Ce numéro de Science and vidéo interroge des notions clés du cinéma scientifique. Il est question d’interrogations récurrentes, depuis les années 50, chez les cinéastes et les universitaires. Ce questionnement séquentiel n’a
jamais trouvé de réponse durable et complètement satisfaisante. Il jette une ombre sur la capacité du film et des images animées à se définir comme une science. Comme si la dimension esthétique de la médiation cinématographique
– émotionnelle et subjective – entachait le savoir et son mythe d’objectivité. Les cinéastes-chercheurs qui tentent avec l’usage d’une caméra de produire des connaissances se heurtent régulièrement aux attitudes profilmiques
et à l’auto-mise en scène des sujets filmés. Deux notions cousines qui ont de la peine à s’ériger en concepts ou en paradigmes. Non par manque de pertinence analytique mais parce que l’auto-mise en scène s’observe sur toutes
les scènes de l’espace public ou privé. La scène sociale (au sens large) expérimente l’auto-mise en scène sans que la présence d’une caméra soit nécessaire.
Cinq chercheurs-cinéastes se penchent, dans ce numéro, sur les atouts et les handicaps de la profilmie et de l’auto-mise en scène afin de tenter d’appréhender ces notions en tant que « perturbations » ou « ressources ». L’auto-mise
en scène et la profilmie brouillent-elles le message filmique en raison de la présence d’un « tiers symbolisant » (perturbant) ou alors agissent-elles comme des catalyseurs de moments-authentiques ?
• Fabienne Le Houérou interroge le concept de profilmie dans sa dimension paradigmatique. Elle se fonde sur un empirisme filmé pour, d’une part, souligner la valeur heuristique de la profilmie, et, d’autre part, pour interroger
la spécificité scientifique de ces notions dans le champ des études visuelles. Elle examine les situations filmiques où ces notions ont été des catalyseurs de « moments-authentiques », en explorant la notion de durée et celle
de vérité des masques.
• Maya Ben-Ayed examine l’auto-mise en scène et la profilmie à la lumière des entretiens qu’elle a effectués dans le cadre d’une thèse en Histoire contemporaine sur le cinéma d’animation en Tunisie (1950-2011). Elle s’interroge
sur le geste et la parole de cinéastes tunisiens avec lesquels elle co-construit des entretiens filmés. L’auto-mise en scène de ces auteurs et metteurs en scène nous entraîne sur une enfilade de mises en abîme permettant à
Maya Ben Ayed de découvrir l’essence critique du film d’animation et sa force comme médium de résistance politique à la dictature dans la Tunisie contemporaine.
• Gianluca Loffredo et Sarah Przybyl rappellent l’œuvre de Souriau et de Barthes pour insister sur la trilogie objet filmé/sujet filmant/spectateur. Le filmé, le filmant et le spectateur sont intimement liés et interdépendants.
Il est à nouveau question de l’incidence du spectateur au moment du tournage où ce dernier est présent sans l’être. Même absent le spectator est omniprésent. Sa présence fantasmée participe de l’illusion du processus filmique.
Pour les auteurs, cadrer est « toujours l’expression d’une subjectivité » et d’une illusion.
• Agathe Plauchut et Pauline Guibbaud s’appuient sur un récent terrain au Rwanda pour explorer les représentations du génocide par le pouvoir en place. Elles constatent un rapport ambigu à l’égard des évènements de 1994. Un corpus
imagétique de photographies évoque le rejet de l’image, de l’enregistrement et du regard de l’autre. Autant de déconstructions traduisant une volonté politique de dé-mise en scène. Les auteurs insistent sur la coexistence ambivalente
d’une pro et contre-filmie dans le Rwanda post-génocidaire.
• Pedram Khosronejad évoque, à l’issue des élections présidentielles de l’Iran de 2009 et la crise qu’elle occasionna, l’émergence des nouveaux médias et l’auto-mise en scène d’une nouvelle résistance visuelle. La crise de 2009
aura révélé un potentiel artistique important réunissant des artistes visuels aussi variés que des graphistes, des dessinateurs, des peintres, des photographes et des cinéastes engagés dans une contestation esthétique du pouvoir
en place.
Les cinq articles de ce numéro constatent la permanence de la fiction et de l’illusion dans toute médiation cinématographique. Ils font rebondir l’interrogation sur la place des émotions dans les sciences humaines et sociales.
Une question qui avait donné lieu au premier numéro de la revue en 2008 « Entre érudition et émotion : le cinéma d’enquête ». Dans ce numéro, Christophe Pons notait que la recherche ne devrait pas vivre l’émotion « honteusement
». Il convenait, en revanche, d’affirmer l’heuristique de l’émotion. « L’affirmation de cette heuristique de la part sensible, la revendication de cette tension singulière dont il faut cesser d’avoir honte pour enfin en tirer
profit. L’écriture filmique, espace privilégié de cette expression, a dès lors tout intérêt à être prise d’assaut par les ethnologues plutôt que par d’autres. »1
La revue Science and Video contribue à poursuivre cette réflexion sur la profilmie et l’auto-mise en scène en ne doutant pas que ces interrogations continueront à faire « tourner et brûler de la pellicule ».
Fabienne Le Houérou, Février 2015
Note
PONS, Christophe : « La part subjective. L’émotion, l’ethnologie et l’écriture filmique », Revue Science and Video
, n° 1, 2008.
https://scienceandvideo.mmsh.fr/1-6/