Véronique Bontemps
Photographier les ouvriers des savonneries de Naplouse
Véronique Bontemps est post-doctorante à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), Unité de Recherche Migrations et Société (Urmis, UMR 205). Elle a soutenu en 2009 une thèse sur les pratiques citadines et le rapport au passé à Naplouse à partir de l'étude des mondes de la savonnerie. Ses recherches portent actuellement sur les pratiques de mobilités et sur les échanges entre les deux rives du Jourdain (Cisjordanie et Jordanie).
« Elle a été bénie cette ville au savon merveilleux
Il fit sa fierté parmi les villes et les pays
Les esprits ont cherché en vain sa formule
Et le secret resta caché, spirituel
Un diadème [tawq] de perfection l’a embelli
Et sa façon n’est que perfection
Mais son savon, et nul étonnement,
Deux diadèmes [Tûqân] l’embellissent
dans sa perfection »
Fadwa Tûqân(( Poème traduit de l’arabe par Véronique Bontemps.))
Cet article a pour objectif de présenter un aspect particulier de ma thèse en anthropologie sur les anciennes savonneries de Naplouse (Bontemps, 2009)((Le présent article reprend certains éléments de ce travail.)) : le moment où, enquêtant auprès des ouvriers au travail, j’ai été amenée à les photographier. C’est ce geste, effectué sur le terrain par une apprentie anthropologue (ni documentariste, ni photographe), qui permettra d’esquisser les quelques pistes de réflexion que je soulève ici. S’il était, au départ, destiné à la simple illustration d’un compte-rendu ethnographique, cet acte a eu des effets sur le déroulement de l’enquête, en produisant des représentations croisées entre les « enquêtés » (les ouvriers) et l’enquêteur qui fournissait des images. Il s’agira dès lors d’interroger la perception de ces images (en l’occurrence les photos), ainsi que leurs usages par les personnes enquêtées : quel sens prennent-elles pour les ouvriers et quelle place occupent-elles ensuite dans leur présentation de soi ?
Après avoir présenté mon terrain, ainsi que ce que j’ai appelé la représentation des ouvriers, j’analyserai la place prise par la photographie (l’acte lui-même, les images et leurs usages) dans le dispositif d’enquête, avant d’interroger la manière dont les ouvriers se sont réapproprié mes photos. Je montrerai, ainsi, qu’à une période de forte dévalorisation symbolique du groupe, elles ont pu contribuer à la constitution d’une mémoire valorisante, pour un métier envers lequel s’exprimaient souvent des attitudes de rejets.
Savonnerie et photographie
Scène matinale à la savonnerie Tûqân, avril 2005. Un ouvrier petit et frêle, manifestement âgé, verse sur le sol recouvert d’une mince couche de papier le contenu d’un baril rempli de savon liquide bouillant. Mâher, ouvrier d’une trentaine d’années, chaussé de bottes en caoutchouc, étale le mélange à l’aide d’un instrument métallique, le mâlaj. Autour d’eux s’élèvent de savantes tours de savon, empilé pour le séchage. Un touriste français muni d’un appareil photo s’exclame : « On se croirait au Moyen-âge ! », avant d’immortaliser la scène. Quant à Mâher, il lance au petit ouvrier : « Quand tu seras mort, qui va te remplacer ? »(( Extrait de mes notes de terrain, Naplouse, 2005.))
La savonnerie à Naplouse : un métier « en voie d’extinction »
Il est tentant de voir les ouvriers des savonneries à Naplouse comme les « survivants d’un vieux monde (…) en voie de disparition((Expression empruntée à Beaud et Pialoux (1999 : 13).)) ». Un « vieux monde » caractérisé par le pittoresque d’une tradition figée et immuable, se reproduisant à l’identique depuis des générations, voire des siècles. L’exclamation du touriste français, dans la scène liminaire, synthétise parfaitement cette image que l’industrie du savon de Naplouse offre tout d’abord, à l’heure actuelle, au visiteur de passage. Attestée depuis au moins le XIVe siècle, l’industrie du savon – confectionné jadis avec l’huile d’olive provenant des villages environnants((Les savonneries importent à l’heure actuelle, pour des raisons de coût, une huile d’olive raffinée d’Italie (Bontemps 2009))) – a permis la prospérité exceptionnelle des grandes familles de la ville, notamment à la fin de l’époque ottomane (Doumani, 1999).
