjà utilisée dans l’ensemble du contexte européen) est privilégiée dans les documents institutionnels afin de souligner la vulnérabilité du mineur et non son origine géographique((Comité de suivi des mineurs non accompagnés du 7 mars 2016, Ministère de la justice.)).

Il semble important de souligner qu’en France l’accueil et la prise en charge des mineurs en danger relèvent des services de la protection de l’enfance, confiés par les lois de décentralisation de 1982 et 1983 à chaque président de Département (Rosenczveig, Jésu, 2005 : 6). En ce sens, un mineur étranger privé de responsable légal sur le territoire français doit être considéré comme un « enfant en danger »((Article 375 du Code Civil : « Si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation sont gravement compromises, des mesures d’assistance éducatives peuvent être ordonnées par la justice à la requête des père et mère conjointement, ou de l’un d’eux, de la personne ou du service à qui l’enfant a été confié ou du tuteur, du mineur lui-même ou du ministère public ».)) et bénéficier par conséquent des services de la protection de l’enfance. La circulaire du ministère de la Justice du 31 mai 2013 entendait organiser l’entrée des mineurs non accompagnés au sein du système de protection de l’enfance en établissant une première période spécifiquement destinée à l’identification des mineurs migrants primo-arrivants au sein des départements. Cette phase d’accueil provisoire est donc organisée afin de déterminer ou de rejeter l’appartenance du jeune à la catégorie « mineur non accompagné » (MNA). La procédure est organisée en deux étapes successives : la première est administrativement gérée par le Conseil Départemental tandis que la seconde se déroule au niveau judiciaire. En pratique, durant la première phase administrative de la procédure, les jeunes sont souvent hébergés dans une large variété de structures mises à disposition par les services du département, allant des hôtels jusqu’aux auberges de jeunesse en passant par des résidences étudiantes et autres foyers de jeunes travailleurs. Des cas extrêmes ont pu être observés dans la Région Île-de-France où certains jeunes étaient hébergés dans des gymnases publics ou à Marseille où les solutions d’hébergement pendant la phase d’évaluation étaient inexistantes (Bailleul et Senovilla, 2016 : 84).

Le placement provisoire en hôtel durant cette phase d’identification est donc une mesure généralisée au sein de nombreux départements, faute d’un système de premier accueil structuré. Le développement de l’hébergement en système hôtelier à bas coût a été abordé par différents auteurs tout comme l’impact de ce placement (parfois de longue durée) sur le suivi éducatif et sur l’insertion sociale et professionnelle de ces jeunes (Cornière, 2014 ; Rosenczveig, 2014 ; Rongé, 2014 ; Pzrybyl, 2016). Ce type de placement mène à une invisibilisation de la situation des jeunes migrants et néglige leurs besoins immédiats en termes de soutien éducatif. Cependant l’impact de cette situation d’attente sur le bien-être psychologique et les stratégies d’adaptation développées en parallèle par les jeunes restent faiblement documentées (Kaukko, 2015).

Dans le cas des jeunes migrants confiés provisoirement à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) de la Vienne et hébergés dans des dispositifs hôteliers ou similaires((Selon les chiffres apportés par les responsables du Pôle MNA du département de la Vienne, le nombre d’arrivées de jeunes migrants se déclarant « mineurs non accompagnés » est passé d’une trentaine d’arrivées de mineurs en 2011 à 258 en 2016 pour un total de 302 MNA pris en charge par l’ASE au 27 avril 2017. Au 31 mai 2017, 109 jeunes étaient hébergés en dispositifs hôteliers.)), nous nous sommes demandé comment ces jeunes, avec un soutien éducatif inexistant ou très limité, occupaient leur quotidien. Pour répondre à ce questionnement, nous avons appliqué une combinaison d’outils en privilégiant une approche méthodologique ethnographique, participative et informelle nous permettant la construction progressive de relations de confiance avec les jeunes ciblés par notre enquête. Une des méthodes proposées aux jeunes migrants a été précisément la réalisation d’ateliers de photographie dans l’objectif de pouvoir documenter différents espaces d’un quotidien profondément marqué par l’incertitude de leur statut administratif et par l’attente liée. Ceci nous a semblé être un outil adapté pour saisir les réalités d’un public relégué dans les marges de la protection de l’enfance et pour documenter leurs stratégies quotidiennes d’adaptation à ce contexte lors des premières étapes de leur prise en charge par l’ASE.

