Marie-Pierre Anglade

Formes socio-spatiales du côtoiement femmes-hommes en espaces publics : normes sociales, drogues et violences au jardin « Nevada » de Casablanca (Maroc)​​

Architecte D.P.L.G., doctorante en sociologie de l’urbain, Laboratoire LAUA, École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes.

DOI : https://doi.org/10.34847/nkl.5ffe2x3o

 

Casablanca, moteur essentiel des flux de la conurbation atlantique marocaine, présente un grand intérêt pour qui s’intéresse aujourd’hui aux mécanismes socio-spatiaux de construction des catégories privé et public. Dans cette métropole de près de 4,5 millions d’habitants[1], les espaces publics sont aujourd’hui le théâtre de pratiques d’appropriation nombreuses n’ayant échappé ni aux habitants soucieux des bonnes mœurs, ni aux médias[2]. La presse locale et nationale n’a, en effet, de cesse de relayer les nombreuses incivilités et désordres occasionnés par les pratiques de consommation de drogues, les tentatives des émigrés clandestins et l’investissement de la voie publique par les activités improvisées et très diversifiées des vendeurs de rue, liées à la contrefaçon, la contrebande et la récupération-vente.

Dans la partie du Parc de la Ligue Arabe la plus proche des édifices administratifs, nommée « jardin Nevada » par ses habitués, se côtoient aujourd’hui consommateurs en réunion d’alcool et consommateurs individuels de psychotropes : la différenciation des produits est importante car les sociabilités et les représentations qui les fondent n’instaurent pas les mêmes échanges selon qu’il s’agit d’alcool, de haschich, d’alcool à brûler, de silissione ou de qarqoubi[3]. La participation féminine à ces pratiques, contestée par le sens commun soucieux de voir les femmes tenir leur rôle, est confortée aujourd’hui par l’implication de femmes de plus en plus jeunes et nombreuses. Ces pratiques sont réprouvées par les représentations communément admises dont nous tenterons de comprendre la complexité, la superposition des registres des normes qui les régissent, et la répartition socio-spatiale des rôles féminin et masculin qui les organisent.

Cette répartition, de toute évidence « bousculée » en tant que norme sociale, ne peut qu’induire des violences qu’il s’agit de décrire dans les situations quotidiennes où les femmes s’approprient les espaces publics pour leurs pratiques transgressives.

Les travaux de sciences sociales étudiant le rapport déviant aux normes sociales au Maroc rencontrent de nombreux écueils. Certes, ils évoquent fréquemment d’une part les conditions économiques de la marginalisation des quartiers populaires concernant une grande majorité des habitants de la ville, les difficultés statistiques et terminologiques à cerner l’ampleur des populations concernées par la pauvreté (Escallier, 2006), et d’autre part les modes de vie et pratiques politiques des habitants des bidonvilles. Certains travaux dénotent également un changement de regard des sciences sociales sur les mouvements socio-spatiaux des femmes en espaces publics : selon un angle inédit s’éloignant de la prouesse et du militantisme de genre, elles sont ainsi apparues comme des « femmes qui “bougent” » (Ossman, 1998 : 228), ou négociant leur accès aux espaces publics sans pour autant y trouver de place légitime, comme par exemple par le biais des pratiques d’entraide de voisinage (Berry-Chikhaoui, 2000a, 2000b).

Mais les recherches ont tardé à envisager les pratiques sous l’angle de tensions entre conformité et marginalité, et à rendre ainsi compte du quotidien au plus proche des réalités sociales (Colonna, Daoud, 1993). En particulier, les études de genre participent de ces choix lacunaires, bien qu’ayant toujours traité abondamment des contre-pouvoirs féminins dans la sphère domestique (Lacoste-Dujardin, 1996 ; Hayeur, 1998), de l’évolution des modes d’accès des femmes au travail et à la ville (Monqid, 2006), des aspirations en matière de droits élémentaires (Tamzali, 2007), de l’évolution des rôles dans la sphère familiale (Monqid, 2006). Il est pourtant essentiel pour les sciences sociales de saisir les conséquences des carences qu’elles engendrent en négligeant de considérer les femmes comme actrices de la déviance urbaine au Maroc :

– les discours militants, bien qu’indéniablement nécessaires, ont tôt fait de consacrer le statut social des femmes comme victimisant ; or, « les inégalités de genre devant les problèmes environnementaux ne se situent pas tant dans ceux-ci que dans les forces sociales qui déterminent que les femmes y soient plus exposées, autrement dit la marginalisation et l’absence de pouvoir qui en résulte » (Hainard, Verschuur, 2001 : 34) : cette posture empêche d’une part de regarder les femmes comme actrices potentielles de violences, et d’autre part, d’interpréter ces violences au prisme de grilles d’analyse actualisées, pour une dimension urbaine et non uniquement genrée des travaux de sciences sociales ;

– malgré le constat de changements sociaux affectant la famille (Chekroun, 1996) et de transformations des identités collectives (Berry-Chikhaoui, Deboulet, 2000), les travaux de recherche conçoivent toujours l’honneur familial dans le cadre réducteur des relations sociales de groupe, ignorant les processus féminins d’autonomisation.

Dans la veine des études sur l’évolution du lien social urbain, il sera pris un grand soin à décrire les urbanités des uns sans négliger celles des autres, selon l’hypothèse que la mobilisation de l’espace comme ressource par l’ensemble des habitants – y compris au plus bas dans la hiérarchie sociale –, sous l’effet conjoint des pressions démographique et économique, fonde les échanges sociaux urbains au même titre que les actions, participant ainsi de la « co-production de la ville » (Berry-Chikhaoui, Deboulet, 2000 : 16). L’étude des échanges, des modes de sociabilité, et l’analyse des violences induites par la recomposition du côtoiement entre femmes et hommes en espaces publics, prendront toute leur mesure à la lumière de la description des représentations.

Les drogues de rue à Casablanca

Le terme silissione en Arabe Marocain vient du mot « solution ». Le terme générique regroupe les colles, le doulio (diluant ou solvant de peinture dans un sac en plastique) et le caoutchouc naturel. Disponible en petits tubes, celui-ci est destiné habituellement à la réparation de chambres à air de bicyclettes et peut être inhalé, entraînant hallucinations et parfois dépendance. Au marché noir, son prix modique (4 dirhams[4]soit un peu plus qu’un ticket de bus en 2005, 8 dirhams en 2006) a fait connaître à la marque Norlatex® un succès rapide auprès des enfants et des jeunes adolescents à partir des années 1980.

Les qarqoubi sont des psychotropes sous forme de comprimés de contrebande. Issu du verbe yqarqab qui signifie « faire du bruit », ce mot associe l’ingestion de ces comprimés à l’image du bruit qu’ils produisent dans le cerveau des usagers. Des cicatrices faites par des lames de rasoir sur les avant-bras sont les stigmates les plus fréquents des consommateurs de ces produits qui les rendent dépendants et totalement transfigurés par un sentiment incommensurable de puissance physique lorsque les qarqoubi sont ingérés avec de l’alcool. On appelle aussi ces comprimés fanid (bonbons) ou bola hamra (boule rouge) à cause de la couleur du Rivotril® – anti-épileptique ayant remplacé sur e marché le Valium®, l’Optalidon®, etc. – et de son emballage. La samta (ceinture) ou plaquette de 10 comprimés peut seulement coûter 10 dirhams, un drame lorsque le cours du silissione prisé par les enfants s’envole.

Il sera peu fait état de haschich, drogue « d’intérieur » car moins stigmatisante et donc consommée à domicile ou au café en quartier populaire malgré l’interdiction légale, et d’alcool à brûler dont l’action destructrice nécessite le maintien des consommateurs dans leur quartier d’origine afin de mobiliser les réseaux d’entraide solides des proches et voisins autour de leur survie (Anglade, 2006).

