Elsa Gomis
Marjatta l’éblouie. La lumière comme matériau
Film et études migratoires, School of Art, Media and American Studies, University of East Anglia, Angleterre
Marjatta l’éblouie, le documentaire de Corinne Fortier, traite d’un exil à la mer. Celui de Marjatta, artiste peintre et céramiste d’origine finlandaise venue prendre attache avec les rivages escarpés de Bretagne. Arrivée en France au début des années 1950, Marjatta a d’abord suivi une formation aux Arts décoratifs à Paris, ville dans laquelle elle a rencontré Jean-Claude Taburet, son futur époux, qu’elle a ensuite suivi à Quimper. « Déjà quand j’étais étudiante à l’École des Beaux-Arts à Helsinki, j’ai rêvé de la Bretagne », confie-t-elle à la réalisatrice. Une série d’entretiens structure le film au fil des souvenirs de l’artiste, qui évoque tour à tour le Finistère et la Laponie.
Pour montrer le métissage artistique généré par cet exil, Corinne Fortier s’appuie sur la circulation visuelle de motifs qui naviguent d’un territoire à l’autre. C’est le cas, par exemple, de la figure double et symétrique du paon présent dans l’art populaire finlandais et que l’on retrouve dans le travail de céramiste de Marjatta qui s’inscrit aujourd’hui dans le « patrimoine breton ».
Pour saisir le processus de création à l’œuvre, la cinéaste juxtapose alternativement les paysages peints et les paysages vus, pour tenter, par leur décalage, de saisir l’image intérieure de l’artiste.
Une des images intérieures de Marjatta est celle d’une fée : « Ma mère pour moi c’est une fée, elle marche. Je la trouvais belle, elle avait les cheveux couleur de miel […]. Elle était tout ce que je voulais devenir ». En tant que céramiste et peintre, Marjatta ne saurait représenter le littoral breton en bleu, car sinon la mer « n’a pas son caractère, on dirait un gentil lac en Finlande, alors que la mer est redoutable, violente et imprévisible ». Aussi inattendue sans doute que la mère de l’artiste.
Née à Helsinski en 1931, Marjatta n’a longtemps pas su qui était son père. À sa naissance, sa mère avait déjà trois enfants plus âgés nés d’un premier mariage. Quand la petite Marjatta interroge sa mère quant à la signification du terme « bâtarde », dont l’un des enfants de son école l’a affublée, elle se voit soudainement exilée en Laponie, chez une tante. Corinne Fortier revient alors aux marines de l’artiste. « La mer c’est comme ça, on ne peut jamais savoir » dit Marjatta. « On peut partir par une journée magnifique et avoir soudain un “coup de chien” », comme disent les marins.
À son retour de Laponie, la petite fille est à nouveau séparée de sa mère atteinte de tuberculose. Marjatta, née un crayon à la main, dessine alors des paysages. Les enfants brutalement séparés de leur mère ne dessinent pas les visages, nous apprend-elle. Marjatta rend parfois visite à de blondes vierges à l’enfant dans les églises de Helsinki, « parce que j’avais l’impression de dire bonjour à Maman ».
Marjatta est mise à l’orphelinat dans lequel de beaux jouets, exposés dans des armoires vitrées, restent inaccessibles aux mains des petites filles. Adulte, elle adapte la faïencerie bretonne traditionnelle en reproduisant des mères à l’enfant à l’aide de couleurs gaies. L’artiste miniaturise aussi l’imagerie bretonne au sein d’un petit vaisselier dans lequel elle place une dinette à laquelle, à présent, elle a le droit de toucher.
Marjatta se sent désormais chez elle dans les faïenceries. Surtout, grâce à Jean-Claude Taburet, son compagnon durant soixante années, elle ne se trouve plus orpheline. Son tempérament indépendant et sa volonté d’être artiste ne la prédestinaient cependant pas à la vie conjugale et familiale. Sur les traces de la peintre finnoise Helen Schjerfbeck, elle était partie à Paris pour s’inscrire à l’Académie Julian et aux Arts Déco. Elle confesse qu’à l’époque, elle ne voulait absolument pas se marier ni avoir des enfants par crainte que cela n’entrave toute sa vie.
Elle rencontre Jean-Claude Taburet un soir de Noël dans le Quartier latin. « Vous êtes d’où ? » lui demande-t-il. « Je viens de la lune », répond Marjatta. Le jeune homme sort un carnet de croquis et dessine le visage de la jeune femme enveloppé dans un croissant de lune.
Pour dénouer le dilemme de création de la femme mariée et de la mère qu’elle deviendra à son tour, Marjatta développe une attention extrême au tumulte des sentiments qui l’animent et à son inconscient, à l’exemple de ce rêve grâce auquel elle retrouve l’inspiration en pleine « panne postnatale ».
Corinne Fortier brode à nouveau son montage sur le thème de la marine : « Rien n’est sûr sur la mer », répète Marjatta. La vieille femme détourne le regard de la caméra : « Je me suis construite sur des suppositions, aucune certitude ». En prenant connaissance de la biographie de son père, le graveur Reino Aksel Harsti, elle suppose que ses parents se sont peut-être rendus ensemble dans le même village de Laponie où, imagine-t-elle, elle aurait pu être conçue.
Marjatta se met ensuite au piano et joue une chanson traditionnelle finnoise. « C’est une histoire un peu triste », annonce-t-elle. « C’est sans penser aux conséquences que j’ai fait la cour à la jeune fille de la maisonnette », dit le vagabond dans la rengaine. Corinne Fortier s’attarde sur les circonvolutions de la peinture sur la palette de l’artiste, puis sur la surface de la mer.
À l’île de Sein, la lumière rappelle à Marjatta la clarté de sa Finlande natale. « Ou c’est l’ombre complète, ou c’est l’éclatante lumière », observe-t-elle, son carnet de croquis à la main. « Ici c’est radical, il n’y a pas de pénombre ». Marjatta l’éblouie semble manifestement avoir choisi la lumière.
Bibliographie
Marjatta l’éblouie de Corinne Fortier (2017, 52 mns), version anglaise sous-titrée : Marjatta, a Finnish artist in Brittany.