Photovoice appliquée auprès de mineurs non accompagnés de Poitiers

La méthodologie de photovoice présente un intérêt lorsqu’appliqué à des publics en situation de marginalisation sociale pour qui l’occasion de s’exprimer avec un appareil photo leur permet d’enregistrer et de catalyser les changements au sein de leur communauté au lieu de demeurer les sujets passifs des images et des intentions d’autres personnes (Wang, Burris, 1997). Compte tenu des circonstances personnelles et des parcours migratoires des jeunes migrants rencontrés sur le terrain, à leur vulnérabilité de mineurs privés de responsable légal venait s’ajouter une fragilité psychologique liée à l’impact de leur parcours migratoire, des conditions précaires d’accueil en France et de l’incertitude caractérisant leur situation administrative. Dans ses recherches, Marianne Vervliet a documenté les difficultés quotidiennes et les stratégies d’adaptation ou de contestation raportées par des mineurs non accompagnés demandeurs d’asile en Belgique. Parmi les difficultés constatées figuraient les conséquences de la procédure d’évaluation de l’âge, le résultat de leur demande d’asile et la prise en charge et le soutien reçu à leur arrivée en Belgique (Vervliet, 2013 : 152). En France, également, l’évaluation de l’âge et de l’isolement du jeune demeure une étape nécessairement génératrice de stress et d’incertitude pour les jeunes concernés. En cas de non-reconnaissance de leur minorité ou de leur isolement, les jeunes se verraient alors refuser le soutien social et l’accompagnement accordés en tant que mineurs en danger. Lors de nos ateliers de terrain, les jeunes migrants avaient l’habitude de qualifier leur stress quant à l’incertitude de leur futur par l’expression « ça nous chauffe la tête »((Voir Uzureau et Senovilla, Mineurs non accompagnés et résistance face à l’inactivité en France : Stratégies de résistance des jeunes migrants non accompagnés face à l’inactivité liée à leur situation administrative en France. Note de terrain. Disponible sur : https://omm.hypotheses.org/964#more-964)). La réalisation des ateliers de photovoice avec ce public nous a permis de mieux comprendre leur perception de l’attente et les stratégies particulières auxquelles ils ont recours pour gérer leur quotidien.

Cette approche constitue une évolution et une adaptation de la méthodologie qualitative développée dans nos précédents travaux de recherche auprès des mineurs migrants (Senovilla, 2013 ; Bailleul, Senovilla, 2016). Inspirés des ateliers collectifs conceptualisés lors de l’enquête MINAS (Bailleul et Senovilla, 2016 : 39), deux ateliers de photographie se sont déroulés entre mars et avril 2016 au sein d’un centre socioculturel de Poitiers. Quelques participants recrutés volontairement se sont vus confier un appareil photo numérique compact pendant une dizaine de jours. Ceux-ci étaient libres de prendre en photo et de commenter les lieux qu’ils aimaient et qu’ils n’aimaient pas fréquenter dans la ville de Poitiers et d’en expliquer les raisons par un commentaire descriptif. Par la suite, un second atelier impliquant une trentaine de jeunes a été organisé. La consigne était alors de photographier des « objets ayant une importance particulière ou représentant selon eux certains aspects de leur personnalité ou de leur identité ». Après avoir effectué les prises de vue, chaque jeune commentait oralement ou par écrit le choix de ces objets et ce qu’ils représentaient pour lui.

Les profils des jeunes participants présentent une certaine homogénéité. Guinéens, Camerounais, Maliens et Ivoiriens constituaient les groupes nationaux les plus importants ; la langue majoritairement parlée était le français. Deux jeunes, un lusophone et un anglophone, ont également participé. De fortes disparités en termes de parcours éducatifs séparaient les jeunes participants. Si certains d’entre eux avaient pu étudier jusqu’au lycée, un grand nombre ne possédait qu’un très faible niveau scolaire ou n’avait même jamais été scolarisé antérieurement.

Conditions d’accueil disparates et accès à l’éducation limité

Les productions visuelles et écrites des jeunes participants à nos ateliers photo fournissaient des informations précieuses sur les conditions d’accueil provisoire des mineurs migrants dans le département de la Vienne. Leurs photos et leurs commentaires nous ont permis de documenter la qualité des services accessibles et les disparités de prise en charge des mineurs migrants en Vienne. La majorité d’entre eux est initialement logée dans des hôtels, dans lesquels certains attendent pendant des mois avant d’obtenir la décision définitive à leur demande de prise en charge.

