Ainsi l’invisible n’est pas la Loi unique mais peut apparaître aussi différent que chaque regard qui l’interroge. L’invisible est donc regard et imaginaire telle cette femme qui s’adresse à un saint dans une superbe séquence d’Ernesto De Martino sur Les Pouilles ou bien dans l’affirmation de Dôgen maître bouddhiste japonais qui pose le monde comme un seul agencement des présences et des choses, hors des mots et qui refuse la distinction entre l’image et le réel.
Oublions un tant soit peu l’idée inusable de la vérité derrière la beauté, derrière la surface sensible du monde… Le monde, le réel ne peut s’épuiser dans ce que nous en disons mais on peut toujours tenter de l’imiter pour l’apprivoiser. À notre manière, nous en avons tenté l’expérience en réfléchissant sur cette réalité transformée, autorisée par les technologies actuelles qui permet de mieux approcher cette fonction imaginaire originale que nous évoquions plus haut grâce à l’association calculée des éléments les plus divers, cognitifs ou sensibles, sur un même support et qui fonde la communication au-delà même du seul langage. En introduisant aussi la notion d’une sorte de jaillissement poétique dans le processus de connaissance qui assure la complétude du sens puisque, à un moment ou un autre, l’accumulation des savoirs et des analyses, à travers les contradictions qu’elle suscite peut, paradoxalement, asphyxier le sens.
En effet, cette préoccupation qui nous anime depuis bien longtemps, que nous venons d’évoquer très rapidement, trouve donc aujourd’hui le vrai moyen de son épanouissement avec l’utilisation des innombrables possibilités d’expression offertes par les outils contemporains dans le domaine large de l’informatique. Nous avons tous l’habitude de reproduire des éléments proprement sensibles ressortant aux comportements physiques, à l’expression de sentiments divers, à des productions sonores sur le mode de la description simple ou de la paraphrase et nous en ressentons souvent une sorte d’insatisfaction.
 Les outils actuels nous permettent de dépasser ce niveau de la paraphrase et peuvent autoriser, à charge d’en trouver la bonne utilisation, l’élaboration de formes complexes de mimétisme et d’associations qui vont donc faciliter l’introduction de l’élément sensible lui-même comme une donnée de l’observation et partant comme un élément spécifique d’élaboration et d’écriture, et ainsi d’une manière ou d’une autre, d’explicitation.
D’une certaine façon, cette voie, en son temps a déjà été ouverte par l’immense Léonard de Vinci qui, rappelons-le, a beaucoup travaillé sur le rapport du texte avec l’image et sur l’invention des formes du mimétisme à partir de la Nature, mais aussi qui revendiquait quelquefois avec véhémence la supériorité de l’image sur la poésie. Quelque part, les outils dont nous disposons aujourd’hui sont de formidables accélérateurs dans cette même visée mais il nous faut les tester pour forger des expressions nouvelles, ce qui devrait permettre dans le même temps de nous affranchir d’une approche intellectualiste du réel.
On ne peut produire du réel que si l’on emprunte au réel ce qu’il est. Et, emprunter au réel ce qu’il est, c’est vouloir utiliser des images sans s’en tenir à la fausse transparence du réel, sans croire que le discours peut suffire. C’est dire grâce à l’image, notre corps à corps quotidien, chacun par rapport à l’autre, aux autres. C’est nous plonger dans l’intelligence sensible de chacune des situations dans lesquelles nous nous trouvons, sachant que notre attention vis-à -vis des êtres et des choses est loin d’être constamment en veille et que, donc, l’essentiel de ce qui nous arrive est produit au-delà de nous-mêmes. L’articulation fine du texte et de l’image permet justement de tenter de dire cela par l’élaboration de rationalités plus complexes qui conservent leurs racines dans le réel en échappant à l’enfermement du texte dans le seul miroir de sa grammaire.
Alors, de quelle manière, à travers des styles et des interrogations différents, le cinéma documentaire pro parte a su progressivement s’imposer comme un moment clef du débat sur le mouvement des sociétés contemporaines à travers le monde en donnant enfin la parole à ceux qui témoignent de leurs combats, inconnus, ignorés, méprisés et surtout à tous ceux que l’on tente d’approcher dans la vérité de leur vie de travail comme autant de moments indispensables pour les cheminements de chacun d’entre nous. Des moments si justes où l’on passe d’un pays à un autre, d’une histoire à une autre, sans rupture aucune parce que le dialogue n’est jamais péremptoire, définitif parce qu’il est une leçon simple sur la vie toujours apportée par la vie elle-même. Et l’apparente étrangeté des choses devient alors évidence bien loin des jeux de cirque sur les « autres cultures » auxquels nous convient quelquefois les émissions de télévision.