Prégnance d’un « univers domestique »[5] et rôle du témoin

Entre contexte légal, pratiques individuelles relevant de négociations des normes religieuses collectives, code de l’honneur et maintien du rôle de la bonne réputation, la multiplicité et la superposition des registres de normes sociales au Maroc complexifient l’appréhension des représentations sociétales.

D’un point de vue légal, les consommations de produits, illicites du point de vue de l’islam, sont fortement réglementées, mais l’application des textes de lois est affectée par différents paramètres. Concernant tout d’abord l’alcool, si le droit marocain actuel est hérité du droit français, les législateurs ont hésité, après l’indépendance, à sanctionner les habitudes de boisson déjà anciennes, faisant porter les réformes sur la visibilité de la consommation, et sanctionnant par conséquent le tapage causé par l’ivresse[6]. Le même principe de régulation des désordres urbains par trop visibles est appliqué pour les consommations d’autres drogues, en théorie interdites mais bénéficiant, pour le cannabis, d’une grande tolérance liée aux pratiques historiques de production et de consommation (Labrousse, Romero, 2001). Par ailleurs, deux textes de loi[7]règlementent la mendicité et le vagabondage, mais sont rarement utilisés afin que le nombre de détenus n’en soit pas exagérément accru.

C’est pourtant moins le caractère illégal de ces pratiques qui pose problème aux représentations, que leur visibilité en espaces publics car s’exposant ainsi au jugement et au déshonneur de familles ou de derb[8]entiers. Les habitants de Casablanca assistent à l’étalage de ce que la sphère privée s’épuisait encore récemment à contenir. Paradoxalement, c’est précisément pour leur statut que les espaces publics sont si fortement appropriés : considérés comme libres d’usage, ces espaces recueillent les « pratiques non officielles » (Weber, 1989 : 27) de populations forcées d’exprimer dans le public les difficultés qu’elles rencontrent dans le privé. La vie quotidienne de sans-logis au grand jour choque particulièrement : d’une part, les règles de bienséance condamnent ces pratiques car « manger dans la rue est indécent et impudique » (Bourdieu, 2000a : 53) ; d’autre part, leur état de délabrement les stigmatise moins que la perte de leur logement, ce qui sous-entend leur abandon par leur famille et par là même, le fait que ces personnes se soient rendues certainement coupables de graves manquements à l’ordre moral familial. Enfin, leur probable célibat à un âge avancé les conforte dans leur situation de déshonneur.

Pour comprendre cet aspect des représentations, il faut ajouter que celles-ci, construites sur la base de codes de conduite anciens, hérités des droits coutumiers et religieux, relaient la prégnance d’un véritable univers domestique (Wirth, 1997) prônant la non ingérence dans les espaces publics par les usagers supposés traditionnellement concentrer leurs investissements dans l’espace privé (Navez-Bouchanine, 1991). En ce sens, les pratiques transgressives de la ville semblent rompre la hiérarchie instaurée par une gradation de sens et de marquages, des espaces appartenant à tous – et par là même revêtant une multitude d’interprétations d’usages – vers ceux investis et régis par les habitants, entre dehors et dedans (Dris, 2001).

Par ailleurs, les rapports sociaux entre hommes et femmes au Maghreb, et notamment la « vision androcentrique » de l’ordre établi (Bourdieu, 1998 : 15), ont souvent été appréhendés à travers le prisme de la dichotomie affectant les espaces du quotidien, entre masculin-public et féminin-privé. Cette polarité traverse notamment la société kabyle incarnée dans la structure spatiale d’un village (Bourdieu, 2000b). Les travaux pionniers ont trouvé son origine dans la répartition traditionnelle des rôles, décrivant dans le même temps leurs liens au biologique assignant les espaces domestiques au refuge des activités féminines autour de leur faculté sexuelle de procréation (Tillion, 1982 ; Lacoste-Dujardin, 1996), et la complexité des rapports sociaux à la lumière des contre-pouvoirs féminins, véritables « armes féminines » (Lacoste-Dujardin, 1996 : 196) faisant des espaces domestiques et familiaux leur univers exclusif et non négociable : choix des futurs conjoints de leurs enfants, captation d’héritages par « manipulation de parenté » (Lacoste-Dujardin, 1996 : 60), pouvoirs féminins d’asservissement masculin par le plaisir sexuel, gestion du budget familial, y compris celui du fils marié (Tillion, 1982), accaparement de l’attention masculine, rôle joué dans certaines confréries (Hayeur, 1998), etc., sont considérés comme des revanches sur les hommes de la famille et au-delà, sur ceux de l’ensemble de la société.

De nos jours, la répartition sexuée des rôles selon le couple privé-féminin vs public-masculin constitue toujours le principe d’inégalité sociale sur lequel se fondent l’ensemble des échanges, car l’accès des femmes au monde du travail, de l’associatif (Navez-Bouchanine, 2005), et des loisirs reste soumis à conditions. De nombreux travaux ont su décrire la constance de l’ordre établi concernant la répartition socio-spatiale des rôles (Navez-Bouchanine, 2001 ; Dris, 2001), ou le fait que l’inconvenance persiste pour les femmes n’ayant pas à déambuler sans but dans les espaces publics (Bekkar, 1994), dans la mesure où « “sortir” pour les femmes équivaut à traverser des espaces dangereux où le respect des valeurs n’est pas garanti, où l’agression est souvent réelle sous le regard complice des passants » (Dris, 2001 : 183) : les espaces publics continuent de revêtir les couleurs de l’interdit nuisant à l’honneur des femmes, et cela malgré leurs précautions (le choix d’itinéraires à travers des espaces ouverts et fréquentés, le fait de « raser les murs », port de vêtements jugés plus décents comme le hijab[9]). Les difficultés d’accès aux espaces publics et les violences induites (Monqid, 2006) semblent rappeler les règles de l’ordre établi selon lesquelles la rue doit rester inaccessible aux femmes lorsqu’elles usent des espaces publics s’apparentant traditionnellement à leurs yeux à des espaces de circulation et de passage. En ce sens, un dicton sur la place des femmes est apparu avec l’irruption des femmes dans les marchés pour l’approvisionnement familial, autrefois exclusivement masculin, ce qui bouscula l’ordre établi : « zzanqa âamra ou diour khawyine »[10](la rue est pleine [de femmes] et les maisons désertes).

En ce sens, en écho aux questionnements de la légitimité des rôles sociaux féminins, la question de la place des femmes interroge les sciences sociales par le biais des pratiques d’appropriation des espaces publics physiques et la recomposition de lieux de sociabilité féminins qui ne se présente pas comme un partage ou une reconquête de lieux exclusivement masculins. Lorsque les femmes prétendent à l’usage d’espaces publics, elles ne rejettent pas l’exclusivité de l’usage masculin, comme celui des cafés, mais inventent de nouveaux lieux pour elles-mêmes comme les fast-foods, et modèlent cette nouvelle fréquentation à leur exigence de bonne moralité (Davis-Taïeb, 1998).

Il est indéniable que ce faisceau de traits collectifs, consacrant les lieux du privé comme ceux du retrait et du secret familial, contribue à faire de « la société marocaine (…) une société où le jeu des apparences est particulièrement important, en ce qui concerne la délimitation de l’autonomie individuelle. Dit rapidement : on peut relativement disposer de la règle, à condition de ne pas le montrer » (Ferrié, 1993 : 1075-1076). Le corollaire de cet aspect des normes sociales, domaine des non dits, du caché, de la gestion, voire du contrôle de la vérité, consacre le rôle de témoin social : ce qui n’est pas vu et ce dont on ne parle pas n’existent pas, la reconnaissance sociale fait l’existence de la pratique transgressive. Le mensonge doit être perçu, sous cet aspect des représentations, comme un puissant régulateur des relations sociales dans la gestion des multiples rôles sociaux investis par l’individu dans le temps et l’espace (Ferrié, 1995). Si les pratiques non officielles sont offertes à la vue de tous aujourd’hui, c’est que les logements ont atteint un tel niveau de promiscuité et de paupérisation que les pratiques se transportent au dehors, en dépit de l’inconvenance de l’exposition et de la stigmatisation encourue. Car « on ne fait pas en privé des choses “honteuses” ; ce qui est honteux est de faire en public des choses censées être faites en privé » (Ferrié, 1995 : 189).