Figure 1. Hôtel Astral, Poitiers — Photo prise par Romuald — 2016

Figure 1. Hôtel Astral, Poitiers — Photo prise par Romuald — 2016

L’Hôtel Astral est le premier centre d’abri de presque tous les jeunes isolés venus d’autres régions du monde, mais dont la plupart viennent de notre continent africain.

Commentaire descriptif de Romuald traduit du portugais au français — 2016

La plupart des jeunes associent le séjour à l’hôtel avec une sensation d’isolement et d’ennui. En revanche, pour d’autres, ce placement est apprécié comme un marqueur d’autonomie ou comme une amélioration par rapport à leur situation antérieure. Comme le signale Kaukko, certains environnements peuvent créer des avantages pour certains groupes ou à l’inverse être perçus comme désavantageux et inégalitaires pour d’autres. Ceci dépend de la perception de leur contexte par les individus (Kaukko, 2015 : 85).

« C’est la première fois que je loge dans un hôtel. Dormir tranquillement, me réveiller comme je veux, vraiment je suis très fier et très content d’avoir ça dans ma vie ».

Ibrahim, 17 ans


« Je me sens bien dans la chambre, je suis en sécurité. Ça me permet de ne pas être dans la rue ».

Mohamed, 17 ans


N’ayant pas la possibilité de manger dans les hôtels, les jeunes migrants se rendent au restaurant le midi et le soir. Romuald mangeait alors dans trois lieux différents dans la semaine : le petit déjeuner était pris à l’hôtel tout comme le repas du soir, le déjeuner avait lieu dans un restaurant associatif alors que le weekend il partait manger dans un autre restaurant conventionné avec le Conseil départemental.

« Le restaurant du Toit du Monde nous sert les repas du lundi au vendredi sans que nous ayons à payer tout comme pour les soins médicaux à l’hôpital du Relais Georges Charbonnier((Le relais Georges Charbonnier est une permanence d’accès aux soins de santé (PASS) organisée en concertation avec le Centre communal d’action sociale de la ville, une association locale de soutien aux migrants, le Toit du Monde, et deux centres hospitaliers locaux. Il constitue un lieu de premier accès aux soins pour les jeunes migrants qui se rendent aux consultations souvent seuls et sans accompagnateur social, munis d’une simple attestation de prise en charge des services de protection de l’enfance ou de leur carte de Couverture Maladie universelle.)) »

Romuald, 15 ans

Figure 2. Association Le Toit du Monde, Poitiers — Photo prise par Romuald — 2016

Figure 2. Association Le Toit du Monde, Poitiers — Photo prise par Romuald — 2016
Figure 3. Relais Georges Charbonnier, Poitiers — Photo prise par Romuald — 2016

Figure 3. Relais Georges Charbonnier, Poitiers — Photo prise par Romuald — 2016

Le parcours du jeune Romuald((Afin de préserver l’anonymat, tous les prénoms des jeunes mentionnés dans le texte ont été changés.)) illustre assez bien le changement d’environnement qui s’opère lorsqu’un jeune est reconnu comme mineur : pris en charge provisoirement par l’ASE, il logeait alors dans une chambre d’hôtel puis avec la reconnaissance de sa minorité et de son isolement, il a été transféré dans une Maison d’enfance à caractère sociale (MECS). Ses photos laissent ainsi entrevoir le basculement entre la solitude d’une chambre d’hôtel individuelle et un dortoir partagé avec trois autres jeunes garçons d’une dizaine d’années, de nationalité française, sans expérience migratoire, et « qui font plein de bêtises » commente-t-il.

Figure 4. Chambre de foyer, Poitiers — Photo prise par Romuald — 2016

Figure 4. Chambre de foyer, Poitiers — Photo prise par Romuald — 2016

Lorsque les mineurs non accompagnés s’inscrivent dans un parcours scolaire, leur quotidien se confond avec celui de nombreux autres étudiants et s’éloigne progressivement de celui des jeunes migrants primo-arrivants. Plus autonome, c’est désormais entre l’internat de son lycée situé à une quarantaine de kilomètres de Poitiers et une chambre dans un foyer pour jeunes travailleurs que Moussa partage sa semaine et ses weekends.


