Maura Tarquini
Le rap tunisien : chant de révolte d’un peuple humilié
Chargée de cours de Langue Arabe à l’Université de Cagliari (Italie). Ses intérêts académiques se concentrent principalement sur les dialectes arabes et la philologie sémitique.
Un dictateur, un ennemi
Le 14 janvier 2011, Zine el-Abidine Ben Ali, le dictateur tunisien au pouvoir depuis vingt-trois ans, prend la fuite, lui et sa famille, à cause des révoltes nées dans la province de Sidi Bou Zid après le suicide de Muhammad Bou Azizi (26 ans) à qui la police avait confisqué le chariot sur lequel il vendait des fruits et des légumes. Les révoltes se sont propagées rapidement dans l’ensemble du territoire tunisien, donnant ainsi vie à la “Révolution des Jasmins” et libérant le vent du Printemps arabe qui a fini par souffler sur d’autres régions du Maghreb et du Machrek, et en premier lieu l’Égypte.
Les causes de la révolution tunisienne sont à rechercher non seulement dans le manque de démocratie, et de liberté d’expression, mais surtout dans la corruption du régime, les disparités sociales, les méthodes répressives et, plus généralement, dans les violations des droits de l’homme. La contestation de cette situation a joué un rôle fondamental dans la production d’une forme de cohésion autour de revendications partagées par une large partie de la société tunisienne.
Malgré la censure instaurée par le régime, de nombreux chanteurs de la nouvelle génération – des pairs de Bou Azizi membres de groupes de rap, la musique qui allait s’imposant comme un genre très en vogue parmi les jeunes – sont devenus les porte-paroles du mécontentement populaire bien avant la révolution. L’un des pionniers de la musique rap en Tunisie, Farid El Extranjero, par exemple, a écrit et a publié, en 2005, sa chanson el-‘abad fi-tarkina [Les gens sur le coin], où il représente la Tunisie comme une prison à ciel ouvert. El Général, le rappeur révolutionnaire le plus connu pour rayes lablad [Président du pays] (chanson devenue l’hymne non officiel de la révolution pour sa dure critique du régime de Ben Ali et à cause de laquelle il a été emprisonné trois jours durant), avait déjà écrit, en 2008, une autre chanson intitulée Sidi er-Rayes [Monsieur le Président]. Cela ne l’a pas empêché de sortir une nouvelle chanson, Tounes bladna [La Tunisie est notre pays] pour exhorter le peuple tunisien à se soulever contre le pouvoir oppresseur.
Le rap s’est donc présenté, en Tunisie, comme une force de dissidence sociale et politique, et surtout comme le moteur du processus de « démocratisation, non seulement dans le domaine de la musique et des arts en général […], mais aussi dans la sphère publique où les rappeurs ont adopté un programme militant et parlé au nom des pauvres et des défavorisés transmettant, au centre du pouvoir, leurs malaises politiques et socio-économiques »((N. Gana, 2012, traduit de l’anglais par l’auteur.)). Les chansons de cette génération sont des lettres ouvertes au Président lui-même. Elles décrivent un pays et un peuple humiliés et prostrés par l’injustice.
J’ai lu en 2009, deux ans avant le déclenchement de la Révolution tunisienne, le livre de Dominique Moïsi, La Géopolitique de l’émotion((D. Moïsi, 2009.)) dans sa version italienne. L’auteur analyse l’avenir de l’humanité qui devra faire face non seulement aux frontières géographiques et aux différentes identités culturelles, mais aussi à l’impact que des sentiments tels que la peur, l’humiliation et l’espoir auront sur les conflits politiques, sociaux et culturels. Le monde sera gouverné par les émotions et non par la géopolitique. Moïsi décrit, en particulier, le Monde arabe comme étant l’incarnation du sentiment d’humiliation renforcée d’une perception de soi décadente et dégradée par l’injustice par rapport au reste du monde. Cette “culture de l’humiliation” est, selon Moïsi, le moteur du terrorisme islamique : le sentiment de prostration se concrétise dans l’identification d’un ennemi, représenté généralement par le monde occidental, et la prolifération des actes de violence extrême contre ce même ennemi. L’idée d’un peuple enclin à l’humiliation semble incompatible avec la possibilité d’une révolution qui, en fait, est absente du livre.