Cependant, l’industrie du savon est “en voie de disparition”. Elle a décliné tout au long du XXe siècle, victime successivement de la fermeture des marchés après la nakba((Nakba signifie en arabe « catastrophe » : c’est le nom donné par les Palestiniens à la partition de la Palestine mandataire et à la création de l’État d’Israël, ainsi qu’à la fuite de plusieurs centaines de milliers de Palestiniens de leur terre d’origine, devenant ainsi des réfugiés, pendant la guerre de 1948-49.)) de 1948 et de la naksa((Naksa : défaite, déroute. Terme désignant l’occupation par l’armée israélienne des territoires de Cisjordanie et Gaza lors de la guerre des six jours, qui deviennent alors Territoires occupés. Cette occupation a donné lieu à de nouveaux déplacements de population.)) de 1967, des difficultés de commercialisation dues à l’occupation israélienne et à l’introduction sur le marché local de savons étrangers fortement concurrentiels. Aujourd’hui, il ne reste plus que deux savonneries encore en activité à Naplouse (les savonneries Tûqân et Shaka‘a)((La savonnerie Masrî a fermé en janvier 2007.)), qui fonctionnent selon un procédé de fabrication entièrement manuel, resté quasiment inchangé depuis plusieurs siècles. Le groupe social des ouvriers des savonneries est, donc, dès lors, extrêmement réduit : sans doute pas plus de trente personnes. Autrefois valorisé, le métier était transmis de père en fils selon des monopoles familiaux sur chacune des équipes d’ouvriers. Mais ces monopoles se sont peu à peu effilochés : les ouvriers sont aujourd’hui peu enclins à enseigner le métier à leurs enfants. Avec la crise économique, conséquence du blocus israélien, et avec l’explosion de la pauvreté et du chômage, certains se sont pourtant résignés à adopter cette profession familiale, faute d’en trouver une autre. Ils exercent souvent un autre travail en parallèle, comme chauffeur de taxi ou encore ouvrier de construction.
La représentation des ouvriers
Dans le cadre de ma thèse, l’objectif de l’enquête de terrain était, en premier lieu, de décrire le fonctionnement au quotidien d’une petite industrie locale en période de crise. Lorsque j’ai commencé mon travail, en mars 2005, j’ai donc décidé de m’installer, pour un mois ou deux, dans chacune des savonneries encore en activité. Je souhaitais observer les techniques de fabrication du savon, mais aussi les rapports de travail, ainsi que les pratiques de sociabilité dans la savonnerie. Il me fallait pour cela passer du temps avec les ouvriers, observer leurs gestes, me les faire expliquer par eux, noter l’ordre des opérations. J’ai commencé par la savonnerie Tûqân, qui s’est rapidement imposée comme point d’ancrage principal de mes observations((Cela tenait à la personnalité de son directeur ; mais aussi à la relation particulière que je nouai, comme on le verra, avec les ouvriers.)).
Située sur la place centrale de la ville, la savonnerie Tûqân était le théâtre de fréquentes visites de photographes, de réalisateurs de télévision locale, de délégations d’étrangers (souvent membres d’associations de soutien au peuple palestinien)((Ce sont souvent des photos de cette savonnerie que l’on retrouve sur les blogs relatant les visites de délégations à Naplouse.)), d’étudiants de l’université. Ils venaient admirer les traits typiques et parfois spectaculaires de la fabrication du savon : le bast, l’opération d’étalage du savon liquide sur le sol réalisée manuellement par les ouvriers ; les tananîr, ces tours de savons savamment empilés pour le séchage ; ou encore, la vitesse de l’emballage à la main. Recherche de pittoresque pour les touristes ; quête de « leur » patrimoine ancré dans l’ancienneté d’appartenance pour les étudiants ; vision exotique de traditions séculaires pour les militants, preuve de la résistance continue des Palestiniens sur leur sol. Ces visiteurs, dans leur diversité, étaient généralement en quête d’une image vivante de la tradition qu’ils fixaient sur leurs clichés ou leurs petits films.