Figure 5. Chambre de foyer jeunes travailleurs — Photo prise par Moussa — 2016

Accéder à une éducation constitue précisément une des motivations principales d’une bonne partie des mineurs non accompagnés voyageant jusqu’en Europe (Kaukko, 2015 ; REACH, 2017). Cependant, une fois arrivés, ils doivent souvent attendre et surmonter un bon nombre d’obstacles avant d’être intégrés au sein du système éducatif national. Les pratiques, tant dans le département de la Vienne que dans d’autres territoires français, témoignent d’un accès à la scolarité de plus en plus problématique. Dans nos différents terrains en France, nous constatons des jeunes en âge d’obligation scolaire qui malgré une affectation du CASNAV((Le CASNAV (Centre académique pour la scolarisation des nouveaux arrivants et des enfants du voyage) organise l’évaluation du niveau scolaire et l’affectation des jeunes migrants au sein des établissements scolaires de l’académie concernée.)) se voient refuser l’accès à l’école par les établissements ou des Académies qui considèrent qu’à partir de 16 ans il n’existe plus un droit à la scolarisation. Une telle affirmation entre en contradiction avec les normes de l’article L122-2 du Code de l’éducation et de l’article 28 et 29 de la Convention internationale des droits de l’enfant. Pourtant, que ce soit dans une classe d’accueil en collège, dans une formation en alternance ou dans un lycée professionnel, les parcours scolaires des jeunes reconnus « mineurs non accompagnés » montrent une insertion souvent réussie au sein du milieu scolaire et des résultats satisfaisants malgré les carences éducatives que beaucoup d’entre eux présentent à leur arrivée en France.

Dans le contexte de nos recherches à Poitiers et pendant la phase d’évaluation de la minorité, seuls des cours d’apprentissage du français étaient proposés deux fois par semaine à un petit nombre de jeunes non francophones ou faiblement alphabétisés. Ainsi, une bonne maîtrise du français rendait les jeunes inéligibles à ces classes de français, pourtant non rattachées au dispositif d’apprentissage établi pour les élèves allophones par le CASNAV de la Vienne.

« Mon seul souci actuellement c’est de partir à l’école comme mes amis »

Ibrahim, 17 ans

Figure 6. Groupe d'élèves classe FLE — Photo prise par Romuald — 2016

Figure 6. Groupe d'élèves classe FLE — Photo prise par Romuald — 2016

Un autre jeune participant à nos ateliers, Arthur, préférait envisager la période d’attente avant d’être scolarisé comme une étape transitoire dans les marges de la protection vers un futur qu’il avait imaginé. La stratégie mobilisée par Arthur — une forme de résilience dans les marges (Kaukko, 2015, p. 85) — se caractérise par sa capacité à tirer bénéfice de ressources très limitées, à rebondir et à être acteur de son destin malgré l’incertitude de sa situation. D’octobre 2015 jusqu’à mai 2016, Arthur — alors placé en hôtel et victime de l’oisiveté quotidienne associée à cette forme d’hébergement — a su identifier des ressources qu’il considérait utiles dans des lieux publics pour poursuivre son objectif : continuer ses études interrompues par la dynamique migratoire. Une table de pique-nique en guise de « bureau » ainsi qu’une carte de médiathèque municipale l’ont aidé à se construire un programme de révision personnalisé en vue de préparer une rentrée scolaire qui tardait à arriver.

Figure 8. Pupitre et programme personnalisé d'études — Photos prises par Arthur — 2016

Figure 8. Pupitre et programme personnalisé d'études — Photos prises par Arthur — 2016

Stratégies d’adaptation des jeunes migrants aux marges de la protection

Dans le cadre de la prise en charge provisoire des mineurs migrants en hôtels, les ressources humaines et matérielles dédiées à l’accompagnement éducatif des jeunes sont très faibles. De nombreux jeunes fréquentent la gare SNCF de Poitiers pour profiter de la connexion wifi gratuite de cet espace ou bien les postes informatiques de la Médiathèque afin de consulter les réseaux sociaux ou chercher des informations sur Internet. Bon nombre de jeunes s’organisent de façon autonome pour leurs recherches d’information vis-à-vis de leur situation administrative ou sur les formations en apprentissage, moyen d’accéder à une scolarisation.

Figure 9. Jeunes migrants en attente à la gare de Poitiers — Photo OMM 2016.

Figure 9. Jeunes migrants en attente à la gare de Poitiers — Photo OMM 2016.

Pour les rares jeunes non francophones rencontrés, d’autres stratégies d’adaptation liées à la langue sont cependant nécessaires. Romuald, probablement un des seuls lusophones placé dans les hôtels, ne pouvait pas bénéficier d’un interprète au quotidien. Malgré cela, il est rapidement parvenu à se lier d’amitié avec des jeunes appartenant à la communauté lusophone de Poitiers, lui permettant ainsi de rompre son isolement linguistique.