Dans la mesure où les représentations précédemment décrites ne sont jamais remises en question et où la société toute entière enjoint quiconque à tenir sa place, l’importance du regard d’autrui dont les habitués des espaces publics se sentent souillés, ainsi que la peur de la justice divine sans cesse à l’esprit et invoquée par la famille, s’exercent de manière dramatique sur les perceptions des liens sociaux et familiaux. En effet, le déroulement des pratiques rejetées au dehors impliquant une cohabitation relative entre femmes et hommes en espaces publics rend compte de la pénibilité du vécu de ces représentations : celles-ci sont en effet identiques du point de vue des « normaux » (Goffman, 2001 : 15) comme de celui des usagers transgressifs. Par ailleurs, aucune situation sociale ne pouvant être envisagée sans que ne soient valorisées la présentation de soi, les soins apportés au corps et à l’allure qui s’offrent aux yeux de tous, il sera rappelé combien le paraître fonde les catégories sociales, et au-delà, les échanges et la construction d’une hiérarchie sociale dans le partage des espaces publics.

Les représentations sont, en outre, fortement nourries de la figure du marginal, cet « ennemi de l’intérieur » (Simmel, 1990 : 54) qui véhicule un imaginaire complexe, selon un jugement de façades pour ce qui règle les échanges anonymes publics. Dès lors que l’espace public relève du domaine du visible, le regard s’attache aux effets matériels de certains usages sur les espaces. Le jugement se réfère au critère de l’apparence normative (Becker, 1985), au-delà de la construction d’une catégorie autour du stigmate social de la perte d’un emploi, et opère ici sur la perception de l’espace modifié par un usage. Il peut s’agir aussi bien de l’exposition des comportements que d’apports matériels qui constituent de nouveaux liens entre citadins. L’espace public, espace de gestion du rapport de chacun à l’altérité, devient source de conflit dès lors que certains de ces liens véhiculent des sentiments négatifs : peur du reflet renvoyé, méfiance, refus de tout contact… Ici, c’est la ville de Georg Simmel, où se révèle maximale « l’excitation de la sensibilité aux différences » (Simmel, 1990 : 74), qui est à l’œuvre. La ville se construit selon un ensemble de parcours intérieurs à l’origine de l’urbanité, ce sentiment commun aux citadins qui leur fait percevoir la ville à la lumière de leur expérience urbaine propre. Et si « les pratiques urbaines s’inscrivent […] dans une opposition complexe entre l’espace comme territoire de mobilité et de la rencontre de l’altérité et l’espace comme territoire de la sédentarité et du chez-soi » (Dris, 2001 : 182), le chemkar[11], ce marginal sous drogues qui fait honte d’être aussi peu capable de contrôle sur soi, rompt tout autant avec les règles de bienséance qu’avec la répartition socio-spatiale des pratiques dans la ville.

Usage des violences pour une hiérarchie sociale des pratiques

Au premier stade de cette recherche, neuf femmes ont été observées au quotidien dans le jardin Nevada, ainsi que dans certains espaces résiduels de l’ancienne médina et ses environs, comme le chantier de la marina près de la Grande Mosquée, et un bidonville :

– Meryem[12] vivait comme sans-logis à Nevada avant que son compagnon, sans-logis sous silissione, ne décède en 2004 ;

– Dounia revint fréquenter Nevada après un long séjour en prison (environ entre 2004 et 2006) ; sans habitat réel, elle dort chez l’un ou l’autre des membres de sa famille selon leur bon vouloir, ce qui l’expose aux remarques amères de sa famille qu’elle supporte mal ;

– Fatima est handicapée mentale, logée tantôt par ses parents, tantôt par son compagnon, Mehdi, dans sa cabane de bidonville ; dans les bazars de l’ancienne médina, elle pratique le métier de « faux guide », forme de mendicité ;

– Saïda est logée dans le quartier populaire de Derb Sultan par ses parents dont les critiques relatives à son célibat la poussèrent à sortir souvent de chez elle ; elle se mit peu à peu à boire comme ceux qu’elle avait rencontrés à Nevada ;

– Habiba, en rupture avec sa famille, vint s’installer dans la cabane de Mehdi, compagnon de Fatima ; elle vécut un temps en se prostituant auprès des ouvriers du chantier, près du bidonville, jusqu’à déménager à nouveau chez un autre, ne supportant plus les violences de Mehdi ;

– Najat vit comme sans-logis à Nevada entre 2002 et 2006, cherchant l’appui de compagnons de passage, tel Achraf disposant d’un toit chez sa sœur ; celui-ci consomme divers produits, dormant à la rue parfois ; Najat eut deux enfants placés d’autorité en orphelinat à leur naissance par les forces de police sans aucune information ; elle tenta en 2006 d’occuper une chambre louée avec Achraf dans un quartier populaire périphérique mais son sevrage échoua, et elle continue de fréquenter Nevada et d’y dormir parfois ;

– Soumiya, mariée et 2 enfants légitimes, se retrouve à la rue pendant quelques mois en 2006 à la suite d’une violente dispute dans un quartier de la limite rurale de la ville avec le géniteur de son troisième enfant de deux ans, adultérin et par conséquent, sans nom ni reconnaissance officielle ; son mari, habitant l’ancienne médina, boit parfois à Nevada, ainsi que son compagnon ; Soumiya dort de temps à autres dans le squat du stade jouxtant Nevada ;

– Rachida, célibataire, habite chez ses parents dans l’ancienne médina ; tant que l’addiction ne l’en empêchait pas, elle pratiquait le métier de « faux guide » ; puis, elle commença à troquer des vêtements et vendre cycliquement de petits objets à la sauvette dans la rue piétonne du centre-ville, proche de Nevada où elle vient boire ;

– Hnia, veuve, vit d’une pension de retraite et d’une aide de sa fille émigrée à l’étranger ; elle boit à Nevada parmi les autres hommes sous la protection de son voisin de quartier[13].

Pour saisir l’ampleur de leurs stigmatisations et des violences à l’œuvre dans le côtoiement femmes-hommes, il est nécessaire de décrire les pratiques d’appropriation masculines fondant les échanges en espaces publics.

En toute saison, les journées s’écoulent immuablement à Nevada. Les premiers habitués émergent en fin de matinée. Ceux trop saouls pour regagner leurs domiciles peuvent tomber là où ils se trouvent, dormir quelques heures puis se réveiller au milieu de la nuit à cause du froid. Certains tentent de rentrer chez eux, malgré les reproches de la famille et les moqueries des voisins, d’autres passent le reste de la nuit dans le squat du stade, espace de vie important dans le quotidien de Nevada. Le stade « la Casablancaise » abrite les bureaux de diverses associations, des vestiaires, des douches à l’eau froide, un gymnase et une salle de musculation désaffectée. Une famille occupait le logement de fonction du gardien du stade sans assurer l’activité de gardiennage, et cela, de façon de plus en plus visible (emménagement des membres de la famille élargie, linge étendu sur les accès à la piste de course), privatisant l’espace public à tel point que des dispositions furent prises dès 2003 : la famille nombreuse fut expulsée, les accès au logement condamnés. Les sans-logis (alors encore au nombre de 4, dont 2 femmes) et certains buveurs trouvèrent un accès au gymnase sans surveillance en passant par la toiture. Mais une nuit survint un incendie, heureusement sans gravité pour les personnes qui avaient allumé un feu « pour faire un peu de lumière et nous réchauffer » (entretien avec les incendiaires, avril 2003). Le gymnase ravagé par les flammes et condamné à nouveau, les sans-logis creusèrent dans le mur extérieur et une cloison afin d’occuper de nuit l’appartement de fonction. Les trois pièces appropriées devinrent rapidement insalubres sous le nombre des déchets, vomissures et excréments.