Un cinéma qui s’est forgé au long de cette période, s’affranchissant d’un héritage naturaliste et d’une vision catégorique et saturée de sens pour faire une place de plus en plus grande à l’interrogation, à l’invention passionnée des avenirs, à l’énigme, dans le mouvement de la vie et du quotidien, de soi et des autres, de soi face aux autres. Son rôle stratégique dans la compréhension de la modernité, de l’altérité et de l’interaction dynamique des cultures qui se joue aujourd’hui au plus fort dans l’énorme mouvement migratoire qui agite et recompose le monde comme un seul ensemble. Compréhension qui prend appui sur deux pôles essentiels, l’écoute de la parole associée à tous les sentiments qui l’accompagnent et la recherche constante d’un alliage le plus subtil possible entre les savoirs et chaque élément quel qu’il soit et même, le plus ténu, le plus inattendu, le plus intraduisible du mouvement de la vie pour la construction d’un réel dans le cinéma, fruit de nos recherches et de nos convictions et qui passe par l’expression des imaginaires.
Toute culture permet de penser et de vivre ce qui lui est différent et elle s’en trouve à la fois transformée et enrichie. Chaque culture en définitive se noue et se confond avec le réel, connaissance et magie, raison et sentiment, devoir et désir, histoire et mythe constituent ainsi les éternels moments de la dramaturgie humaine là où respirent les arts, la littérature et le cinéma. La réflexion anthropologique, lovée au cÅ“ur de ce débat crucial, nourrit l’apport stratégique de l’anthropologie visuelle qui loin d’être un discours savant prend justement le pari de voir l’image concilier et ajuster tous les fragments épars de la connaissance. Fragments rassemblés alors dans l’échange des regards qui rend possible une meilleure approche du monde là où tant de savoir-faire, d’expériences et d’intelligences de la vie deviennent alors nécessaires à tous.
Le robot pris dans son acception la plus large, au sens où il témoigne pour toute société de l’idée complexe de la personne, d’un modèle de l’organisation sociale et de la dévolution du pouvoir est peut-être le meilleur contre-exemple de ce que nous voulons dire. En effet, le robot est réduction à la partie visible de la personne, réifié, privé de son propre invisible, devenu parure du vainqueur, victime du dominateur, cible et réalisation de la toute-puissance…
Pensons à cet égard à Nathanaël qui va mourir d’un amour fou et impossible pour l’automate Olympia dans « l’homme de sable » d’Ernst Hoffmann. Sans parler de Frankenstein qui illustre si bien le mythe de la reproduction (comme dans les systèmes experts) de la dynamique propre du vivant, entre apprentissage et homéostasie, gageure de nos roboticiens.
Mais tout est là , le robot ne fait jamais que reproduire, à un moment donné, ce que nous sommes capables de comprendre de nous-mêmes et ainsi de nous imiter mais aussi, il est une vraie mesure de notre univers social, balance entre nos savoirs et nos mythes. C’est bien la fin des rêves de l’éternité, mais aussi la fin de l’image puisque chaque image serait réduite à elle-même, à sa fonctionnalité la plus mécanique comme un mur gigantesque élevé contre l’utopie et la subversion.
Un univers de la cruauté révélée, détruisant avec précision et minutie les êtres humains pour en faire les pantins d’un monde conçu comme totalement achevé et abouti où n’existeraient plus en définitive que ces robots manipulés par quelques personnages d’une sorte de nouvel Olympe.
Il est intéressant de constater l’éclatement d’un véritable tsunami, après tant d’années de glaciation, où tout ce qui a trait à ce que l’on pourrait appeler le champ de l’affectivité dans le domaine des relations sociales, à la place du sujet, en tant que tel, dans sa société était promptement renvoyé, du bout des doigts, aux ordres de grandeur du psychologique. De noter donc la prise en compte massive par la nouvelle génération des chercheurs en anthropologie et en sociologie, des affects, des émotions, des sentiments et du sensible, de la personne en définitive en tant que telle et dans toutes ses manifestations. On ne peut que s’en réjouir. Cette effervescence nouvelle révèle d’abord une véritable friche de données, d’images, d’objets les plus divers déposés au gré des différents courants de pensée, au gré du développement des réflexions et créations, abandonnées sur les plages exotiques de toutes ces utopies nées aux confins des univers académiques.