J’ai connu ici le jeune Danilo, quelqu’un de super drôle dont j’aime la compagnie, dommage qu’il ne parle pas portugais. Mais il a une bonne compréhension de ce que je dis quand je lui parle en portugais. Il est d’origine brésilienne et le Brésil est un pays qui a le portugais pour langue officielle tout comme l’Angola dont je suis originaire.

Extraits du commentaire descriptif de Romuald traduit du portugais au français — 2016


Les ateliers de photovoice ont constitué pour Romuald une opportunité pour se faire comprendre et partager son point de vue malgré ses faibles connaissances du français. C’est en portugais et tout au long de neuf pages couvertes de son écriture manuscrite que Romuald a partagé sa description des lieux importants pour lui dans la ville et de ses relations sociales. Il révèle également une perception pleine d’espoir et exprime sa gratitude envers les personnes qui l’ont aidé et accompagné depuis son arrivée à Poitiers. 

« Merci à tout le personnel de l’association du Toit du Monde, de l’hôpital au restaurant qui du lundi au vendredi nous sert les repas sans avoir à payer et je ne parle même pas des soins médicaux à l’hôpital Relais Georges Charbonnier »

Figure 10. Bureaux de l'Aide Sociale à l'Enfance, Poitiers — Photo prise par Romuald — 2016

Figure 10. Bureaux de l'Aide Sociale à l'Enfance, Poitiers — Photo prise par Romuald — 2016

Ici [à la Direction générale des Affaires sociales] travaille la responsable de moi et de tous les autres jeunes « du pôle mineurs isolés étrangers » en France particulièrement dans la ville de Poitiers.

Extraits du commentaire descriptif de Romuald traduit du portugais au français — 2016

Dans l’attente d’une décision favorable ou négative à leur demande de prise en charge et sans accès à une éducation effective pendant cette période qui peut parfois se prolonger plusieurs mois, les jeunes migrants doivent combler le vide de l’attente et le poids étouffant de l’incertitude concernant leur avenir. Pour beaucoup d’entre eux, la pratique sportive constitue une forme de stratégie d’adaptation permettant d’affronter cette réalité (Gernet, 2015). Ainsi, de nombreux jeunes se sont insérés — non sans faire face à de nouvelles difficultés d’ordre bureaucratique — dans des clubs de football locaux. De même, ils participaient avec enthousiasme aux ateliers sportifs que nous leur proposions dans le cadre de nos actions de terrain. Au-delà du football, certains jeunes se sont intéressés à la pratique du skateboard. Leurs discours tendent à souligner l’effet bénéfique dans leur bien-être psychologique provoqué par le sport. Dans la continuité des réflexions développées par Gernet, la pratique du sport leur apporte une voie de sortie, même provisoire, de l’effet stigmatisant lié à leur condition de « mineurs non accompagnés ». Pendant quelques heures, ils ne sont plus mineurs migrants isolés, mais footballeurs, basketteurs ou skateurs.

Figure 11. Jeune migrant pratiquant le skate, Poitiers — Photo OMM 2016.

Figure 11. Jeune migrant pratiquant le skate, Poitiers — Photo OMM 2016.

Certains objets jouent aussi un rôle important dans la gestion de l’attente et permettent d’alléger le poids de l’inactivité chez les jeunes migrants. Le téléphone portable est un outil particulièrement essentiel pour eux. En l’absence d’une adresse postale fixe et avant leur placement pérenne, le téléphone constitue bien souvent leur unique moyen de communication dans les premières étapes de leur prise en charge. Il est également une source d’information et de partage avec les autres jeunes migrants, mais aussi une forme d’attache, un lien avec les proches restés au pays. Par ses nombreuses fonctionnalités, le téléphone permet aussi de contourner l’ennui lié à la situation d’attente. Il peut parfois être aussi porteur d’une utilité plus symbolique et devenir un témoin silencieux des épreuves traversées, presque un repère, comme le souligne Ibrahim :

« Le téléphone je l’aime beaucoup parce qu’il m’a beaucoup aidé. Je l’ai eu depuis que j’étais au Maroc. Je l’ai eu dans un temps de souffrances. De voir qu’il est cassé je réfléchis aux étapes que j’ai passées. Je le garde toujours sur moi. Je l’adore (rire). Je le garde tant que j’arrive à lire, et même s’il n’est plus manipulable je le garderai dans mon armoire. C’est comme un souvenir ».