Les ouvriers se prêtaient au jeu et posaient pour la photo. Pour reprendre la terminologie du sociologue Erving Goffman, on peut dire qu’ils étaient alors en « représentation((Erving Goffman définit la représentation, au sein d’une interaction de face à face, comme « la totalité de l’activité d’une personne donnée, dans une occasion donnée, pour influencer d’une certaine façon un des autres participants » (Goffman 1973 : 23).)) », présentant une certaine « face((La « face », toujours selon Goffman, « n’est autre que l’appareillage symbolique, utilisé habituellement par l’acteur, à dessein ou non, durant sa représentation ». Elle est destinée à « établir et (…) fixer la définition de la situation qui est proposée aux observateurs » (Goffman 1973 : 29).)) » au visiteur. Cette attitude pouvait être réclamée par le directeur ; le plus souvent, pourtant, c’était spontanément qu’ils l’adoptaient face à un public. Elle avait pour but de donner une « définition favorable » de leur métier ; une image conforme, en tout cas, à l’attente que s’en faisait un public généralement, on l’a dit, à la recherche du pittoresque et du spectaculaire. Il arrivait pourtant parfois que l’un d’entre eux « casse le spectacle » (Goffman, 1973 : 83) par une conduite en rupture avec l’ensemble de la représentation. L’exclamation un rien cynique de Mâher, dans notre scène liminaire, est un exemple de ce genre de ruptures : elle pointe la conscience aiguë qu’ont les ouvriers de la fin de l’industrie, qui se manifeste pour eux par un ralentissement continu de leur travail.
Selon la manière dont elles sont saisies et interprétées, les photographies représentant les ouvriers peuvent donc contribuer à nourrir une image folkloriste d’une tradition figée dans la répétition des mêmes gestes. Elles peuvent aussi, au contraire, mettre en évidence leur représentation. Au début de mes enquêtes, le directeur de la savonnerie Tûqân m’avait montré un petit album de photos qu’il avait fait prendre par un photographe professionnel. On y voyait les ouvriers faire semblant de découper une surface qu’ils avaient en fait déjà travaillée. Sur certaines photos où on les voit poser en fixant l’objectif, les ouvriers semblent signifier : « Je suis en représentation ». On pourrait dire alors qu’ils s’imitent eux-mêmes, ou, suivant Roland Barthes, qu’ils « [s]e métamorphos[ent] à l’avance en image » (Barthes, 1980 : 25).
Photographier dans l’enquête
D’un geste immédiatement évident…
Si je reprends la catégorie goffmanienne de représentation, c’est parce qu’elle a constitué, pendant l’enquête, un biais fondamental de mon analyse : lors de mes observations, j’étais moi-même le public pour lequel les ouvriers étaient en représentation. Leur directeur m’avait recommandée à eux, et ils m’avaient classée spontanément quelque part entre la journaliste et l’étudiante venue faire un exposé pour un cours sur le patrimoine. Ils étaient donc soucieux de me donner cette « bonne image » de la tradition ; d’incarner les valeurs associées au métier, de revendiquer un savoir-faire ancestral, transmis de père en fils depuis des générations, ainsi que la maîtrise virtuose de gestes techniques. Ils s’attendaient, bien entendu, à me voir prendre des photos, souvent même les réclamaient (parfois sur le mode interro-négatif : « Pourquoi tu ne prends pas de photos ? »).
Le geste de photographier s’imposa donc comme une évidence naturelle, sans que j’y porte d’ailleurs un regard réflexif. Je concevais les photos comme de simples illustrations : elles devaient montrer les outils (la cuve à savon, les couteaux à découper), les lieux de la savonnerie (la salle du rez-de-chaussée, l’espace pour le bureau du directeur, etc.) Photographier les ouvriers au travail était aussi la manière la plus évidente de montrer les gestes techniques : remuer le savon dans la cuve, porter des seaux, verser le savon bouillant sur le sol, le découper… Évidence pour moi, la prise de photo l’était aussi pour les ouvriers. La première fois que j’assistais, à la savonnerie Tûqân, au travail de la découpe((Les ouvriers des savonneries sont répartis en plusieurs équipes : les ouvriers de la cuisson travaillent au rez-de-chaussée de la savonnerie, et préparent, dans une grande cuve, la pâte de savon liquide qui sera ensuite versée sur le sol. Après séchage, elle est quadrillée, tamponnée au sceau de la savonnerie et découpée par les ouvriers de la découpe, qui opèrent au premier étage de la savonnerie.)), ils avaient déjà bien entamé leur travail sur une partie de la surface (le mafrash) à découper. Ils avaient cependant laissé pour moi un petit espace non travaillé, et ils me montrèrent scrupuleusement les différentes opérations sur l’étendue qu’ils avaient réservée, me conseillant de photographier « étape par étape ».