À partir de midi, les usagers se regroupent selon différents modes de sociabilités, plutôt éloignés des affinités collectives à vocation festive de type amical servant de motivation commune. La morphologie du jardin, un espace central bas et des espaces latéraux qui le surplombent, est constituée de murets et escaliers qui sont autant de bancs et tables, « mobilier urbain » requis par les différentes postures du corps. Plusieurs groupes, dans le sens où les membres « représentent un groupe où chacun connaît tous les autres et peut établir avec tous les autres une relation personnelle » (Mucchielli, 1989 : 12), s’approprient divers endroits pour des périodes variables, fonctions des conflits interpersonnels. Certains apportent leur « matériel » (bouteilles d’alcool, un verre, agrumes qui prolongent l’effet de l’alcool, sandwiches), le tout pour plus de discrétion dans un sac en plastique de couleur noire distribué par l’épicier de quartier pour l’approvisionnement des familles. Si d’autres n’apportent rien et qu’ils sont redevables au plus aisé du groupe, un échange de menus services s’instaure : aller acheter des cigarettes à l’unité au vendeur de passage, se rendre au point de vente d’alcool, chez l’épicier. La gestion des conflits fait partie des échanges. Dès que l’alcool est consommé, les esprits s’échauffent, animés par la convoitise et la jalousie. Un homme dans le groupe peut par conséquent être désigné tacitement afin de faire régner la loi parmi le groupe. L’homme de main peut dès lors arriver à Nevada les mains vides. Les hommes plus faibles mais aux revenus plus importants achèteront ses services en s’assurant sa loyauté vis-à-vis du groupe. L’usage de la violence a même permis à un homme de main de gravir les échelons de la hiérarchie sociale de Nevada : de buveur de rue sous psychotropes à l’occasion, dormant souvent dans un fourré de Nevada, Abdelâali devint usurier de rue, craint et respecté. Un groupe de personnes aux revenus stables et à l’emploi fixe envié s’était formé au jardin et employait Abdelâali pour sa force physique afin d’éloigner les buveurs mendiant leur alcool. Eux-mêmes prêtant de l’argent avec intérêt à l’occasion aidèrent Abdelâali à organiser son affaire qui lui permit d’acheter un scooter neuf et de regagner l’estime de sa famille en rentrant dormir chez lui chaque nuit. Ce commerce et son image de réussite affichée fit entrer néanmoins Abdelâali en compétition avec un autre personnage aisé de Nevada, Azzedine, qui possède un vélomoteur.

Mais aux yeux d’Azzedine, Abdelâali ne peut rivaliser de réputation pour avoir commis un acte dégradant : il a été le compagnon de Najat, au point qu’elle a eu un enfant de lui, aussitôt placé en orphelinat[14]. Azzedine, marié et un enfant, bénéficiant d’un emploi stable et propriétaire d’un appartement neuf en périphérie, prête pour sa part de l’argent sans intérêt[15]« aux amis seulement » et se pose ainsi sciemment en concurrent direct d’Abdelâali. Le groupe d’Azzedine occupe une place propre du jardin, à bonne distance des coins malodorants servant de lieux d’aisance le long du mur près du squat, et Azzedine dispose toujours, avant de s’asseoir, une feuille de papier journal sur le muret. Il dissuade les consommateurs de psychotropes aux apparences physiques trop dégradés de s’approcher de trop près, il y va de sa réputation. Les consommations de produits illicites sont perçues en effet selon une gradation de jugements sévères allant de la tolérance pour l’alcool à la condamnation absolue pour l’alcool à brûler – dont la consommation est assimilée à une forme de suicide, prohibé par l’islam) – en passant par le mépris envers le ridicule des mqarqbine[16], ces faibles qui veulent passer pour plus puissants qu’ils ne sont. Homme cultivant son physique imposant[17], fier de n’avoir pas recours à un homme de main, ses largesses mesurées (petites sommes d’argent, alcool, cigarettes) assurent à Azzedine une image philanthropique de prestige qui lui donne une raison de vivre, malgré les conflits familiaux qu’il fuit en fréquentant Nevada. Il veille, toutefois, à se faire rembourser à temps : le prêt d’argent même sans intérêt ne tolère aucun retard : le respect nécessite la crainte de tous. Cette image de pourvoyeur généreux de son groupe doit néanmoins être modulée, cette générosité trouvant son origine dans le besoin d’Azzedine de « faire oublier » le déshonneur d’un surnom tenace, signe de sa faiblesse passée car les questions de réputation se doivent de se régler aux poings dans les plus brefs délais (Bourdieu, 2000a).

Stratégies quotidiennes de survie et honneur féminin 

Si le groupe d’Azzedine admet une femme, Hnia, c’est bien pour son autonomie financière et parce que son âge avancé évacuant de son corps toute dimension charnelle ne fait plus d’elle une femme « à part entière ». Le côtoiement des femmes est vécu comme source d’ennuis : elles n’ont pas de revenus, mendient auprès des plus aisés contre d’hypothétiques services, négocient dans le squat des relations sexuelles dans l’urgence contre des produits. Nevada est, par conséquent, devenu l’endroit le plus pratique pour consommer des produits. Car si les psychotropes s’achètent à l’ancienne médina, quartier populaire le plus proche du centre-ville, c’est le centre-ville qui fournit de l’alcool à moindre coût par rapport aux revendeurs de rue d’alcool aux tarifs prohibitifs[18], les points de vente étant interdits en quartier populaire. Ces difficultés d’approvisionnement en produits pour les femmes les conduisent à fréquenter les personnes les plus démunies de Nevada et à mendier auprès des groupes constitués, satellites rejetés de place en place.

Au regard des réalités socio-économiques au Maroc et de la pénibilité des conditions de vie – parfois extrêmes – des habitants des quartiers populaires, certaines pratiques féminines peuvent apparaître comme la mise en œuvre de stratégies socio-spatiales afin de faire face à la marginalité sociale de leurs quartiers d’origine, confortée par leur addiction aux drogues des rues.

Si les buveurs les plus aisés des groupes de Nevada sont des hommes qui ont pu, au terme de projets de mobilité résidentielle vers la périphérie, parfois s’extraire de l’ancienne médina (comme Azzedine) en conservant des référents culturels populaires[19]leur permettant d’envisager la rue comme espace appropriable, toutes les femmes, excepté Hnia, sont issues de quartiers pauvres que la récession économique des années 90 a frappé durablement (Chekroun, 1996). Les conditions de vie au quotidien dans l’ancienne médina donnent l’image d’un quartier devenu sous bien des aspects – architecturaux, sociaux, économiques – le creuset d’un pan de populations replié sur lui-même et en quête de stratégies de fuite sociale. La précarité du travail exercé souvent de manière illégale (vente ambulante, trafic de produits illicites et de contrebande) a pour conséquence la promiscuité extrême dans des logements qui se paupérisent et que les propriétaires rechignent à rendre simplement dignes : il est ainsi fréquent de rencontrer des familles de dix membres avec des enfants en bas âges, sous-louant une pièce unique où l’on dort à tour de rôle, dans une ancienne maison à cour sans eau courante et pourvue d’un seul cabinet de toilette partagé par plusieurs familles nombreuses. Par ailleurs, la consommation de produits illicites se banalise chez les jeunes, souvent très tôt déscolarisés et livrés à eux-mêmes dans la rue. Dans ce contexte, les représentations collectives liées au bonheur domestique associent la situation rêvée de l’emploi stable à l’imagerie du mode de vie européen socialement et économiquement confortable, ce qui a pour effet d’encourager les jeunes à nourrir des projets de vie clandestine à l’étranger.