De nombreux travaux certes, de toute sorte et plus ou moins réussis, ont émergé dans ce domaine si particulier, celui d’un effort de construction de données anthropologiques et sociologiques à travers l’image, le son, le graphisme… Tout cela a favorisé l’ouverture d’une double réflexion méthodologique et épistémologique à laquelle nous tentons de contribuer depuis un bon moment. Nous savons bien que l’utilisation de ces nouvelles données, de ces traducteurs (images, sons, graphismes…) dans la construction des objets scientifiques et dans l’élaboration des résultats brouillent quelque peu les cartes académiques et oblige de fait à une réflexion accrue sur les fondements de chaque discipline à l’aune de cette nouvelle raison instrumentale.
C’est bien là où le bât blesse, car l’emprise philosophique sur le langage des épistémologies interdit de fait d’opérer un quelconque recours à autre chose qu’à ce langage spécifique pour la légitimation des procédures scientifique​s de reconstruction explicative du réel. En ce sens, il apparaît encore inconcevable de considérer des éléments proprement sensibles (mouvements, regards, cris, expressions, gestes…) comme des éléments possédant en tant que tels une valeur conceptuelle telle qu’elle autorise alors des reconstructions scientifiques.
La question est totalement ouverte : quels sont les rapports qui existent entre une émotion et un regard ou un cri ? et que signifie cette triade ? Comment construire en référence avec cette question la vraie différence entre sentiments, émotion, affect, si toutefois elle existe réellement ? Un être humain peut-il ressentir quelque chose sans que ce ressenti ne soit toujours culturellement affiné ? Ce qui, d’une façon ou d’une autre, nous ramène à la notion de regard abordée au début de ce texte.
Dans cette nouvelle procédure, les barrières méthodologiques entre le psychologique et le social deviennent beaucoup plus poreuses et nous cherchons, en ce sens, à repérer des phénomènes empiriques simples dans leur reconnaissance bien que totalement complexes dans leur nature dont l’approche grâce à ces nouveaux outils est toujours, tout à la fois, redevable du psychologique et du social. Nous avons développé nos travaux en ce sens, Michèle Fiéloux et moi-même, avec l’exemple du bilo et le tromba, rituel de possession et une recherche sur la reconstruction d’un autel religieux lobi dans le cadre de l’exposition « De l’art pour s’agenouiller » au Museum Kunst Palast à Düsseldorf en 2001.
Le bilo, rituel lignager et thérapeutique à Madagascar sur lequel nous travaillons depuis longtemps en relation avec bien d’autres choses, en réunissant donc, en plus bien évidemment des éléments les plus classiques de l’observation scientifique, une grande masse de données spécifiques, visuelles, graphiques, sonores. Elles nous ont permis de présenter dans un article récent la question du sentiment d’appartenance à un même lignage, à une même communauté familiale en introduisant dans le même temps le ressenti du plaisir, qu’on peut, ou pas, en éprouver. Ressenti du plaisir ou du déplaisir indispensable, à nos yeux, dans l’effort de construction de cette catégorie sociale, le lignage.
Les différentes manifestations politiques qui coagulent, dans notre pays, les éléments les plus profonds de l’engagement des personnes dans leurs opinions diverses nous montre combien la bataille pour la composition des images des différents protagonistes de chaque évènement illustre cette idée que c’est moins le propos que la posture, la mise en scène à travers des images, dans des contextes choisis des différents acteurs, qui fait la vérité de chaque démarche politique. On peut ajouter d’ailleurs qu’image, posture et lieu d’où l’on parle au sens d’une position hiérarchique, sociale ou intellectuelle éminente, forment un tout qui suffit encore une fois à la légitimité de la parole quel que soit en définitive ce qui est dit. Parole qui se dissout dans la métaphore de l’image et de la posture.
J’ai pu montrer dans ce sens, dans une construction filmique expérimentale, que le droit à la parole, pour ceux qui en sont exclus, emprunte aussi ce chemin particulier : la fabrication d’une image qui conduit alors à la violence contre soi comme à la violence contre les autres. Ce « droit à la parole », n’est pas seulement une négociation médiatique menée « à coup » d’images mais aussi un apprentissage spécifique propre à cette forme d’énonciation, le discours politique pris au sens large et qui vise plus à cimenter l’image et la posture créant là les ferments d’une conviction partagée qu’à ouvrir le labyrinthe du sens et de la signification des choses, en un temps et un moment donné. Cela dit, il nous semble indispensable aujourd’hui, et c’est bien ce que nous essayons de démontrer, de prendre en compte dans notre travail d’analyse, et pour ce qu’ils sont, tous les échos apportés, presque à l’infini, par les jeux d’image qui demeurent au fondement des opinions, des convictions et des représentations. La belle difficulté de cette aventure est que, à vouloir prendre en compte ces éléments stratégiques, nous devons dans le même temps forger des dispositifs qui devraient nous permettre de les capturer.