… à un outil révélateur
Réalisé, au départ, sans réflexivité ni arrière-pensée particulière, l’acte de photographier en est venu à prendre un sens singulier dans le déroulement de mon enquête : il s’est trouvé, à un moment donné, partie prenante d’une interaction entre le chercheur (moi-même) et les « enquêtés » (les ouvriers), révélatrice du lien ambivalent qu’ils entretenaient avec l’image de leur travail, et, au-delà, avec leur image de soi.
L’évolution de la relation d’enquête
En me présentant leur travail, les ouvriers de la savonnerie Tûqân se montrèrent tout d’abord dépositaires d’un héritage familial, requérant une virtuosité technique ainsi qu’une expérience préservée à l’identique et transmise de génération en génération. Je notais et prenais des photos, « étape par étape », comme ils m’avaient recommandé de le faire. L’enquête avançant, ma présence au quotidien à la savonnerie me permit de nouer une véritable relation avec les ouvriers ; c’est avec ceux de la découpe à la savonnerie Tûqân que cette relation se révéla la plus forte. Mon arrivée le matin finit par faire partie des habitudes. Je m’asseyais sur la chaise qu’ils me tendaient (non sans m’avoir demandé au préalable : « Veux-tu la chaise ? »), puis partageais thé et café avec eux pendant leurs pauses. Le temps passant, nous nous mettions à parler de choses et d’autres : parfois, c’étaient eux qui me posaient des questions sur la France, ou sur mes projets d’avenir. Le discours de la tradition se manifestait de manière beaucoup plus ambivalente, les ruptures dans leur représentation devenaient plus fréquentes : ils se mettaient à évoquer, de manière plus insistante, le caractère pénible de leur travail, leur amertume face à son manque d’avenir, leur sentiment de déclassement et de dévalorisation symbolique((Autre exemple de rupture : un matin, alors que j’assistais à l’étalage du savon, après l’opération qui avait duré deux heures et demie, un des ouvriers vint me voir. Loin d’insister sur l’habileté technique et le risque de cette opération, il me lâcha en ricanant : « Ce travail, c’est comme les travaux forcés en prison. Nous voilà revenus au temps des esclaves, écris ça dans ta thèse » ; attitude qui contredisait quelque peu la représentation idéalisée qu’on m’avait tout d’abord présentée.)).
Il ne s’agit pas ici de dire que l’observation de longue durée m’a permis à « dépasser » une représentation de façade (implicitement considérée comme mensongère ou hypocrite), pour atteindre un discours plus véridique ou plus « authentique ». Mais elle a, à coup sûr, été l’occasion, pour les ouvriers, de m’attribuer une diversité de places (étudiante, future « docteure » et donc amatrice de détails techniques, confidente parfois). En fonction de celles-ci, ils pouvaient aborder des sujets plus divers et, peut-être, plus intimes. La présence de longue durée (ce que Michel Verret appelle « les longues patiences de la familiarisation respectueuse, dans la déontologie exigeante de l’ethnologie classique » [Verret 1984 : 418]), ne me permit pas tant de dépasser le discours de la tradition que de constater sa profonde ambivalence, constitutive du rapport au métier des ouvriers et de leur image de soi. Leur regard sur les photographies, ainsi que l’usage qu’ils en ont fait, est apparu au cours de l’enquête comme révélateur de cette fondamentale ambivalence.
Photographie et présentation (image) de soi
Les ouvriers des savonneries s’étonnaient généralement, je l’ai dit, si on ne les prenait pas en photo. Leur rapport à ce geste, pour habituel qu’il fût pour eux, était souvent emprunt d’une ironie amusée. Par exemple, lorsque qu’un visiteur les photographiait, il n’était pas rare d’entendre l’un d’entre eux s’exclamer : « Tu es entré dans l’Histoire, Abû Un Tel((Il est fréquent en arabe de désigner les personnes par le nom de leur fils aîné : Abû (père de…) ou Umm (mère de…).))… ! » De même, lorsqu’ils étaient photographiés, les ouvriers avaient bien conscience de se livrer à un geste qui les figeait – je dirais même les « momifiait » – en derniers dépositaires d’un savoir-faire dont ils prédisaient eux-mêmes la disparition d’ici une dizaine d’années. Alors que je lui parlais de l’existence à Saïda (Liban) d’un musée du savon, Fawzî, ouvrier à la découpe, s’exclama : « Bientôt, c’est nous qu’on va mettre dans ce musée, on va nous emballer comme des momies et nous exposer ! »
Ironie ou raillerie, ce rapport était toutefois emprunt d’ambivalence : car ces mêmes photographies contribuaient également pour eux, on va le voir, à des formes de réappropriation positive de leur image de soi, ainsi que de celle de leur métier.