Pour leur survie, les femmes construisent des connivences formant réseaux de sociabilités, permettant la recherche de solutions d’urgence et prouvant, à leurs yeux comme à ceux d’autrui, qu’elles sont davantage que des victimes passives. On remarque que ces stratégies structurent également le quotidien des femmes les plus à l’abandon d’elles mêmes : Rachida vend des montres dans la rue piétonne proche de Nevada troque de petits objets, Dounia vend des cigarettes au détail et des sucreries à sa sortie de prison, Soumiya envisage de contacter une association d’aide sociale aux femmes, Najat loue une chambre en périphérie avec Achraf dans un appartement, et distribue gratuitement des cigarettes à tous afin de soigner sa réputation et entretenir une image d’honnêteté lui assurant d’éventuels services. Ces stratégies sont typiquement féminines, car les buveurs de rue non logés, ne souhaitant pas risquer le déshonneur, font état de stratégies d’activités professionnelles ponctuelles réputées comme relevant de compétences masculines : vols et convoi de voitures vers d’autres villes, revente de matériels volés de chantier, collecte de ferraille, vente ambulante improvisée, usuriers de rue comme Abdelâali.

Pour se protéger des violences, les femmes les plus exposées – car passant la majorité de leur quotidien à Nevada – s’entourent de « fidèles » en créant leur propre groupe de référence. Le groupe de Najat, de longue date le plus démuni du jardin, se composait de son compagnon Achraf, Samir (sans-logis sans âge), Assad (enfant des rues devenu adulte, ancien de « Bayti »[20]), sa compagne Meryem, et Dounia. Les sociabilités qui organisaient les échanges, l’approvisionnement en produits et nourriture, la recherche de lieux de sommeil (Anglade, 2002) peuvent être assimilées à celles d’une famille, dans la mise en commun des ressources et le partage d’un destin social commun, ainsi que du ressentiment vis-à-vis du regard d’autrui. Néanmoins, les activités quotidiennes des membres du groupe, dissous depuis[21], doivent être considérées dans leur contexte socio-économique de détresse extrême afin de ne pas sous-estimer les rapports de pouvoir instaurées, dont les formes ultimes sont le proxénétisme et l’assignation des femmes du groupe à la mendicité de rue.

Ces stratégies féminines, négociations sociales pour sauver la face, peuvent apparaître à maints égards comme une reconquête de leur fierté individuelle. L’honneur comme notion fréquemment au cœur des études anthropologiques (Bourgois, 2001) est rarement appliqué aux pratiques et représentations féminines car considérée dans les recherches sur le monde arabe du point de vue du groupe et non de l’individu seul (Tillion, 1982 ; Bourdieu, 2000a ; Lacoste-Dujardin, 1996) :

« tout se passe comme si la femme ne pouvait vraiment accroître l’honneur des agnats, mais seulement le conserver intact par sa bonne conduite et sa respectabilité ou bien le perdre (ekkes el’ardh : ôter la réputation) par sa conduite. Ce qui peut accroître l’honneur du groupe, c’est seulement l’alliance, par le mariage, avec les parents mâles de la femme. » (Bourdieu, 2000a : 192) 

Les travaux anthropologiques ont tendance à décrire l’injonction faite aux femmes de respecter / conserver la bonne réputation de sa famille, considérée ici comme lieu privilégié de la perpétuation de l’honneur masculin. Pour les espaces du dehors, aucune confiance ne peut être accordée aux femmes :

« El horma [honneur], cette notion essentielle de l’organisation des rapports sociaux au Maghreb, subit dans l’espace public une transgression qui libère l’individu des interdits auxquels il est soumis dans son groupe d’appartenance et dans son quartier. (…) Toutefois, la présence des deux sexes dans un même lieu entrave manifestement l’application rigoriste des normes sociales et menace par la même occasion l’ordre établi. C’est en ce sens que la présence des femmes dans la ville est perçue comme étant porteuse du risque permanent de dépravation et de perversité des mœurs » (Dris, 2004 : 256 ; 262). 

Dans ce contexte, un honneur féminin peut-il revêtir un sens individuel ? L’autonomisation des membres de la famille (Chekroun, 1996), l’allègement du poids de la famille élargie en tant que référence de stabilité sociétale (Navez-Bouchanine, 1989), et les changements sociaux à l’œuvre dans les aspirations individuelles révélées par l’univers public (Ferrié, 1995) peuvent permettre aujourd’hui d’envisager les représentations féminines comme partagées entre le souci de préserver l’honneur familial et leur propre fierté. D’un côté, la façon dont Soumiya et Fatima se font appeler selon d’autres prénoms que le leur dès lors qu’elles quittent leur quartier d’origine montre bien le souci de sauvegarder la réputation de leurs familles pour leur retour au quartier où l’on ne sait rien en théorie de leur déshonneur. Leur fierté peut sans nul doute être liée à leur souci de ne pas faillir dans les rôles que devraient être les leurs du point de vue des représentations masculines.

Mais d’un autre côté, pour celles qui ont rompu tout contact avec leurs familles, comme Najat et Meryem, la reconquête d’un semblant de fierté individuelle en situation de déshonneur s’avère d’une importance essentielle. On peut citer l’action intentée par Soumiya afin de donner un nom de famille à son fils[22] : le fait de se rendre dans les locaux d’une association la fit redouter d’être jugée sur son manque d’hygiène. Changer de vêtements avant de quitter Nevada se présente donc comme une stratégie – elle pensa la veille à demander à son compagnon de lui apporter une djellaba et un foulard propres – visant à minimiser les jugements négatifs à l’encontre de son statut social.

Les violences comme prix d’accès des femmes aux espaces publics

 L’analyse des violences qui jalonnent le quotidien de ces femmes montre que des violences surviennent quoi qu’elles tentent d’entreprendre pour satisfaire leurs besoins immédiats. Ces violences peuvent être sociales (moqueries des buveurs, insultes, ébruitement de rumeurs, réputation bafouée), comme physiques (coups assénés lors de bagarres, viols, agressions pour être détroussées de leur argent, cigarettes, et objets personnels pouvant être revendus). Il arrive qu’une vendeuse de sucreries de passage ne soit pas payée : Azzedine prend une sucette et lance à Dounia « siri »[23]en sous-entendant qu’il lui a déjà largement prêté pour avoir le droit de se servir sur ses médiocres marchandises. Un autre jour, Abdelâali vient rappeler à Rachida, de toute la force de son gabarit, qu’elle lui doit un peu d’argent en lui comprimant fortement les joues entre ses énormes mains.

Pour se protéger des hommes, les femmes n’ont que l’évitement, conscientes de leurs maigres possibilités d’avoir le dessus. Leurs réflexes de défense amoindris sous l’effet de l’alcool et leur force physique diminuée par la faim, elles sont violées dans le squat ou dans les lieux d’aisance. Ces agressions touchent également les jeunes femmes aux retards mentaux qui n’ont pas la présence d’esprit de refuser de boire. Ce dernier fait est raconté par les buveurs eux-mêmes dont Azzedine, sans aucune gêne car occultant toute violence, rendant ainsi les femmes complices, responsables et même désireuses de ce genre d’aventure[24] : les femmes honorables n’ont pas à se trouver là. En fin de soirée, ces lieux sont en effet plongés dans le noir : un jeu de patience s’est engagé entre le service d’entretien des espaces verts et les usagers du jardin, ceux-ci jetant des pierres en direction des réverbères afin de casser les ampoules récemment changées. Ces violences masculines apparaissent aux yeux des hommes comme une nécessité de maintien de l’ordre sur des espaces où la présence masculine est légitime, contrairement à celle des femmes. L’interjection masculine fréquente à leur adresse est : « Rentre chez toi. » Ces représentations du rôle social des femmes rejoignent la nécessité pour les violences physiques de toujours imprimer une trace visible sur la personne déshonorée : il semble en effet nécessaire aux hommes d’inscrire les fautes des femmes sur leurs corps (yeux au beurre noir, blessures aux lames de rasoir) comme pour signaler aux autres de quoi elles se montrent capables. Car s’il y a violence physique sur les femmes, c’est qu’« elles l’ont cherché » en pratiquant les espaces publics dont les hommes ont traditionnellement l’apanage.

