N° 6 > 2017 | La photographie de famille en Méditerranée, de l’intime au politique

Gilles de Rapper

Introduction. La photographie de famille en Méditerranée, de l’intime au politique

Introduction au numéro. Gilles de Rapper, Université d'Aix-Marseille, CNRS, IDEMEC, Aix-en-Provence, France.

Les textes qui composent ce numéro ont été écrits dans le cadre du projet de recherche La photographie de famille en Méditerranée, de l’intime au politique, qui s’est déroulé de juin 2014 à décembre 2015((Projet amorce réalisé dans le cadre du laboratoire d’excellence Labexmed – Les sciences humaines et sociales au cœur de l’interdisciplinarité pour la Méditerranée, portant la référence 10-LABX-0090. Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence nationale de la recherche au titre du projet Investissements d’avenir A*MIDEX portant la référence ANR-11-IDEX-0001-02.)). L’objectif du projet était de lancer une réflexion collective et comparative sur la catégorie de photographie de famille et sur les outils méthodologiques permettant de l’appréhender. Il rassemblait des chercheurs de plusieurs disciplines (anthropologie, histoire de l’art, histoire, psychanalyse), mais avait pour origine ma propre expérience d’anthropologue travaillant sur la photographie en Albanie à l’époque communiste comme à l’époque contemporaine. Il se situait en cela à la conjonction de trois tendances ou de trois mouvements affectant les relations entre l’anthropologie et la photographie.

La première concerne l’anthropologie visuelle. Il a souvent été remarqué que l’anthropologie et la photographie naquirent en même temps, vers le milieu du 19e siècle, et que la photographie est rapidement devenue un outil d’enregistrement et d’analyse des données observées par les ethnologues (Pinney 1992). Les années 1980, qui furent celles d’une critique de l’élaboration du savoir anthropologique au sein même de la discipline, ont vu la remise en cause de l’utilisation de la photographie comme outil d’enregistrement objectif et transparent. Des travaux de plus en plus nombreux se sont interrogés sur les usages de la photographie en anthropologie, sur leurs présupposés et sur leurs implications en termes de « construction de l’Autre ». Ces interrogations ont débouché sur l’émergence de la photographie comme objet de recherche et non plus seulement comme outil ou comme source. Au-delà des usages ethnographiques de la photographie, on a vu apparaître une « ethnographie de la photographie » qui s’intéresse aux pratiques liées à la photographie sur différents terrains et dans différents contextes.

La deuxième tendance concerne la photographie de famille en tant qu’objet de recherche. On considère généralement que l’enquête dirigée par Pierre Bourdieu à la fin des années 1950 dans les clubs de photographes amateurs français a posé les bases des études sur la photographie de famille. Le sociologue y définissait notamment la photographie de famille comme « la production domestique d’emblèmes domestiques » (Bourdieu 1965 : 51). D’autres sociologues, en France et ailleurs dans le monde occidental, se sont intéressés à la photographie de famille : on peut citer les travaux de Richard Chalfen aux États-Unis (Chalfen 1987) et ceux d’Irène Jonas en France (Jonas 2010). D’autres disciplines se sont penchées sur cet objet : l’histoire, la psychanalyse, la muséographie, les études littéraires. Ce n’est qu’à la toute fin des années 1980 que certains anthropologues ont commencé à appliquer la catégorie de photographie de famille à des pratiques observées sur des terrains non euro-américains. L’un des premiers fut Jean-François Werner en Afrique occidentale (Werner 1993). La question qui se pose est bien sûr celle de la pertinence de cette catégorie dans des contextes non occidentaux : le risque n’est-il pas de plaquer une catégorie occidentale sur des contextes dans lesquels elle n’a pas sa place ? Des travaux récents, comme ceux de Christopher Wright dans les Îles Salomon (Wright 2013), tendent à montrer que la fonction familiale de la photographie n’est pas limitée au contexte euro-américain : partout où elle se diffuse, la photographie s’insère dans des pratiques familiales.

