André JULLIARD
Introduction : Les pratiques religieuses et leurs relais culturels
Chargé de recherche, Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (Idemec), CNRS-AMU.
Les religions en gĂ©nĂ©ral, et les religions rĂ©vĂ©lĂ©es en particulier, doivent s’inscrire dans le siècle sous peine, pour les unes, de s’effacer du champ social (religion du terroir, polythĂ©isme rĂ©gional), pour les autres, de mettre en pĂ©ril l’infaillibilitĂ© du message eschatologique. Ce perpĂ©tuel « travail de modernisation » des cultes et des systèmes de croyances se fait au croisement de trois grands faisceaux de phĂ©nomènes sociaux. D’abord, au niveau international avec, par exemple, les mouvances gĂ©opolitiques des religions, les dĂ©veloppements des « Ă©conomies du religieux »((Philippe SIMMONOT, Le marchĂ© de Dieu. L’Ă©conomie des religions monothĂ©istes, DenoĂ«l, Paris, 2008.)), les dĂ©placements dĂ©mographiques des religions ou, encore, « l’obsĂ©dante insistance du religieux » dans les processus nationaux de sĂ©cularisation((Lionel OBADIA, La marchandisation de Dieu. L’Ă©conomie religieuse, CNRS Éditions, Paris, 2013.)). Ensuite, au niveau des dogmes avec les relectures de l’histoire et des genèses qui contraignent les orthodoxies Ă de constants ajustements exĂ©gĂ©tiques des « Livres ».
Enfin, au niveau des pratiques de base, les changements des conduites individuelles Ă l’Ă©gard du divin, s’effectuent de manière empirique, presque imperceptiblement, dans les Ă©difices et les temps des liturgies rĂ©gulières et calendaires.
En effet, pour la continuitĂ© de sa dĂ©marche, le pratiquant rĂ©gulier ou occasionnel introduit sa libertĂ© d’agir (progrès des connaissances, Ă©motions, sensibilitĂ©s politiques) qui actualise sans cesse les prescriptions religieuses. En consĂ©quence, il rĂ©interprète, quasi en permanence, aussi bien les modes personnels de contact (prières, gestes apotropaĂ¯ques, demandes de bĂ©nĂ©dictions, etc.) avec les divinitĂ©s et, plus largement, avec l’au-delĂ (de vie, du monde visible) que les façons d’accomplir les rituels accompagnant le dĂ©veloppement social de l’homme ou sĂ©lectionnĂ©s par une conviction « intime de vie » (conversion, adhĂ©sion philosophique, bricolage de valeurs morales, etc.).
Depuis une quinzaine d’annĂ©es, les technologies numĂ©riques de communication (tĂ©lĂ©phone portable, tablette, lecteur-diffuseur mp3, etc.) accroissent considĂ©rablement la fluiditĂ© (dĂ©jĂ existante par le passĂ©) des comportements et des dĂ©marches de croyance. Un seul exemple : elles permettent des passages ponctuels et immĂ©diats Ă des activitĂ©s touristiques pendant le moment dĂ©votionnel. De mĂªme, elles accĂ©lèrent l’effervescence des gestes de piĂ©tĂ© avec, encore un seul exemple, la prise d’image numĂ©rique dans l’instant de la bĂ©nĂ©diction : la photo fixĂ©e et envoyĂ©e inclut l’appareil et les destinataires dans la faveur divine.
Ces attitudes « en » actions, rĂ©actions, contractions, extensions et dĂ©rivations, s’Ă©paississent lorsque nous leur greffons les outils culturels auxquels le croyant recourt avec de plus en plus d’aisance et de savoir-faire pour les afficher en public. Les moyens couramment utilisĂ©s viennent du monde des arts : musiques liturgiques (rock chrĂ©tien, gospel Ă©lectronique, etc.) ou de concert, d’expositions de photos, de peintures et d’objets patrimoniaux, de parcours « processionnel » d’art contemporain (sculpture, installations) et de festivals en tout genre (art de rue, cinĂ©ma, thĂ©Ă¢tre, contes, marionnettes, etc.). Il faudrait encore ajouter les dĂ©marches administratives (constitution d’association, demande de subvention municipale, rĂ©gionale, voire europĂ©enne, entrepreneuriat privĂ©)((L’ethnologie des religions, notamment du catholicisme, a sous-estimĂ© le rĂ´le juridique des « rituels diocĂ©sains » dans l’observation et l’interprĂ©tation des dĂ©votions ordinaires. Aussi, fort de cette expĂ©rience, l’ethnographie des nouvelles pratiques devrait examiner les dossiers de demande de subvention ou de crĂ©ation d’association (la raison sociale).)) auxquelles le paroissien est de plus en plus familiarisĂ© en tant que citoyen.