Des photos montrées et données…
Certains visiteurs de passage, une fois la photo prise, la montraient aux ouvriers sur l’écran de leur appareil numérique. Je pris de nombreuses photos lors du premier mois passé à la savonnerie Tûqân. Au bout d’un certain temps, j’en avais accumulé une bonne quantité et j’en fis quelques tirages sur papier, afin d’en faire cadeau aux ouvriers. Je les donnai tout d’abord aux ouvriers de la découpe ; ils passèrent plusieurs minutes à les contempler et se les passer entre eux. Puis Mâher, le plus jeune des ouvriers, me remercia chaleureusement, et partit me faire un café, « pour me remercier ».
Cette distribution fut la première d’une longue série. Les tirages papier devenant assez onéreux, je leur proposais de leur graver les photos sur Cd-rom, ce qu’ils acceptèrent. Mâher me dit qu’il avait mis la photo où il « faisait le bast »((C’est-à-dire qu’il égalisait le mélange de savon sur la surface d’étalage à l’aide d’un instrument métallique. Cette opération est considérée comme la plus difficile et la plus artistique du travail des ouvriers de la découpe.)) en fond d’écran sur l’ordinateur familial. Le moment où nous nous asseyions en cercle pour que je leur donne les photos, était le prétexte pour évoquer le souvenir d’autres photos : par exemple, un cliché où on voyait Mâher encore enfant, accompagné de son frère Marwan, en train d’emballer le savon((Les ouvriers à la découpe commencent souvent le travail en venant emballer le savon l’après-midi, après l’école.)) dans une savonnerie de la vieille ville.
L’appropriation d’une image de soi
Les photos devenaient, ainsi, le révélateur ou le déclencheur de souvenirs exprimant une réappropriation par les ouvriers de leur propre image. En effet, alors qu’ils exprimaient généralement – une fois une première « façade » brisée – une attitude de rejet du métier (empruntant parfois la raillerie et le cynisme), je fus frappée de constater que mes photos suscitaient plutôt des attitudes manifestant la fierté, ainsi qu’une réinscription de leur profession et de leurs gestes dans une tradition reconstruite comme ancestrale.
À travers l’exemple des photographies, que les ouvriers ne se contentaient pas de subir, mais désiraient posséder, je trouvais la confirmation que le « savoir-dire » (et le « savoir montrer ») de la tradition dispensé aux visiteurs n’était pas artificiel. En le reprenant, ils contribuaient à sa constitution et à sa transmission en tant que « tradition », tout en se l’appropriant parfois ; qu’ils le veuillent ou non, ils en étaient aussi les dépositaires. La reproduction des gestes techniques, si elle était issue d’un apprentissage par imitation, était réappropriée par chaque ouvrier, chacun ayant sa manière de tenir le couteau, de monter des tours ou d’emballer le savon. Chaque ouvrier avait son style ou sa « patte », ce qui se voyait (disaient-ils) sur les photos. Regardant un cliché de son collègue Ashraf en train de marquer le savon au sceau de la savonnerie Tûqân, Mâher me fit remarquer : « Regarde comme il frappe fort ! Moi, j’ai la main plus légère… » Par ailleurs, le fait que Mâher ait affiché chez lui sa photo en train de « faire le bast » manifestait bien une forme de rapport personnel au métier((Il se considérait comme le meilleur, bien que le plus jeune, pour cette opération.)), qui n’était pas incompatible avec les attitudes de rejet – parfois blasé – qu’il exprimait fréquemment, par ailleurs.