La troisième et dernière tendance concerne l’histoire de la photographie. On assiste à la fin des années 1990 à l’émergence de la catégorie de « photographie vernaculaire » (Batchen 2000, Chéroux 2013). On entend par là les pratiques photographiques qui ne relèvent pas, dans leur finalité première, de l’art : photographie scientifique, judiciaire, récréative et, notamment, photographie de famille. Longtemps ignorée des histoires générales de la photographie, la photographie de famille est désormais un objet de recherche en histoire de la photographie.

Ces trois tendances convergent pour faire de la photographie de famille un objet de recherche situé au croisement de plusieurs disciplines et ouvert à la comparaison. Elles invitent à revenir sur la définition de la photographie de famille et à s’interroger sur le cadre méthodologique et théorique propre à la saisir comme objet de recherche.

La photographie de famille a souvent été définie en termes d’images : par leur contenu et leurs faibles qualités formelles, les photographies de famille seraient facilement identifiables (Rose 2010 : 11). Pourtant, limiter la photographie de famille aux images de la famille (et à certaines images : bonheur familial), c’est méconnaître l’hétérogénéité de la plupart des fonds familiaux : photographies d’identité, photos de classe ou cartes postales, notamment, entrent facilement dans les fonds familiaux.

La deuxième façon de définir la photographie de famille est d’en faire une production domestique. Le photographe est proche de ses sujets, il en fait partie (Rouillé 2005 : 240). Pourtant, là encore, il ne faut pas oublier qu’une grande partie des photographies de familles, à certaines époques et dans certains lieux ou milieux, sont produites par des photographes professionnels. Le passage au studio pour solenniser des étapes importantes du cycle de vie en est un exemple.

Enfin, il est possible de définir la photographie de famille par ses usages : font alors partie de la photographie de famille toutes les images qui contribuent à entretenir des relations familiales, toutes les images qui circulent entre les membres de la famille, qu’elles les représentent ou pas, qu’elles soient produites dans la famille ou pas. La photographie de famille ne serait pas le reflet, l’image, de relations de parenté existantes, mais un moyen de les constituer (Bouquet 2000).

Toute approche qui se limiterait à une seule de ces définitions risquerait de manquer son objet. La photographie de famille apparaît plutôt comme un objet tridimensionnel : ce sont des images qui peuvent être analysées en tant que telles, mais qui sont aussi le résultat d’un acte photographique et qui, en tant qu’objets, s’insèrent dans une multiplicité de pratiques, discursives et autres (échanges et circulation, reproduction, exposition, mutilations, destructions).

Une telle démarche demande une appréhension de la photographie qui aille au-delà de la seule relation entre l’image et son référent, ou entre le photographe, l’appareil et le sujet photographié. En effet, dès lors que l’on aborde la photographie de cette manière, il est nécessaire de considérer une multiplicité de facteurs pour rendre compte de l’existence et des effets de tel ou tel stock de photographies de famille : par qui les photos ont-elles été prises, avec quel matériel (et donc avec quelles contraintes techniques), dans quel cadre, avec quelle finalité, comment ont-elles été produites, reproduites, comment sont-elles arrivées dans la famille ?

Les textes

Gilles de Rapper propose dans un premier temps un état des lieux de la recherche sur la photographie de famille, en insistant sur la variété disciplinaire et sur l’absence d’une approche théorique ou méthodologique unifiée de cet objet. Les textes qui suivent abordent la photographie de famille de différents points de vue disciplinaires, dans plusieurs pays de la Méditerranée orientale (Albanie, Grèce, Turquie) et depuis la fin de l’Empire ottoman jusqu’à aujourd’hui. D’une certaine manière, tous les cas présentés appartiennent à un même contexte post-ottoman marqué par la construction des États-nations et par l’émergence de nouveaux sujets politiques. On peut faire l’hypothèse que la photographie ne fait pas qu’accompagner et représenter ces transformations, mais qu’elle y contribue : l’image de soi composée par la photographie de famille est aussi une image de la position que l’on occupe ou que l’on prétend occuper dans la société et elle s’articule toujours, d’une façon ou d’une autre, à l’imaginaire national.