On voit ici combien il sera important de relier les facteurs de conflits aux représentations pouvant apparaître comme des violences sociales, tant les restrictions et limites semblent rétrécir les marges d’actions des femmes autour de leurs foyers.

Par ailleurs, tandis que les violences masculines envers elles trouvent leurs fondements dans la répartition socio-spatiale traditionnelle, dans le système patriarcal, dans la reproduction sociale traditionnelle des rapports sociaux instaurant la domination masculine et la légitimant (monde du travail, monde politique, enseignement scolaire, comportements sociaux dans l’interaction anonyme en espaces publics), les violences entre femmes s’articulent autour de processus d’acquisition de pouvoir, à l’instar des pratiques masculines de violences : les pratiques féminines de violences rejoignent par conséquent les modes masculins d’expression. Or, le stéréotype de socialisation des femmes consacre celles-ci comme des êtres naturellement non violents car faibles physiquement. Le fait que ces femmes deviennent violentes en espaces publics instaure une contradiction dans les pratiques, responsable des violences faites aux femmes assénées comme représailles.

À ce sujet, Najat, malgré son usage de la violence, a toujours critiqué les autres femmes de Nevada dans leur façon de ne pas prendre soin d’elles, oubli d’elles-mêmes leur faisant perdre à ses yeux leur identité féminine, tandis que Najat continuait de se maquiller quotidiennement et cela, même à la rue. Soumiya porte une djellaba, un fichu sur la tête qui laisse échapper des cheveux blancs. Peau brûlée, nez cassé, cicatrices, bleus fréquents au visage, ongles noirs, mains souillées… Son apparence fait quotidiennement l’objet de moqueries, de la part des hommes comme des femmes, car son port de tête hautain dégage une forme de fierté déplacée. Elle supporte, de fait, très mal l’image d’elle-même qu’elle semble compenser en affichant un orgueil démesuré aux yeux des autres usagers de Nevada, dont la réprobation vis-à-vis du traitement qu’elle inflige à son enfant[25]lui est signifiée presque quotidiennement. Au contraire, Najat souhaite faire preuve de féminité, notamment en appliquant une crème blanchissante régulièrement : la mode féminine réprouve en effet fortement les peaux mates ou bronzées, signe de ruralité qui implique une certaine vulgarité, un manque de savoir-vivre urbain et d’éducation. Mais tout cela en vain : le maquillage outrancier de Najat (fond de teint plâtreux, rouge sur les lèvres, yeux rendus charbonneux par le mascara et le khôl quotidiens, cheveux huileux lissés avec application) et ses pratiques à Nevada confortent sa position sociale de sans-logis qui, ajoutée à ses grossesses connues de tous, renforce sa réputation de prostituée.

La nature des violences physiques dont les femmes sont victimes, leurs forces ainsi que leurs fréquences relèvent de plusieurs facteurs :

– leur degré de stigmatisation, fonction de leurs pratiques construisant leur réputation, modulée en fonction du fait d’accepter des relations sexuelles, de se cacher pour faire leurs besoins, de la façon dont elles prennent soin de leur apparence, etc. ;

– leur situation maritale, fonction des représentations masculines : une mère de famille qui boit est plus stigmatisée qu’une célibataire ;

– les insultes et le langage dont elles sont capables envers les hommes ;

– les quantités de produits à partir desquelles les buveurs n’arrivent plus à se contrôler et peuvent frapper sans raison ;

– l’âge des femmes : plus on est âgé et plus on est respecté en toutes circonstances ; mais l’efficacité de ce facteur, seul frein potentiel aux violences, est compromis par la force des précédents facteurs.

Mais le registre des violences dépend d’un autre facteur : la distance au quartier d’origine. Il est essentiel de comprendre que les acteurs de ces pratiques transgressives circulent et s’approprient d’autres espaces de la ville au même titre que Nevada au sein desquels ils peuvent à la fois initier des itinéraires sociaux hors normes au contact d’autres groupes aux formes tout aussi labiles que celles de Nevada, et continuer de côtoyer d’autres usagers aux pratiques dites « normes ». Les caractéristiques morphologiques de ces espaces permettent certains types d’échanges, et par là même, l’appropriation :

– les espaces englobent le jardin du parking de la Mairie de Casablanca, des jardins de l’ancienne médina (Zerktouni, Bousmara), un bidonville de ses environs, le chantier de la nouvelle marina, ainsi que l’avant-poste que les projeteurs de fuite à l’étranger appellent « Chnider » (Anglade, Dumont, 2007) ; centrés autour de l’ancienne médina, les acteurs entretiennent tous des liens d’interconnaissance et identitaires avec ce quartier (domicile actuel ou ancien, visites à la famille élargie) ;

– ces espaces offrent un registre différent de sociabilités suivant leur proximité aux logements : le contrôle social s’exerçant puissamment entre les habitants d’un même quartier, certains habitants en quête d’anonymat et d’individuation peuvent préférer pratiquer un espace éloigné, comme Nevada. Si la ville, « mosaïque de petits mondes qui se touchent sans s’interpénétrer (…) donne aux individus la possibilité de passer facilement et rapidement d’un milieu moral à un autre et encourage cette expérience fascinante, mais dangereuse, qui consiste à vivre dans plusieurs mondes différents, certes contigus, mais, par ailleurs, bien distincts » (Park, 1990 : 125), les acteurs de pratiques hors normes négocient leur place entre quartiers d’origine et espaces transgressifs, entre proche et lointain. Azzedine partit ainsi boire à Nevada plutôt qu’au bidonville proche de la Grande Mosquée avec ses amis de toujours, fatigué de l’injonction du groupe à partager son alcool et ses provisions au nom de l’interconnaissance des familles de date ancienne, et accusé de ne pas avoir empêché un ami de crever l’œil à un autre dans une bagarre imbibée.

Si Habiba et Fatima pratiquent à la fois le bidonville, le chantier et Nevada, c’est qu’elles mobilisent tour à tour les registres des sociabilités afin de tirer parti au mieux de leurs connaissances. Elles n’y réussissent pas de la même façon. Malade mentale, Fatima se rend compte à sa manière de sa situation privilégiée auprès des buveurs qui ont pitié d’elle et tentent de la protéger au mieux des autres et d’elle-même.

Au contraire, Habiba souffre de sa réputation de prostituée, à l’ancienne beauté ravagée et au sourire édenté. Elle partage avec Fatima le fait d’avoir habité chez Mehdi, ce dont on ne tient pas rigueur à Fatima. Au contraire, Habiba ne peut apparaître désormais à Nevada que sous les huées. Un peu après avoir emménagé chez un homme au logement plus décent que Mehdi, elle vient se montrer un après-midi, maquillée, habillée d’une djellaba noire neuve, les cheveux propres et lissés. Tandis qu’Azzedine garde un silence faussement digne, les membres du groupe accueillent Habiba avec des moqueries obscènes, sortant la langue de leurs bouches à son adresse, la main sur leurs parties génitales. Elle accepte un verre avec un sourire provocant, leur signifiant ainsi qu’ils ne l’auraient plus, puisqu’elle ne dépendait plus de leurs largesses. Dans ce nouveau rapport de pouvoir, les buveurs du groupe n’eurent comme arme, dès que Habiba s’éloigna, que de répandre les histoires les plus indélicates sur elle, vraies comme fausses, auprès de ceux qui ne la connaissaient pas encore.

Certaines pratiques dénotent un usage féminin des violences. Les violences physiques entre femmes surviennent souvent en point d’orgue de conflits latents. Il s’agit de rancoeurs, de désirs de vengeances qui s’expriment sous forme de coups lorsque les quantités de produits consommés ne permettent plus aucun raisonnement ni contrôle. Parfois, les éclats de violences ne permettent pas au conflit de se régler : violences et conflits s’articulent ici sans s’exclure, à l’instar des échanges masculins.