Cependant, la théorie de Moïsi peut permettre une nouvelle lecture de la révolution tunisienne. Comme l’a écrit Declich((L. Declich, 2011.)) : « l’élément central de la révolte tunisienne réside exactement dans l’humiliation, même si elle est circonstanciée et dirigée d’une manière différente que celle imaginée. Les Tunisiens, prostrés et humiliés, ont identifié leur ennemi en la personne de l’autocrate et de ses associés et non avec l’Occident ou les anciens colons […]. Le geste extrême dont tout est né, à savoir l’auto-immolation dans le feu de Muhammad Bouazizi (Bū’azīzī), s’accomplit en réponse à une humiliation tout aussi extrême infligée par le système dictatorial et corrompu mis en place par Ben Ali durant 23 ans de “règne” »((Ibid., p. 283-284, traduction de l’italien par l’auteur.)). Le suicide de Bou Azizi a réussi à faire converger, en une révolution, le mécontentement de toute une société : chômeurs, fonctionnaires, comités d’avocats et de magistrats… composant un peuple uni par un sentiment dégradé commun qui a marqué la fin d’un dictateur.
Après un passage sur la montée du rap en Tunisie, sur les tentatives du régime Ben Ali de son instrumentation à des fins politiques et les difficultés des rappeurs s’exprimant à l’ombre du régime et de la censure, on essaiera d’analyser à travers le rap d’El Général la politique répressive et corrompue du dictateur tunisien. Sa chanson, Tounes bladna [La Tunisie est notre pays] a su décrire l’histoire d’un peuple humilié qui a trouvé la force de se révolter contre son ennemi.
Le rap tunisien à l’ombre du régime
En 2006, le ministère des Affaires étrangères français et les ministères de la Culture, de la Défense et de l’Intérieur tunisiens ont collaboré à la production du Making-of de Kamikaze, un film présenté au Carthage Film Festival et réalisé par le producteur Nouri Bou Zid. Ce film devait favoriser la diffusion du hip-hop et du rap en Tunisie comme moyen de défense et d’opposition aux idéologies islamistes en lien avec la politique de lutte contre le terrorisme mise en place en 2003 par le gouvernement tunisien. Choukri, protagoniste du film, jeune rappeur, croise un groupe de terroristes qui le pousse à l’islamisme radical et à l’attentat-suicide. Comme l’écrit Aidi((H. Aidi, 2011, traduction de l’anglais par l’auteur.)) : « les représentants de l’État et les diplomates qui ont présenté le film ont réitéré le message que le hip-hop est l’antithèse de l’islamisme radical, ou peut-être même l’antidote »((Ibid., p. 25.)). Mais, notons aussi que des Tunisiens sympathisants de l’islam radical sont amateurs de la musique hip-hop, de même des rappeurs ont voté pour des musulmans radicaux. C’est le cas, par exemple, de Psycho M, rappeur islamiste qui suite à la sortie du film Making-of Kamikaze avait incité ses amateurs à tuer Nouri Bou Zid.
Le financement du film par le régime de Ben Ali montre une claire tentative du dictateur de s’approprier le rap non seulement à des fins politiques dans le cadre de la lutte antiterroriste, mais aussi économiques pour contrôler le marché d’un genre musical en vogue.
Comme le note Peisner, l’industrie de la musique, entre autres, était l’objet d’un racket organisé par les responsables du RCD : «When I visit a rapper named Lak3y (pronounced Lak-eye-ee) at his tiny studio in the courtyard of an apartment building in the small Mediterranean city of Bizerte, he tells me about a concert he organized in 2005. At the last minute, representatives of the RCD hijacked the event and hung a youth of the rcd banner over the stage.»((D. Peisner, 2011, traduction de l’auteur.))
Le rap a émergé au milieu des années 1970 au sein de la communauté noire des États-Unis et fut adopté, une décennie plus tard, par des artistes français avant qu’il ne fasse son entrée dans la scène musicale maghrébine au début des années 1990((S. Kouras, 2008.)). Il est très probable que le rap ait été introduit au Maghreb par des citoyens d’origine maghrébine vivant en Europe, et que les immigrés en France aient joué un rôle central dans la diffusion, dans leur pays d’origine((Ibid.)), du rap en arabe né dans la banlieue parisienne ou à Marseille.
