Jacques Lombard

Jacques Lombard

Marjatta l’éblouie de Corinne Fortier. L’endroit et l’envers du regard

Anthropologue et réalisateur, IRD, Paris.
DOI : https://doi.org/10.34847/nkl.4cfapozm

Teaser en français de Marjatta l’éblouie de Corinne Fortier (2017, 52 mns).

Un film limpide comme la lumière de Finlande, un film de couleurs affirmées hors des pénombres, un magnifique hommage à Derain et à Matisse, éclatant de toutes ses résonnances quand on se laisse ensuite tranquillement envahir comme par un souvenir fort de la vie qui prend au corps. Un film délicatement susurré, par petites touches subtiles, et l’on se surprend alors marchant côte à côte avec Marjatta dans une effusion discrète et partagée.

Un film qui accompagne au plus juste la quête résolue d’une artiste pour tenter de traduire les images qui l’habitent dans tous les moments de son œuvre ponctués par la peinture et le dessin autant que par le travail intense de la faïence.

Un film qui réussit à ménager la rencontre des mises au point, des résolutions, résolutions des souvenirs, résolutions des pertes, résolutions des sentiments avec la résolution des visages, la résolution des paysages, avec la résolution de la vie, à l’image de la mer, toujours indécise, menaçante et dangereuse.

Chaque création, loin d’être une certitude, émerge toujours comme une supposition affirmée qui presse alors d’en formuler une autre et l’on pense à l’artiste comme à un marin porté par son destin.

Photogramme extrait de Marjatta l'éblouie (Corinne Fortier, 2017, 52 mns)

Photogramme extrait de Marjatta l'éblouie (Corinne Fortier, 2017, 52 mns)

Ainsi et c’est bien la belle qualité de ce film, Corinne Fortier sait accompagner Marjatta dans son propre regard en lui offrant une ligne de fuite qui reflète le mouvement même de son travail de créatrice. Il ne s’agit pas là d’explorer une œuvre à travers ses éléments les plus divers et de découvrir les techniques utilisées mais d’en approcher la profonde nécessité dans la tension de cette vision sur le plus simple quotidien qui révèle une si forte et difficile interrogation sur elle-même, sur l’origine de son regard, ses images intérieures ainsi qu’elle le dit elle-même. Images dont on comprend qu’elle tente alors de les faire naître à chaque moment de son travail de peintre.

On est tenté de dire que la cinéaste ici nous parle du réel du Réel. On ne découvre pas là une personne qui agit dans la fabrique du monde en le révélant dans une sorte de démonstration de l’une ou l’autre de ses évidences. Au contraire, on voit avec, non pas seulement avec ce qui est donné d’emblée dans le concret des existences mais dans les rêves et l’ouverture des possibles qui constitue chaque sujet humain. Marjatta ne nous explique rien de plus que ce qu’elle est ou tente d’être mais ce faisant elle nous touche profondément en nous faisant ainsi plus humain, perdus nous aussi entre les incertitudes et les peurs et les émotions certaines de chaque beauté des choses.

Au-delà des raisonnements et des affirmations, de l’exercice inévitable de nos certitudes dans la pratique de la vie, dans la mécanique de la vie, au-delà du Réel, de ce réel si faussement évident, niche ce qui nous lie constamment les uns aux autres, le réel des imaginaires, des utopies et des désirs, de la mémoire la plus profonde, de toutes les expérimentations, de tous les efforts de l’amour.

Disant cela, je pense au magnifique film de Robert Bozzi, « Les gens des baraques », qui avait rencontré en 1970, dans un bidonville de Saint-Denis, des travailleurs migrants portugais pour montrer les conditions indignes de leur existence et de leur logement. Alors qu’il travaillait son sujet, un enfant vint à naître dans ce bidonville mais tellement préoccupé par sa démonstration il ne voulut voir que la misère qui entourait cette naissance en essayant de l’exploiter ainsi et non pas le bonheur simple et entier qui accompagnait cet évènement, si présent dans le regard de cette jeune mère. Le manque à gagner de son regard de cinéaste ne laissa de le préoccuper pendant de nombreuses années à tel point qu’il rechercha ces personnes afin de les restituer, dans ce film réalisé en 1995, dans leur pleine humanité et non pas seulement comme les acteurs d’une démonstration bien qu’elle fût à l’époque tout à fait légitime pour des raisons politiques.

Avec ce film raffiné et poétique, Corinne Fortier pose à nouveau la question si débattue du réel au cinéma dans la suite de son propre travail de recherche comme anthropologue où elle s’interroge tant sur les pratiques de séduction dans l’univers musulman mauritanien que sur les sentiments complexes du rapport à leur corps chez les personnes transgenres. Il s’agit toujours de la même interrogation dans son travail sur le rendu indispensable des imaginaires et leurs significations profondes, sur le problème de la forme et des écritures qui est au cœur aujourd’hui de la recherche en sciences et de sa rencontre indispensable avec d’autres formes d’expression et de construction du réel.

La protagoniste du film Marjatta Taburet (à gauche) et la réalisatrice Corinne Fortier (à droite) lors de la première projection publique du film.

La protagoniste du film Marjatta Taburet (à gauche) et la réalisatrice Corinne Fortier (à droite) lors de la première projection publique du film.

Bibliographie

Marjatta l’éblouie de Corinne Fortier (2017, 52 mns), version anglaise sous-titrée : Marjatta, a Finnish artist in Brittany.

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"Marjatta l’éblouie de Corinne Fortier. L’endroit et l’envers du regard." Revue Science and Video [Online]. Available: https://scienceandvideo.mmsh.fr/9-12/. [Accessed: 19 mars 2024]
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