Le savoir et l’intérêt pour le métier
Distribution, donc, à chacun des ouvriers de ses propres clichés pris à la savonnerie Tûqân. Les ouvriers étaient aussi demandeurs de photos sur des aspects différents du travail dans la savonnerie, voire dans d’autres savonneries : ils voulaient savoir si j’avais photographié les mêmes gestes, et bien fait mes comparaisons entre les différentes usines. Lorsque je partis quelques semaines pour une enquête comparative dans les savonneries d’Alep en Syrie, et de Tripoli au Liban (autres centres régionaux de fabrication du savon) (Bontemps, à paraître, 2011), ils se montrèrent extrêmement curieux, et à mon retour, me réclamèrent mes photos. À leur vue, ils s’étonnèrent de la couleur du savon (rendu vert à Alep par l’ajout d’huile de laurier), ainsi que de la taille et de la forme des tours de savon empilé pour le séchage. Ce furent les techniques de découpe (légèrement différentes à Alep) qui suscitèrent le plus de questions : ils les comparaient avec celles en vigueur à Naplouse. Les discussions autour de ces photos – prises ailleurs et représentant des ouvriers exerçant le même métier qu’eux – témoignaient d’un intérêt pour le métier que leurs responsables ne manifestaient pas nécessairement : lorsque j’avais montré mes photos d’Alep au directeur de la savonnerie Tûqân, il m’avait signifié sans même y jeter un coup d’œil qu’il avait d’autres choses à faire.
Dans un contexte marqué par l’extinction de la profession et son manque d’avenir, ce sont les ouvriers des savonneries eux-mêmes, leur savoir pratique et leurs souvenirs qui constituaient la mémoire vivante du métier. Commenter mes photos était, pour eux, un moyen d’exprimer et de montrer ce savoir qui leur permettait de se constituer en référence pour tout ce qui concernait les détails techniques de la fabrication du savon. Sollicités par les photos, les ouvriers rappelaient aussi des souvenirs liés à la savonnerie. A travers eux, ainsi que la manière qu’ils avaient de se les réapproprier, s’exprimait leur rapport au métier et à la tradition, dans toute son ambivalence. La mémoire devenait vivante et digne d’être évoquée.
Une inscription dans le patrimoine citadin : la conférence au centre culturel français
En mai 2005, j’ai donné une conférence au Centre culturel français de Naplouse. Il s’agissait de présenter l’histoire des savonneries devant un public de « fils de la ville » et de leur exposer le déroulement de mon enquête. J’avais invité les directeurs des savonneries où je faisais mon terrain((En 2005, il y avait trois savonneries en activité : les savonneries Tûqân, Shaka‘a et Masrî.)), ainsi que les ouvriers. Les directeurs ne vinrent pas, mais plusieurs ouvriers étaient présents : Fawzî de la savonnerie Tûqân, avec sa femme et ses deux filles ; Mohammad et Abû As‘ad, ouvriers à la découpe à la savonnerie Masrî, ainsi qu’Abû Sindbad, superviseur dans cette même savonnerie ; enfin, deux emballeurs, Sâleh et Abû Murâd, respectivement aux savonneries Tûqân et Masrî.
J’ai évoqué, tout d’abord, l’aspect historique de la fabrication du savon, son rôle dans la position sociale des grandes familles, la transformation de ses ingrédients. J’ai parlé, notamment, de l’importation de l’huile d’olive italienne qui a remplacé l’huile locale((Un fait bien connu des ouvriers des savonneries, mais ignoré, en revanche, par la majorité de la population nabulsîe.)) et de l’utilisation de la soude caustique à la place de la poudre appelée qelî, initialement utilisée pour la fabrication du savon. Puis, j’ai projeté quelques photos du travail à la savonnerie : la cuisson, l’étalage, la découpe…
La présence des ouvriers a joué un grand rôle dans le succès de la conférence. Ils se reconnaissaient sur les photos et s’interpellaient par leur nom : « Tiens, Abû Burham, c’est comme ça que tu tiens le couteau ? », etc. L’ambiance était chaleureuse. A la fin de la présentation, un buffet était offert par le Centre. Mohammad vint m’apporter une assiette pleine : « Allah yaʽtîkî-l-‘âfieh (Que Dieu te donne la santé)((Cette expression est utilisée dans de multiples circonstances, notamment pour saluer les efforts accomplis par une personne, dans quelque domaine que ce soit.)) », me dit-il. Il souriait et paraissait à la fois ravi et impressionné.