Lorsque Najat est battue par un homme, elle se plaint à son compagnon du moment qui se fait un devoir de rendre le coup, et même davantage, pour l’honneur. Mais les femmes sont seules, elles ne peuvent avoir le dessus. Les tentatives ne sont pas moins nombreuses et les physiques des femmes témoignent de cette rage. Un jour de mai 2006, Soumiya s’est imposée au groupe d’Azzedine faisant mine d’attendrissement envers son petit garçon endormi dans ses bras. Azzedine lui consent alors un verre, par pitié. Venu se joindre au groupe après avoir exhibé une bouteille hors de prix d’alcool anisé, un collègue de travail d’Azzedine refuse d’accorder à Soumiya les quelques dirhams qu’elle mendie et fait mine d’aller boire ailleurs pour avoir la paix. Tandis qu’il se lève, Soumiya l’insulte copieusement. Il s’approche d’elle, toujours assise, et lui crache au visage en la traitant de « pétasse », en Français dans le texte[26]. Alors qu’il lui tourne le dos pour s’éloigner, Soumiya se lève, saisit une bouteille vide qu’elle casse et bondit sur l’homme, en le menaçant du tesson de verre et en continuant de l’insulter. Le petit s’est réveillé en hurlant. L’homme se retourne et assène deux coups de poing à la tête de Soumiya qui tombe à la renverse violemment. Elle gardera les marques des coups au visage et au dos pendant plusieurs jours. Dans la bagarre, le petit a également reçu un coup de coude de sa mère qui le fit redoubler de cris. Par ailleurs, elle n’a pas eu la présence d’esprit de poser le petit avant de casser la bouteille dont les débris auraient pu blesser l’enfant.

Il arrive également aux femmes de se battre entre elles pour s’assurer la protection d’un homme ou pour le décompte de services non rendus. Comme pour les hommes, ces bagarres très impressionnantes et arrosées d’insultes ont pour objectif de rappeler à l’assistance les compétences des rivales dont le public féminin mesure le niveau hiérarchique par la force physique déployée et en interprète la menace. Dans ce cas, les hommes n’interviennent que pour éviter d’attirer l’attention de policiers sur Nevada. De leur propre aveu, il serait distrayant de voir deux femmes se battre, surtout lorsqu’elles sont sous alcool et contrôlent mal les coups portés. Une insulte masculine est de dire à un homme qu’il se bat comme une femme. Les hommes condamnent ces effusions de violences féminines tout en reconnaissant l’intérêt des règlements de compte masculins, viriles et propres dans leur issue. Les femmes, elles, entretiennent des rancœurs durables, ce qui nuit à l’image paisible de Nevada. Somme toute, « pourquoi ne rentrent-elles pas chez elles » ? L’une des normes de conduite communes aux groupes de Nevada concerne l’aspiration au calme afin de tenir éloignées les forces de police. En faisant usage de violence, les usagers de Nevada tentent paradoxalement de limiter les violences policières.

Violences policières d’une société urbaine

Face à la recrudescence de pratiques non officielles, des désordres des sans-logis et consommateurs de drogues de rue fustigés par l’opinion publique depuis le début des années 2000, les pouvoirs publics s’engagèrent dans une vaste politique répressive, confortés par la croissance de la délinquance en espaces publics. La Direction Générale de la Sûreté Nationale (D.G.S.N.) dota Casablanca, de 2004 à 2006, de forces spéciales de police, les Groupes Urbains de Sécurité (GUS), dans le but d’assurer une présence policière plus fréquente et au plus proche des préoccupations habitantes. Cette opération fortement médiatisée, appuyée par la parution d’un magazine mensuel d’informations, « Police Magazine », coïncidait avec l’émergence d’un nouvel impératif de sûreté urbaine.

Au moment où la division des GUS est suspendue et les policiers répartis dans d’autres corps de police pour cause officielle de budget insuffisant, le sentiment des habitants se voit partagé entre l’angoisse de voir s’accroître les incivilités publiques et le soulagement : les GUS s’étaient en effet rendus très impopulaires par la corruption jamais égalée par les autres services d’ordre, par la violence de leurs interventions, et les coups portés arbitrairement à la fois contre les hommes et les femmes qui faisaient hésiter à recourir à leurs services.

Si les violences policières dans le cadre des arrestations à Nevada sont de nature différente de celles survenues dans le reste de la ville – les opérations interviennent toujours dans une grande visibilité en centre-ville –, elles n’en restent pas moins problématiques. Car la violence la plus grande réside dans la peur et le stress occasionnés par les rafles policières inopinées (hamla). Leur déroulement est immuable : deux groupes de policiers enserrent le jardin par ses extrémités. Les buveurs les plus agiles et rapides rassemblent leurs affaires et courent fendre la circulation automobile en direction des petites rues ; Azzedine enfourche sa mobylette et Mehdi, son scooter. Restent ceux qui ne possèdent pas d’alcool, les plus saouls, et les femmes. Les moqueries pleuvent alors vis-à-vis des personnes contrôlées car les Cartes d’Identité Nationales font mention des professions. Celle de Najat indique ainsi la profession de coiffeuse, de par sa formation d’adolescente.

Autre violence policière, celles des arrestations, en période de visite royale à Casablanca : l’exposition à la vue de tous de pratiques transgressives justifie l’envoi des usagers des espaces publics au Centre de Redressement Social de Tit-Mellil[27]. Ceux-ci peuvent être libérés sur visite d’un membre de la famille et sur présentation d’une Carte Nationale d’Identité valable. Les sans-logis dont les papiers sont généralement périmés sont gardés quelques temps, puis relâchés.

Najat garde un souvenir cuisant de son évasion : en 2003, elle fut internée pendant une semaine au bout de laquelle elle parvint à s’échapper. Malade et affamée, elle mit plusieurs jours à parcourir les 25 kilomètres la séparant de Nevada, voyage dont elle ne se confia qu’à ses proches, tant l’humiliation était grande. Aux autres, elle raconta qu’elle avait été prise en affection par une femme médecin qui comprit que Najat était une victime de la vie et qui consentit à la faire raccompagner en voiture.

Lorsque Meryem disparut, la rumeur, invérifiable, circula selon laquelle elle resterait de son plein gré comme occupante du Centre de Redressement Social de Tit-Mellil. Ce n’est pas tant l’enfermement ou le manque de produits que les conditions de détention qui confortent le doute de la « reconversion » de Meryem. Les anciens détenus racontent les maladies de peau, la promiscuité, les odeurs d’excréments, les vilaines paillasses et la couleur boueuse de l’eau froide aux robinets. On peine à imaginer une jeune femme, même désœuvrée, choisir un tel lieu de vie. Néanmoins, cette rumeur nous renseigne sur les solutions envisagées comme alternatives au pire que représentent le décès vécu en solitaire, sans membre de la famille et dans l’anonymat, et l’incarcération d’autorité à Tit-Mellil. Ce vécu répressif alimente toutes les peurs des usagers des espaces publics, l’injustice sociale venant renforcer le sentiment d’exclusion et la mésestime de soi.

Espaces publics et urbanités à la marge : l’illusion d’un partage

La répartition traditionnelle des rôles et des espaces, hommes-espaces publics / femmes-famille-espaces domestiques, joue aujourd’hui contre les hommes désormais en quête d’espaces « privés » à l’extérieur de leurs logements, espaces d’expression de la conformation aux normes sociales. Cette même répartition traditionnelle, véritable injonction sociétale de l’assignation féminine à domicile, pourrait laisser entendre que les femmes disposent librement de leurs espaces domestiques : il n’en est pourtant rien, l’impératif de bonne moralité des mœurs familiales et la prégnance de la vie domestique dans les représentations repoussant les femmes à l’extérieur pour leurs pratiques transgressives.