Le fait que le rap soit né comme un moyen d’expression du malaise des jeunes noirs marginalisés par la suprématie blanche, a dû particulièrement fasciner la jeunesse arabe souffrant sous un double poids celui d’un passé colonial et d’un présent marqué par l’oppression et la dictature : « la diffusion mondiale de la musique hip-hop et du rap est liée moins à la globalisation de la culture américaine qu’à l’émergence d’une vision transnationale de l’émancipation qui a trouvé invariablement un écho chez les peuples opprimés à travers le monde »((N. Gana, 2012.)).
Les premiers groupes de rappeurs tunisiens, tels que Wled Bled, ont affronté d’énormes obstacles pour accéder à la télévision et à la radio fortement contrôlées par le régime et influencées par l’État. La musique et les artistes étaient soumis à de sévères restrictions : les paroles des chansons, les licences de concerts et la distribution de CD étaient contrôlées par le régime((D. Peisner, 2011.)). Quelques médias indépendants((En 2003, le dictateur avait annoncé une politique de libéralisation des émetteurs, en offrant la possibilité d’obtenir une licence pour transmettre des programmes radiophoniques à des fournisseurs privés, ce qui a permis au pouvoir d’exercer un contrôle sur les émetteurs, comme celui exercé sur la presse, à travers le ministère de l’Intérieur chargé d’accorder l’autorisation d’émission.)), telle que Mosaïque FM — premier opérateur privé qui a commencé à émettre en 2003 — aussi bien que quelques rappeurs étaient tolérés : au début des années 2000, Balti, considéré comme le rappeur officiel du régime de Ben Ali et de son Parti, devint la première véritable vedette du rap en Tunisie grâce surtout à sa loyauté à la dictature et en raison de son rap apolitique.
Mais si Balti a gardé le silence sur le régime, il a néanmoins dénoncé, dans ses chansons, le chômage, la criminalité et surtout l’immigration clandestine comme ultime issue dans la quête d’une vie meilleure. Deux des chansons de Balti, parmi les plus célèbres, Ça fait mal et It’s all around me (L’abum avant l’albombe paru en 2009) décrivent avec désenchantement la dégradation extrême des conditions socio-économiques du peuple tunisien.
Mais il faudrait se demander si les paroles d’une chanson porteuse de préoccupations sociales ne dissimulent pas une critique de la politique qui asservit le peuple tunisien. Comme Boumedini et Dadoua((B. Boumedini, H. Dadoua, 2013.)) l’ont écrit : « La chanson sociale touche plus ou moins directement à la politique. L’organisation d’une société passe par des institutions qui sont gérées par des représentants de l’État dans des postes dits politiques, c’est ainsi qu’on retrouve chez les citoyens que le rappeur veut représenter une opposition contre tout ce qui symbolise l’État »((Ibid., p. 198.)).
Le régime dictatorial, en guise de simulacre démocratique, tolérait des médias, en apparence indépendants du régime, et quelques rappeurs, tel que Balti, qui pouvaient organiser des concerts. En effet, les politiques culturelles de l’ancien régime autoritaire se concrétisaient dans la nécessité de présenter, à l’étranger, une image positive du pays, en évitant de focaliser l’attention sur les aspects sombres de ses actions répressives((L. El-Houssi, 2015.)). Mais le passage à la société de l’information a représenté un défi pour les efforts de censure déployés par le régime de Ben Ali.
Au moment où l’Agence tunisienne d’Internet (ATI), appareil de censure fondé en 1996 par le régime pour le contrôle du réseau Internet((La Tunisie avait mis en place des procédés de censure très sévères : les pages à contenu islamiste et politique, comme celles d’al-Jazeera et d’al-Arabiya, avaient étés bloquées, et les portails Youtube et Dailymotion n’étaient pas accessibles.)), Facebook est désigné comme un des moyens les plus importants pour la réussite de la révolution. Il a favorisé non seulement la diffusion des contenus audiovisuels des manifestations nées après l’auto-immolation de Bou Azizi, mais il a surtout permis l’organisation pratique, dans tout le pays, des sit-in de protestation. Ainsi, les rappeurs, obligés de vivre dans la clandestinité, ont utilisé Facebook comme moyen de diffusion de leurs chansons. Ils ont alors dénoncé le dictateur et incité à la révolte comme ce fut le cas d’El Général.