Le regroupement sous la loi 1901 comme la subvention pour une installation d’artistes extĂ©rieure Ă l’enceinte du temple (laĂ¯citĂ© française), fondent une autoritĂ© morale pour nĂ©gocier avec les institutions clĂ©ricales, voire « d'(im)poser », l’Ă©vènement culturel dans le moment cultuel. En mĂªme temps, en dĂ©bordant largement le champ « traditionnel de l’art sacré », cet arsenal de techniques et d’instruments rĂ©nove, dĂ©poussière, dĂ©complexe, rajeunit la parole du religieux et la rend audible : c’est-Ă -dire qu’il la rend capable de circuler dans les circuits numĂ©riques de l’information (Cd, Dvd, Web, lecteurs mp3). On pourrait dire qu’il « formate » (si je puis me permettre) la composante religieuse pour qu’elle soit reconnue par les systèmes culturels d’aujourd’hui. Ou, autre façon de le dire : il faut annoncer l’Ă©motion religieuse comme l’une des sensibilitĂ©s culturelles modernes.
L’ambition du sĂ©minaire de l’axe « Dynamiques religieuses »((SĂ©minaire de l’Institut d’ethnologie mĂ©diterranĂ©enne, europĂ©enne et comparative (IDEMEC – UMR 7307) qui regroupe des ethnologues et anthropologues travaillant dans le champ du religieux.)) est d’examiner les sens et fonctions sociales et symboliques de quelques usages de ces nouveaux Ă©quipements (sites internet, web documentaire, Cd-rom) dans les pratiques cultuelles rĂ©gulières et calendaires. Les exemples exposĂ©s proviennent de recherches dĂ©butantes ou en cours que chaque participant questionne Ă partir des expĂ©riences et matĂ©riaux de son terrain : une sorte de dĂ©marche comparative « collective et en directe » ! Les contributions de six chercheurs et d’une rĂ©alisatrice de documentaire Ă ce numĂ©ro de Science and Video peuvent Ăªtre regroupĂ©es en quatre thèmes :
- CrĂ©ations et productions musicales contemporaines dans les cultes Ă©vangĂ©liques (Tunisie), pentecĂ´tistes (Suède) et dans le judaĂ¯sme (Ex-Allemagne de l’Est) ;
- Tourisme et patrimoine (Syrie) autour de la lĂ©gende des Sept Dormants d’Éphèse, commune au christianisme et Ă l’islam ;
- Pratiques festives laĂ¯ques et religieuses dans l’islam en France (Marseille) ;
- Politiques de développement du territoire national à partir des cultes orthodoxes et byzantins autour des deux tombeaux de Saint Lazare (Cisjordanie et Chypre).
La rĂ©daction de ce numĂ©ro de Science and Video, nous a permis de dessiner les contours d’une rĂ©flexion moins sur la prĂ©sence du religieux sur la toile que sur les relations entre les usages du religieux et de l’internet. Dans le mĂªme temps, l’exercice souligne fortement combien l’analyse ne peut pas se sĂ©parer d’une rĂ©flexion mĂ©thodologique sur les façons dont les chercheurs s’emparent de ces nouvelles donnĂ©es.
Au-delĂ de la diversitĂ© des technologies, des choix d’expression, des relations contractuelles avec le politique et des types d’encadrement administratif (gouvernemental, associatif, etc.), le dĂ©veloppement de ces modalitĂ©s composites de pratiquer la religion, semble dans une première approche, rĂ©pondre Ă trois nĂ©cessitĂ©s souvent entrelacĂ©es :
- Rendre visible une dynamique moderniste de la religion avec la reconnaissance, explicite ou implicite, des comportements ludiques, sportifs (randonnĂ©e pèlerine) et de loisirs (fĂªtes culturelles, confĂ©rences, etc.) comme partie intĂ©grante de la dĂ©marche religieuse. La volontĂ© sinon de dialogue, du moins d’ouverture sans complexe avec les confessions de « la mĂªme famille », entre Ă©galement dans cette vitalitĂ© affichĂ©e.