Or, à contexte social et économique, pratiques et espaces géographiques égaux, les représentations n’ont de cesse de stigmatiser les femmes davantage que les hommes. Dès lors qu’une quelconque forme de mixité est d’ores et déjà exclue par le sens commun, la juxtaposition des pratiques féminines et masculines ne donne que l’illusion d’un partage des mêmes espaces publics car régi par les violences communément admises comme norme d’usage et mode de recomposition de la mixité femme-homme. Pourtant, l’exercice et la négociation de ces nouveaux rapports aux normes – même inconscients, non assumés et toujours accompagnés de violences – donnent à penser qu’en filigrane de cette étude des pratiques féminines et masculines, et au-delà de la question de la pérennité de la répartition socio-spatiale des rôles, émerge la possibilité pour cette recherche de faire apparaître les espaces publics comme autant d’aires disponibles pour le changement social.

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Notes

* Architecte D.P.L.G., doctorante en sociologie de l’urbain, Laboratoire LAUA, École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes. Chercheure associée au programme de recherche Femmagh « Mobilités sociales des femmes au Maroc : conflits, négociations et nouveaux rapports sociaux » soutenu par l’A.N.R. (appel d’offres « Conflits, guerre(s), violence »), et porté par le Centre Jacques Berque (CJB, Rabat) et le Laboratoire Méditerranéen de Sociologie (LAMES, Aix-en-Provence)

[1] Il s’agit ici de notre estimation. Le Recensement Général de la Population et de l’Habitat de 2004 fait état de 3,6 millions d’habitants pour la Région du Grand Casablanca, selon le Haut Commissariat au Plan. Pour comparaison, le recensement de 1994 annonçait déjà 3,2 millions d’habitants.

[2] Quelques titres d’articles de presse : dans Maroc Hebdo International, « Casablanca, ce monstre qui fait peur. La montée de la délinquance » (2000), « Crimes, agressions, vols à l’arrachée, menace intégriste. Les Marocains ont peur » (2003) ; dans Le Reporter, « Criminalité en 2006 : moins de sécurité » (2007). Entre le 13 janvier et le 15 juillet 2007, Le Reporter, magazine hebdomadaire d’informations, a fait paraître 10 couvertures sur l’insécurité urbaine et diverses violences (Sahara occidental, exécution filmée de Saddam Hussein, menace terroriste), dont « Vols à l’arrachée, agressions à l’arme blanche, voitures subtilisées et cambriolages… La montée de la criminalité préoccupe ».

[3] Voir encadré sur le vocabulaire associé aux drogues de rue disponibles à Casablanca.

[4] Soit un euro environ. Un ticket de bus coûte entre 2 et 3,50 dh ; le pain de 200 grammes, 1,20 dh ; un kilogramme de pommes de terre, moins de 2,50 dh en quartier populaire.

[5] L’expression est de Carole Després, in « De la maison bourgeoise à la maison moderne. Univers domestique, esthétique et sensibilité féminine », Recherches Féministes, vol. 2, n°1, 1989, p. 3-18.

[6] Article 1 du Décret Royal n°724-66, 14 novembre 1967, portant loi relatif à l’ivresse publique : « Quiconque est trouvé en état d’ivresse manifeste dans les rues, cafés, cabarets ou autres lieux publics ou accessibles au public est puni de l’emprisonnement d’un à six mois et d’une amende de 150 à 500 dirhams ou de l’une de ces deux peines seulement. Ces peines peuvent être portées au double si l’individu trouvé en état d’ivresse a causé du tapage troublant la tranquillité publique » (Zerouali, 1997 : 312).

[7] Article 326 de l’arrêté viziriel du 5 mai 1937 : « Est puni de l’emprisonnement d’un à six mois, quiconque ayant des moyens de subsistance ou étant en mesure de se les procurer par le travail ou de toute autre manière licite, se livre habituellement à la mendicité en quelque lieu que ce soit » (Code Pénal, 1997 : 74). Article 329 : « Est coupable de vagabondage et puni de l’emprisonnement d’un à six mois quiconque, n’ayant ni domicile certain, ni moyens de subsistance, n’exerce habituellement ni métier, ni profession bien qu’étant apte au travail et qui ne justifie pas avoir sollicité du travail ou qui a refusé le travail rémunéré qui lui était offert » (Code Pénal, 1997 : 75).

[8] Entités socio-spatiales correspondant à des impasses, sous-quartiers, cités, mais aussi à des groupes d’interconnaissance et d’entraide.

[9] Voile à caractère musulman maintenant cachés les cheveux et la gorge des femmes.

[10] En dehors des citations d’auteurs, le vocabulaire cité est en Arabe marocain dit « derija ».

[11] Vient de « ychem » qui signifie « il sent ». Un chemkar (pluriel : chemkara) désigne un consommateur de silissione et par extension, toute personne au laisser-aller physique déshonorant.

[12] Par souci de l’anonymat des enquêtés, les prénoms ont été changés ; les surnoms, ignorés ; et les quartiers d’origine, évoqués de manière imprécise.

[13] Ces femmes n’ont jamais répondu à la question de l’âge, du fait de la honte éprouvée ou par illettrisme. On peut néanmoins regrouper ces femmes par tranches d’âges : Meryem et Dounia ont environ 25 ans ; Fatima, Saïda, Habiba et Najat, entre 30 et 35 ans ; Soumiya et Rachida, entre 35 et 40 ans ; Hnia, plus de 60 ans.

[14] S’il arrive à Najat d’évoquer parfois ses grossesses hors mariage et les questions qu’elle se pose quant au lieu de placement de ses deux enfants, elle refuse de parler des conditions de ses grossesses, du lieu et des conditions de ses accouchements.

[15] L’islam prohibe les jeux d’argent et la spéculation de tout ordre est considérée comme un pécher grave sur l’échelle des interdits.

[16] Consommateurs de qarqoubi (psychotropes).

[17] Azzedine porte, par ailleurs, la moustache épaisse, signe caractéristique, s’il en est, de virilité, et massivement portée par les policiers !

[18] Ces revendeurs établis dans les quartiers populaires sont appelés grab qui signifie à l’origine « porteur d’eau » !

[19]Pour une proposition de classification sociale et une discussion des termes « pauvre », « populaire » et « marginal », cf. Escallier, 2006.

[20] L’association « Bayti » (ma maison en Arabe Classique) tente dans les grandes villes du Maroc de proposer aux enfants des rues un programme d’activités afin de leur montrer qu’une alternative à la « situation de rue » est possible. À Casablanca, le phénomène concerne des centaines, peut-être des milliers de garçons et filles, souvent très jeunes.

[21] Ce groupe constitué au début des années 2000 se morcela à partir de 2004, date à laquelle Assad décéda d’un accident de la route : sous silissione, il percuta une voiture tandis qu’il traversait l’avenue proche de Nevada. Samir décéda au début de l’année 2006. Enfin, Meryem disparut complètement à son tour.

[22] Il existe une récente possibilité « souterraine » ne constituant aucune disposition véritablement légale : une mère célibataire peut choisir un nom fictif pour son fils parmi une liste proposé par le service de l’État-civil. Hélas, le dernier enfant de Soumiya ne pourra bénéficier de cette procédure que lorsque sa mère aura divorcé.

[23] Sur un ton si méprisant pour le statut social et la réputation de Dounia que le mot « avance » ou « va » signifie ici « dégage hors de ma vue ».

[24] Pour la négation du crime et de la responsabilité masculine dans les viols, cf. Bourgois, 2001, p. 307-312.

[25] Il arrive au petit garçon de ramper à la recherche de fonds de gobelets de café sucré.

[26] L’enquêtrice étant française, il s’agissait pour l’homme de faire comprendre qu’il n’était pas décidé à se laisser insulter par une femme aussi dégradée que Soumiya. Il semble que les insultes venant d’individus de rang social inférieur demandent désormais réparation, à l’encontre des prescriptions de l’ancien code d’honneur décrit, par exemple, chez les kabyles selon lesquelles il était humiliant de répondre aux affronts des hommes de réputation contestée (Bourdieu, 2000a).

[27] Ce centre de détention situé en périphérie rurale accueille à la fois des personnes âgées, des malades mentaux, des personnes dépressives, des sans-logis pour défaut de papiers d’identité, des buveurs trop expansifs et des consommateurs de psychotropes violents.

Marie-Pierre Anglade
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