Les premières élections démocratiques (du 23 octobre 2011), qui ont porté au pouvoir le parti pro-islamiste Ennahdha, n’ont pas réussi à mettre fin au chômage, ni à réduire les écarts entre le nord et le sud du pays, ni même à apaiser complètement le mécontentement général, surtout de la partie la plus jeune et la plus défavorisée de la population. Les rappeurs ont continué leur œuvre de dénonciation, toujours traversée par les mêmes sentiments d’insurrection avec lesquels se sont articulées les premières manifestations.
“La Tunisie est notre paysˮ :
la dictature à travers les yeux d’un jeune rappeur
Avant la sortie de son Rayes lablad [Président du Pays], El Général devait être pratiquement inconnu, à l’exclusion d’un petit nombre d’amateurs, dans le panorama du rap tunisien. La censure des médias et des portails, tel que YouTube, bloqués depuis 2007, y a largement contribué. Je ne sais pas s’il s’agissait d’une coïncide, mais la chanson a été chargée sur la page Facebook d’El Général, le 7 novembre 2010, le même jour où le dictateur célébrait ses 23 ans au pouvoir, après le coup d’État “médical” contre l’ancien président Bourguiba, le 7 novembre 1987.
Malgré le blocage immédiat de la page Facebook du rappeur et malgré son arrestation par trente policiers puis sa libération après trois jours d’interrogatoires, El Général enregistre, au début de janvier de 2011, Tounes bladna [La Tunisie est notre pays], chanson inspirée des manifestations qui ont éclatés dans toute la Tunisie après le suicide de Bou Azizi. Désormais, il devenait clair que Ben Ali lui-même n’avait pas réussi à condamner au silence un rappeur de 21 ans.
Tounes bladna est un défi lancé au Président et une incitation du peuple pour continuer les manifestations. Le vidéoclip de cette chanson, montage simple d’instantanés du rappeur alternés d’images du drapeau tunisien et de révoltes, ne traduit pas suffisamment la force des paroles de la chanson. L’efficacité du message réside dans la colère de la voix et dans la force du langage direct qui démasque Ben Ali prédateur, la corruption de son régime, ses méthodes répressives et la situation désastreuse du pays qui en résulte.
La chanson((La traduction de l’arabe des extraits de chansons dans cet article a été réalisée par l’auteur.)) s’ouvre avec ce refrain, deux fois répété :
« La Tunisie est notre pays, avec la politique ou avec le sang ;
La Tunisie est notre pays, ses hommes n’abandonneront jamais ;
La Tunisie est notre pays, tous main dans la main ;
La Tunisie est notre pays, aujourd’hui nous devons trouver la solution »
El Général répète huit fois, avec force, « La Tunisie est notre Pays » où le mot-clé est « notre ». On comprend, dès l’incipit, que l’artiste se fait le porte-parole du peuple tunisien. Les paroles qui suivent le refrain mènent à la révolution et, en cela, Tounes bladna diffère beaucoup de Rayes lablad qui n’avait pas comme objectif la protestation, mais décrivait tout simplement un pays et un peuple en colère demandant des réformes. Tounes bladna, au contraire, est le chant des Tunisiens qui n’ont plus la force d’attendre les changements promis et qui ont pris conscience que le moment de cohésion contre le dictateur est venu.
La chanson est divisée en trois strophes, les deux premières listent les plus grandes fautes du régime et la troisième invite le peuple à continuer les protestations et à canaliser la colère commune contre Ben Ali.
La première strophe soulève une des questions les plus controversées de la politique dictatoriale ; à savoir l’enrichissement extrême d’une classe dirigeante qui contraste avec une population jeune au chômage. En voici un extrait :
« […]
Ils nous ont trahis […] ;
La “Tunisie la verte” serait un bon pays ;
Mais vous nous avez tout volé, fils de chiens ;
Et il a fait en sorte que les médecins n’ont plus de conseils à nous donner ;
Ils nous ont enseigné depuis l’enfance que la politique nous mènerait en avant ;
Tu nous as fait taire avec les lois et tu as craché dessus ;
Honte à vous ! Vous avez créé un jeune homme qui grandit sur les chemins sombres ;
Le chômage a apporté le virus de la maladie mentale ;
Avec notre sang, vous avez construit les bâtiments ;
Et vous vous êtes habillés de soie avec notre sueur ;
Voyez ce qui se passe aujourd’hui, imaginez ce qui se passera demain ;
Assez longtemps nous avons volontairement gardé le silence ;
Notre silence n’a rien apporté ;
[…] ».