De fait, cette conférence constitua une sorte de tournant dans mon enquête : les ouvriers se mirent à la considérer avec beaucoup plus de sérieux, et s’en montraient à la fois contents et fiers. Fiers, tout d’abord, parce qu’ils y avaient participé en me fournissant nombre d’informations. Fiers, surtout, parce qu’à travers la projection des photos, j’avais présenté les gestes qu’ils effectuaient – leur travail quotidien, avec son lot de fatigue et de pénibilité – comme des gestes artistiques et virtuoses, dignes d’intérêt et de respect pour les habitants de la ville. Je les avais, également, montrés comme les précieux dépositaires d’un patrimoine en voie d’extinction. J’avais contribué à revaloriser leur image face à leurs concitadins, parfois même simplement leur famille : la femme de Fawzî, Umm Burham, en particulier, me dit qu’elle était très contente d’être venue, car, me dit-elle, « Abû Burham ne nous emmène pas faire du tourisme à la savonnerie ». En somme, cette présentation au Centre culturel français avait inscrit le travail des ouvriers, face à un public de Nâbulsîs, dans la tradition séculaire et le patrimoine citadin de Naplouse. Cela n’était pas anodin pour des ouvriers dont le métier est dévalorisé symboliquement .
Les pistes de réflexion esquissées dans cet article engagent un questionnement, plus large, sur la réappropriation par les acteurs de leur « image » produite par les chercheurs. La photographie et ses usages ne sont qu’un exemple possible de la manière dont le regard extérieur du chercheur vient interagir avec l’image de soi des « enquêtés ». A travers les photos, pour les ouvriers des savonneries, le regard de l’apprenti chercheur (le mien) venait susciter (ou renforcer) une (ré)appropriation de leur propre image, et ce de manière souvent valorisante. Valorisante à leurs propres yeux, à travers l’usage qu’ils faisaient eux-mêmes des photographies que je leur ai montrées et données. Ils y exprimaient un rapport personnel avec un métier souvent rejeté par ailleurs. Ce fut une occasion supplémentaire pour me montrer leur savoir, et me dicter des notes ou détails techniques qui auraient pu m’échapper. Valorisante, enfin, devant leurs concitadins nabulsîs : ce qu’a montré l’exemple de la conférence (en images) au Centre culturel français. La constitution de leur savoir-faire en objet du patrimoine de la ville et, à ce titre, digne d’un intérêt auprès de leur concitadins, passait par un discours extérieur, qui leur en livrait une image « positive ». Le métier devenait patrimoine, pour eux aussi, par le détour d’un regard extérieur, parce qu’une « chercheuse étrangère » s’y intéressait.
Faut-il en conclure que c’est le regard de l’anthropologue qui, animé d’un désir de réhabilitation, constitue un métier, un savoir-faire en patrimoine (et ses ouvriers, en « images vivantes de la tradition »), précisément parce que cette pratique est en train de disparaître ? C’est très certainement le cas, au moins en partie. Pourtant, si décalage il y a, cette construction n’était pas totalement étrangère aux préoccupations des ouvriers eux-mêmes. Ces derniers, dans leurs représentations, avaient conscience de ce discours de la tradition, qu’ils pouvaient reprendre ou rejeter. Patrimoine, le métier le devenait aussi à travers mes échanges quotidiens avec les ouvriers. C’était en m’expliquant, avec minutie et, pourquoi le nier ?, avec fierté un geste, un souvenir qu’ils contribuaient à le constituer eux-mêmes comme tel.
Bibliographie
Barthes, R., 1980, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, Seuil.
Beaud, S., Pialoux, M., 1999, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard.
Bontemps, V., 2009, Naplouse, le savon et la ville. Patrimoine familial, travail ouvrier et mémoire au quotidien, thèse de doctorat en anthropologie, Université Aix-Marseille 1.
https://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/54/80/32/PDF/THESE_.pdf
Bontemps, V., 2011 (à paraître), « Alep, Naplouse : des “villes du savon” », actes du colloque Balaneia, thermes et hammams. 25 siècles de bain collectif (Proche-Orient, Égypte et Péninsule Arabique), troisième colloque Balnéorient (IFPO / DGAMS)
Doumani, B., 1995, Rediscovering Palestine. Merchants and Peasants in Jabal Nablus, 1700-1900, London, University of California Press.
Goffman, E., 1973, La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Minuit.
Verret, M., 1984, « Mémoire ouvrière, mémoire communiste », Revue française de science politique, volume 34, numéro 3, p. 413-427.