Ece Zerman s’intéresse ainsi à l’appropriation de la photographie à des fins privées par les familles aisées d’Istanbul au moment du passage de l’Empire ottoman à la Turquie républicaine. Dans la Grèce d’après la Seconde Guerre mondiale, la photographie a aussi constitué un marqueur d’appartenance et de prestige pour la bourgeoisie de la ville de Thessalonique. Miltiadis Zerboulis montre dans son article comment ces images continuent aujourd’hui à jouer un rôle actif dans la façon de raconter et de mettre en scène l’histoire familiale dans son articulation à l’histoire collective. L’article de Jolka Nathanaili-Penotet aborde la relation entre intime et politique à partir du phénomène de la mutilation des photographies dans l’Albanie communiste et post-communiste : la dimension visuelle de la politique de l’État communiste, qui veut que les « ennemis » ne soient pas visibles, prend la forme de pratiques d’autocensure appliquées aux photographies de famille. Robert Pichler revient sur sa propre pratique photographique en Albanie du Nord, dans les premières années ayant suivi la chute du régime communiste, pour montrer comment le statut et la réception de ces images, issues d’une région possédant elle-même une « image » bien marquée en Albanie (pauvreté, arriération, violence), changent selon les contextes et les spectateurs auxquels elles sont présentées. Enfin, Marie-Hélène Sauner analyse sa pratique photographique dans la Turquie contemporaine, en contrastant ses usages de la photographie en milieu rural dans les années 1990 et sa participation, en tant que photographe, à l’engouement récent pour la photographie de naissance dans les maternités d’Istanbul.

Ces textes donnent ainsi à voir la variété des approches par lesquelles les sciences sociales peuvent se saisir de la photographie de famille, variété qui reflète elle-même celle des usages sociaux de ce genre photographique et leur évolution du début du 20e siècle au début du 21e.

Bibliographie

Batchen Geoffrey, 2000, “Vernacular Photographies”, History of Photography, 24, 3, p. 262-271.

Bouquet Mary, 2000, “The Family Photographic Condition”, Visual Anthropology Review, 16, 1, p. 2-19.

Bourdieu Pierre (éd.), 1965, Un art moyen, Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les Éditions de Minuit.

Chalfen Richard, 1987, Snapshot Versions of Life: Explorations of Home Made Photography, Bowling Green, Bowling Green State University Popular Press.

Chéroux Clément, 2013, Vernaculaires, Essais d’histoire de la photographie, Paris, Le Point du Jour.

Jonas Irène, 2010, Mort de la photo de famille ? De l’argentique au numérique, Paris, L’Harmattan.

Pinney Christopher, 1992, “The Parellel Histories of Anthropology and Photography”, in Elizabeth Edwards (éd.) Anthropology and Photography, 1869-1920, New Haven, Yale University Press, p. 74-95.

Rose Gillian, 2010, Doing Family Photography: The Domestic, The Public and The Politics of Sentiment, Farnham, Ashgate.

Rouillé André, 2005, La photographie, Paris, Gallimard.

Werner Jean-François, 1993, « La photographie de famille en Afrique de l’Ouest, Une méthode d’approche ethnographique », Xoana, 1, p. 43-57.

Wright Christopher, 2013, The Echo of Things, The Lives of Photographs in the Solomon Islands, Durham/Londres, Duke University Press.

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"Introduction. La photographie de famille en Méditerranée, de l’intime au politique." Revue Science and Video [Online]. Available: https://scienceandvideo.mmsh.fr/6-1/. [Accessed: 23 novembre 2024]
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