À l’image de Bou Azizi qui s’est immolé à l’âge de 26 ans, la jeune a été la première actrice de la révolution. Il s’agit d’une donnée démographique et géopolitique importante. Comme l’a écrit Dumont((G.-F. Dumont, 2011, p. 3.)) :
« Le début des années 2010 est marqué par les classes d’âge 20-24 ans et 25-29 ans qui forment les générations les plus nombreuses. Ces dernières se retrouvent avec un poids démographique inédit, absolu et relatif. Mais le régime ne les a pas vues venir. Il a bénéficié dans les années 2000 d’une diminution du taux de dépendance en raison des effectifs limités de personnes âgées et d’une réduction du nombre de jeunes à scolariser dans les écoles et les collèges »((Ibid.)).
Juste avant le déclenchement de la révolution, les générations arrivées à l’âge actif représentaient la partie majoritaire de la population. Le gouvernement devait alors créer de l’emploi et faire des réformes ; celles revendiquées justement par El Général au nom du peuple dans Rayes lablad. Mais la politique économique de Ben Ali visait seulement à la création d’une classe entrepreneuriale loyale à son régime et à sa famille.
Ben Ali, sa femme et leurs familles contrôlaient plus du 40 % de l’économie au moment où le taux de chômage national atteignait 13 %, voire 40 % dans les régions du sud et de l’intérieur du pays. La croissance économique se limitait pour l’essentiel à la classe entrepreneuriale de Ben Ali dans la région de Tunis et le long des zones urbaines côtières, au détriment des régions de l’intérieur((N. Gana, 2012, p. 45.)). Une classe dirigeante continuait donc à prospérer, alors que la majeure partie de la population, les jeunes, était en guerre contre la pauvreté et le chômage. La politique socio-économique du dictateur avait aggravé les écarts, créant une Tunisie à deux vitesses : entre une capitale, Tunis, et son épine dorsale, la région du Sahel, dont l’économie continuait à prospérer, et un sud réduit à une fonction de ressources.
El Général pointe une deuxième faute que le régime doit expier : la politique répressive menée contre non seulement l’islamisme radical, mais aussi la religion musulmane, en général. La seconde strophe de la chanson l’exprime ainsi :
« Ils aiment rendre la prière plus calme dans les rues et partout ;
Ne soyez pas surpris si vient le jour où l’islam nous sera interdit ;
[…]
L’islam est devenu un péché, démodé et indésirable ;
Les temps présents sont à la mécréance ;
[…]
Croyez-moi, il y a des gens en Tunisie qui gaspillent des milliards ;
Ils mangent et boivent pour le bien de la terre ;
[…]
La mafia politique est venue pour vous dominer ;
[…]
Ainsi vivent les non-croyants, le monde est tordu ;
La société s’est éloignée de la religion et s’est enfuie pour l’enfer ».
La chasse aux islamistes, renforcée durant la dictature de Ben Ali, avait déjà été initiée par Bourguiba. Le 25 juillet 1957, Bourguiba a annoncé, dans son premier discours comme Président de la République à l’Assemblée constituante, la naissance de la République tunisienne, démocratique et laïque. Une philosophie politique qui lui a valu à plusieurs reprises d’être accusé d’apostasie. Mais ce qu’on comprend aujourd’hui, c’est que : « La conception qu’a Bourguiba de la religion est marquée par l’idée de progrès (…). Il ne s’agit donc pas de renier l’héritage religieux d’un peuple, mais de travailler à le rendre toujours plus actuel et plus ouvert sur le monde et la diversité »((H. Zaghouani-Dhaouadi, 2007, p. 228.)). L’idée de laïcité soutenue par Bourguiba était, donc, synonyme de progrès, car il ne reniait pas la religion, et tout en restant musulman, il aspirait à une loi détachée du radicalisme, permettant permettre au pays et au peuple l’ouverture économique : « le point crucial de la régénération […] est le développement technique, économique et scientifique dont l’humanité entière a le droit de jouir, le devoir de sauvegarder et d’enrichir. Mais cela ne va pas sans une éthique de l’humain »((Ibid., p. 230.)).