Ibrahim, 17 ans


« [Le téléphone] C’est important pour moi pour prendre des photos, voir mes amis. Pour les écouter, pour écouter la musique et entendre des musiques de mon pays (Burkina Faso). Un [téléphone] pour prendre des photos, un [téléphone] pour appeler les amis, causer »

Eli, 17 ans


« Les écouteurs [de musique] ça enlève beaucoup de trucs dans ma tête des fois, ça m’aide à ne pas trop réfléchir — si ma tête chauffe
. S’il y a la musique, ça me console un peu. J’écoute du zouk, du rap français, de la musique guinéenne et ivoirienne ».

Ibrahim, 17 ans

Quelques réflexions conclusives sur l’utilisation de l’image comme méthode d’enquête auprès des jeunes migrants

Au terme de ce projet exploratoire auprès des mineurs migrants à Poitiers, nous avons pu identifier certains avantages et certaines limites à l’usage du photovoice avec ce public. En règle générale, l’outil photographique associé à un entretien informel nous paraît une alternative intéressante pour contourner les limites de l’entretien semi-directif traditionnel et pour pouvoir aborder avec les jeunes de façon assez spontanée et fluide leurs problèmes au quotidien.

Néanmoins, les résultats obtenus ne peuvent pas prétendre présenter de façon représentative les défis quotidiens des jeunes migrants de Poitiers. D’abord, seuls ceux ayant souhaité participer aux ateliers ont partagé leurs photos et exprimé leurs perceptions. Au-delà, les choix effectués de prises de vue nous amènent à nous interroger sur les réalités que les jeunes ont délibérément laissées hors champ. Nous avons supposé que ces sélections pouvaient être guidées soit par la pudeur (le choix d’un jeune de ne pas montrer sa chambre d’hôtel lors du tri des photos), soit par la conviction que certains lieux symboliques ne peuvent pas être photographiés :

– Chercheure : Pourquoi tu n’as pas pris l’église où tu vas tous les dimanches en photo ?

– Arthur :  Ah non ! Ça ne se montre pas ça ! 

Extrait du carnet de terrain — au cours du commentaire descriptif avec Arthur — 2016

Malgré la préparation et l’accord de principe des participants, la réalisation de ce type de projet nécessite aussi une certaine flexibilité et une capacité d’adaptation aux emplois du temps et changements de situation survenant dans le quotidien des jeunes migrants (transferts dans d’autres foyers, dans d’autres villes ou même dans d’autres départements). De même, leur insertion progressive dans un parcours de vie plus « normalisé » et moins oisif, facilitée par l’accès à une scolarisation et à une insertion sociale dans des groupes d’amis de leur âge, ont contribué à une diminution progressive de leur participation au sein de nos activités.

Face à l’importance des appareils de télécommunication et plus particulièrement des smartphones en tant qu’outils facilitant la migration, de nombreuses perspectives de recherche autour de l’image peuvent être envisagées afin de mieux documenter les expériences survenues durant les parcours migratoires des mineurs non accompagnés vers l’Europe. Une relation de confiance solidement établie entre le jeune et le chercheur aidant, les jeunes peuvent spontanément s’ouvrir et révéler des aspects de leurs expériences difficilement saisissables lors d’une approche méthodologique classique. À titre d’exemple, les photos ci-dessous ont été spontanément montrées et cédées par un jeune dans le cadre de nos ateliers photo, révélant ainsi ses conditions de vie dans une forêt au Maroc près de la frontière espagnole ainsi que son sauvetage postérieur par un bateau de la Croix-Rouge espagnole.

Figure 12. Vie au Maroc (photo à gauche) et arrivée en Espagne (photo centrale et à droite) - Photos cédées par Aboubacar — 2016

Figure 12. Vie au Maroc (photo à gauche) et arrivée en Espagne (photo centrale et à droite) - Photos cédées par Aboubacar — 2016

L’usage de l’image et en particulier de photovoice semble donc être un outil pertinent lorsqu’il est adressé à une population de jeunes migrants afin de faire émerger leur perception par rapport à leur situation, mais aussi leurs personnalités individuelles. Promouvoir la participation de ces jeunes implique également de révéler leurs regards sur notre société tout en encourageant leur épanouissement identitaire et leurs propres capacités((Voir à titre d’exemple « Coup d’œil » travail photographique réalisé par Mohamed Keita, mineur non accompagné, demandeur d’asile en Italie: https://www.facebook.com/mohamed.keita.3152.)).

Ressource associée


Source : Université de Poitiers

Bibliographie

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