Le film de Grégoire Beil, Roman national nous apporte un exemple original pour bien comprendre cette difficulté. Ce cinéaste s’était intéressé de façon très originale à un réseau social, périscope, utilisé par des jeunes de 14/20 ans pour chater en vidéo et j’ai présenté son film au cours d’un séminaire.
Il s’agit ici d’un monde d’autant plus réel qu’il recherche et revendique, dans la fluidité du live, le sens profond de chaque moment qui passe. Ce ne sont pas des angles, des points de vue articulés entre eux par des ellipses réfléchies qui veulent porter le sens de la démonstration, c’est, à l’inverse, l’idée et le sentiment que l’infinité des images, des perspectives, des regards et des souvenirs irrépressibles qui font chaque instant de la vie et au plus court qu’il soit nous apporte une nouvelle intelligence du rapport aux autres et du rapport au monde du fait même que l’on peut aujourd’hui les capturer au sens fort du terme et donc en faire quelque chose.
C’est mettre à plat comme avec une épure tout ce qui nous anime les uns par rapport aux autres dans un instant donné. C’est rendre possible et ouvrir un autre espace de dialogue où ce que j’invente de l’autre, à l’instant, devient une part de moi, de mon être en fabrication, en désir, en souffrance, en violence, en bonheur, dans un même espace imaginaire. Ainsi, il est peut-être temps de réellement secouer ces certitudes mécaniques, religieuses presque, qui laissent croire, accroire que malgré tout une vérité serait là , donnée qu’il importe de révéler pour le bien de tous. Au contraire, le réel du Réel, c’est peut-être cet espace imaginaire qui nous réunit, au-delà de nous-mêmes. Espace imaginaire qui fonde la puissance de l’existence et sa profonde réalité sur la ligne de crête, à chaque instant, de la rencontre d’une infinité d’éléments provenant des intimes avec les coagulations, les précipitations les plus évidentes du mouvement des évènements qui, peu ou prou, feront l’histoire.
C’est bien là le tempo de l’époque dans ce carrousel, ce mouvement perpétuel de rencontres qui ne cesse de s’emballer, par une sorte de modelage réciproque des désirs, des connivences, des accords, des reconnaissances, bien loin des assignations définitives des seuls détenteurs autorisés de la parole et qui restent chacun à leur manière et aujourd’hui plus que jamais les hérauts d’un monde en voie de disparition. Il y a bien là pour des gens de l’image une réflexion importante à mener sur cet effet de parallaxe. Peut-être faudrait-il relire Antonio Gramsci plutôt que Michel Foucault.
Périscope, réseau social et son champ d’application nous amène à une autre paraphrase des espaces imaginaires partagés avec les séries télévisées qui connaissent une faveur de plus en plus grande de la part du public alors que ce format était plutôt boudé en France jusqu’à maintenant. Si le cinéma est autant le lieu du tragique et de la farce, deux moments dont Shakespeare en son temps a su assurer une alliance géniale, le lieu des conflits et de leur explosion, le lieu de tous les espoirs et de tous les rêves d’amour, de puissance et de gloire, la série, par contre, est un long fleuve tranquille qui coule sans début ni fin en mimant notre quotidien, un espace imaginaire juste un peu décalé par rapport à notre vie de tous les jours où l’on retrouve, souvenez-vous, les images les plus banales, quelqu’un qui pousse un caddie dans un supermarché, l’habitacle d’une voiture, le décor Ikea d’un intérieur, des gens habillés comme tout le monde…
Tout se répète comme dans la vie. Il n’y a plus d’ellipses et le temps s’étire dans sa vraie longueur. Ainsi nous la consommons (la vie), sans la vivre. Nous nous intercalons avec les personnages et entrons dans l’histoire qui devient insensiblement la nôtre, nous projetant à l’extérieur de nous. Nous nous adaptons aux intentions des personnages en démissionnant de nous-mêmes et surtout en entrant dans un moule.
Cela rappelle les espaces ouverts par les villes nouvelles où les habitants ont le sentiment de jouer un rôle dans une pièce de théâtre qui ne finit jamais alors qu’ils sont dans leur quotidien, travail, courses, enfants, visites à des gens… Espaces insidieux, débarrassés de leur valence politique où nous jouons notre vie en trompe-l’Å“il sans plus de prise sur elle selon le modèle de la vie politique en général où de plus en plus, le débat se déplace sur des questions sociétales, sur une réinvention à la fois réelle et fantasmatique de notre monde loin, bien loin de l’accès aux vraies règles du jeu. Mais l’illusion est donnée.