Si au début des années 1980 Bourguiba a durci son action répressive contre l’islamisme radical, Ben Ali mettra en œuvre, surtout en 2003, une législation antiterroriste((La loi n° 75/2003 du 10 décembre 2003, relative au soutien des efforts internationaux de lutte contre le terrorisme et à la répression du blanchiment d’argent, fut approuvée dans le cadre de la lutte internationale contre le terrorisme après le 11 septembre.)), une vraie politique de neutralisation des islamistes qui s’est traduite, au niveau politique, par l’emprisonnement et la contrainte à l’exil de ses adversaires et, au niveau social, par la répression du hijab pour les femmes et de la barbe pour les hommes, considérés comme des symboles de la radicalisation. En réalité, cette politique, à l’apparence antiterroriste, était instrumentée par le régime pour neutraliser « légalement » ses potentiels adversaires politiques issus de son parti unique et pour combattre le parti pro-islamiste Ennahdha, dont le leader Rached Ghannouchi fut obligé, en 1989, à l’exil en Angleterre.
D’après El Général, dans la troisième strophe de sa chanson, le peuple tunisien qui s’est soulevé contre le président doit trouver la force pour poursuivre les protestations.
« […]
Les gens ont respiré de la fumée aujourd’hui en plus du gaz toxique ;
Cela s’est passé à ar-Radif, à Gafsa et à Sidi Bouzid
[…]
Et la personne instruite est au chômage ; son diplôme est suspendu au mur
Et cette tragédie lui a été imposée ;
Voilà pourquoi les gens ne font aucune différence entre la vie et la mort ;
Le Tunisien s’est réveillé ;
Mais il vient de se réveiller après ce qui est arrivé ;
Alors vous voyez les larmes des gens ont rempli la terre de souffrance ;
Ils nous ont dit de vivre sans principes et sans couleurs ».
El Général touche, donc, au cœur de la question : la perte de dignité, causée par le chômage, la censure et les violences policières, sont devenues le ciment qui unit tout un peuple contre l’oppression.
Ce qui est frappant d’un point de vue linguistique dans les deux chansons, Tounes bladna et Rayes lablad, et plus généralement dans les autres chansons protestataires d’El Général, c’est l’absence du phénomène d’alternance codique, c’est-à-dire le passage de l’arabe tunisien au français((La Tunisie est bilingue puisque la fin du colonialisme a laissé la Tunisie dans une situation linguistiquement ambivalente.)), très fréquent non seulement dans les situations du parler quotidien, mais aussi dans des chansons rap((Voir par exemple, la chanson Ça fait mal de Balti citée ci-dessus.)) où les artistes mêlent les deux langues.
Le phénomène d’alternance de deux langues((J. J. Gruperz, 1982.)) pratiquée par des communautés bilingues fait l’objet de plusieurs théories. Personnellement, je partage celle développée par Myers-Scotton((C. Myers-Scotton, 1991.)) selon laquelle :
– les locuteurs négocient continuellement des identités différentes ;
– et l’alternance fréquente des deux langues représente l’ordinaire du parler.
Le choix du locuteur, comme c’est le cas ici d’El General, de renoncer à mêler les langues, dénote une volonté de recherche à provoquer un certain effet sur ses auditeurs.
Pendant le Protectorat, l’élite au pouvoir avait poursuivi des politiques linguistiques visant à généraliser la francophonie, et Bourguiba avait favorisé, au fil des ans, un système éducatif bilingue. Ceci a amené à la situation actuelle où l’usage du français est dominant dans les universités, une langue européenne maîtrisée uniquement par une population dont le niveau d’éducation est supérieur. Il s’agit, selon les termes de Myers-Scotton((C. Myers-Scotton, 2002.)), d’une “elite closure” : une classe privilégiée qui, au niveau linguistique, a accès à la langue prestigieuse de la culture. La langue utilisée par El Général, dans la chanson analysée, ne reflète pas la langue réellement parlée par la grande majorité des Tunisiens, surtout de la capitale, marquée par un langage qui présente des alternances très fréquentes. Au contraire, elle s’identifie plutôt à cette partie de la population qui a déclenché la révolution : le peuple du sud et de l’intérieur du pays, la Tunisie défavorisée qui, dans l’imaginaire et à travers les stéréotypes, représente la population la moins cultivée.
El Général chante, verbalement et nominalement, de façon inclusive avec et pour un “Nous” ou avec le “nôtre”, signifiant réellement sa forte identification avec un peuple humilié dont il revendique les droits.
Bibliographie
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Myers-Scotton, 2002, Contact Linguistics: Bilingual Encounters and Grammatical Outcomes, Oxford University Press, Oxford.
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Maura Tarquini
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