- Il ne s’agit plus de resserrer, mais de faire du lien Ă l’intĂ©rieur des groupes de pratiquants confrontĂ©s Ă la diversitĂ© de l’offre religieuse, la libertĂ© individuelle d’expression, la laĂ¯cisation des sociĂ©tĂ©s et les fluiditĂ©s des comportements sociaux. Les nouvelles pratiques se mobilisent pour « produire une culture de chez nous » qui pose l’appartenance religieuse comme une façon parmi d’autres d’appartenir Ă la sociĂ©tĂ©.
- Rechercher des chemins de mĂ©diation avec le divin qui, en lisière des dogmes, se font plus Ă©motionnels et plus directs selon le modèle de « la consommation instantanĂ©e » propre Ă l’Ă©conomie libĂ©rale des sociĂ©tĂ©s occidentales. En mĂªme temps, les Ă©tudes notent que « l’effet Ă©motion((L’Ă©motion en religion, particulièrement difficile Ă saisir en ethnologie, a fait l’objet de nombreux dĂ©bats dans la dĂ©cennie 1990 : Danièle HERVIEU-LÉGER et Françoise CHAMPION, De l’Ă©motion en religion, Bayard, Paris, 1990 ; Jean-Paul WILLAIME, « Le pentecĂ´tisme : contours et paradoxes d’un protestantisme Ă©motionnel », Archives de sciences sociales des religions, vol. 105, 1999, p. 5-28.))» recherche sa singularitĂ© dans le passĂ© de la religion et l’histoire de la Nation.
Ces activitĂ©s en prise directe avec les usages en cours dans la sociĂ©tĂ© et dont certaines ont une longue gĂ©nĂ©alogie (par exemple, la crĂ©ation musicale), assurent la continuitĂ© de la fonction première de la religion : constituer un dĂ©tour extĂ©rieur Ă l’homme pour penser l’autre. C’est pourquoi nous les avons provisoirement nommĂ©es des relais culturels dans les pratiques religieuses.
Bibliographie
Danièle HERVIEU-LÉGER et Françoise CHAMPION, De l’Ă©motion en religion, Bayard, Paris, 1990.
Lionel OBADIA, La marchandisation de Dieu. L’Ă©conomie religieuse, CNRS Ă©ditions, Paris, 2013.
Philippe SIMMONOT, Le marchĂ© de Dieu. L’Ă©conomie des religions monothĂ©istes, DenoĂ«l, Paris, 2008.
Jean-Paul WILLAIME, « Le pentecôtisme : contours et paradoxes d’un protestantisme émotionnel », Archives de sciences sociales des religions, vol. 105, 1999, p. 5-28.
Notes
[1] Philippe SIMMONOT, Le marchĂ© de Dieu. L’Ă©conomie des religions monothĂ©istes, DenoĂ«l, Paris, 2008.
[2] Lionel OBADIA, La marchandisation de Dieu. L’Ă©conomie religieuse, CNRS Éditions, Paris, 2013.
[3] L’ethnologie des religions, notamment du catholicisme, a sous-estimĂ© le rĂ´le juridique des « rituels diocĂ©sains » dans l’observation et l’interprĂ©tation des dĂ©votions ordinaires. Aussi, fort de cette expĂ©rience, l’ethnographie des nouvelles pratiques devrait examiner les dossiers de demande de subvention ou de crĂ©ation d’association (la raison sociale).
[4] Séminaire de l’Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (IDEMEC – UMR 7307) qui regroupe des ethnologues et anthropologues travaillant dans le champ du religieux.
[5] – L’Ă©motion en religion, particulièrement difficile Ă saisir en ethnologie, a fait l’objet de nombreux dĂ©bats dans la dĂ©cennie 1990 : Danièle HERVIEU-LÉGER et Françoise CHAMPION, De l’Ă©motion en religion, Bayard, Paris, 1990 ; Jean-Paul WILLAIME, « Le pentecĂ´tisme : contours et paradoxes d’un protestantisme Ă©motionnel », Archives de sciences sociales des religions, vol. 105, 1999, p. 5-28.