Fabienne Le Houérou
La mise en scène imagétique d’une enquête sociologique. Récits de la province égyptienne de Fanny Colonna et Kamel Chachoua.
Historienne, anthropologue et réalisatrice, CNRS, IREMAM, MMSH, Aix-Marseille-Université; Fellow à l'Institut convergences migrations, Aix-en-Provence
« L’œil de l’homme est une fenêtre par laquelle on voit les pensées qui vont qui viennent dans sa tête. »
Victor Hugo, Claude Gueux, 1834.
Récits de la province égyptienne. Une ethnographie sud/sud évoque une thématique centrale dans le travail de la sociologue Fanny Colonna qui, depuis sa thèse soutenue en 1975 sous la direction de Pierre Bourdieu, n’a cessé d’investiguer dans le champ des études arabes, sur la place des marges et sur le rapport complexe centre/périphérie. Un article de la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée (REMMM) résumait son parcours comme suit :
« Sa thèse de troisième cycle sous la direction de P. Bourdieu (1975) a porté sur la formation des instituteurs algériens dès la fin du XIXe siècle. Ses travaux d’anthropologie culturelle ont tous pour dénominateur commun un ensemble de traits : la confiance dans l’enquête de terrain (…) ; un positionnement intellectuel attentif aux formes de la production culturelle de la “périphérie”, du “local”, du monde rural par rapport au “centre”, à la ville et l’État, d’où émane la normativité politique et/ou religieuse. » (Van Staëvel et Colonna, 135 | 2014)
Le contexte de l’enquête
Cette relation centre/périphérie s’inscrit dans une perspective de domination (Bourdieu), mais également de dynamique sociale de complémentarité, de résistance, voire de « rébellion ». L’absence de misérabilisme est, certes, dans cette plongée dans l’Égypte profonde du Saïd, une distance affichée à l’égard de la sociologie de Bourdieu. Une approche dont elle avait fait la caricature de façon grinçante en rapportant « qu’elle n’avait pas envie de penser à la misère du monde en se brossant les dents le matin ». Aussi, cette Égypte provinciale n’était-elle pas regardée comme misérable avec une lecture insistant sur la situation de marge malheureuse. Les photos de l’ouvrage témoignent de cette posture tant elles insistent sur des visages souriants et épanouis associés à un jeu imagétique centré sur les mains des enquêtés et des enquêteurs (afin d’euphémiser l’altérité sous-jacente), traduisant une forme d’ouverture généreuse. C’est de la beauté du monde dont Fanny Colonna déclarait s’inspirer. Mais nous le verrons avec un entretien du sociologue Kamel Chachoua (avril 2021) que le livre de Bourdieu, paru en 1993((Par la méthode du récit de vie qui consiste, par le dialogue avec l’enquêteur, à faire émerger « une vision du monde éprouvée par celui qui l’exprime », La Misère du monde donne la parole à ceux qui la vivent : c’est au travers de longs récits, déroulant une apparente banalité du quotidien, que surgissent tout à coup des paroles émouvantes, non dénuées d’une fonction cathartique. Le livre était également le produit d’une enquête collective qui a réuni une équipe de 23 sociologues.)), avait néanmoins impacté les approches théoriques, empiriques et méthodologiques de la sociologue.
« À l’époque, on venait de lire le travail de Bourdieu sur La Misère du monde. Je pense que ce livre a eu un impact dans la manière d’écrire la sociologie et une nouvelle façon d’aborder la discipline, non seulement de façon engagée, mais également dans l’écriture. Je me rappelle, au moment où on a commencé à discuter de l’enquête scientifique égyptienne à Paris, que les échanges étaient dominés par le livre de Bourdieu qui venait juste de paraître. Ce contexte-là est important, car il y a dans la “province égyptienne” ce travail sur les entretiens et cette manière de construire une sociologie du témoignage direct, d’impliquer les gens, une sociologie de l’engagement, du retrait et de l’engagement en même temps. » (Kamel Chachoua, entretien du 21 avril 2021, Aix-en-Provence)
À la lumière de cet entretien, l’impact de cet ouvrage apparaît œuvrer comme un élément d’attraction/répulsion ayant néanmoins un impact ambivalent oscillant entre réfutation et emprunts.
Le thème de la périphérie et des marges était néanmoins au cœur des questionnements de Fanny Colonna dans ses travaux sociologiques sur l’Algérie et se sont poursuivis en Égypte. Tout se passe comme s’il elle avait voulu décalquer l’Algérie sur l’Égypte autour de la thématique du retour des diplômés de la périphérie provinciale égyptienne et de ses marges vers leurs origines provinciales après un passage estudiantin au Caire. Dans un inconscient qu’elle entendait comme « sud-sud ». L’entretien susmentionné, avec Kamel Chachoua (2021), nous permet de comprendre cet arrière-plan algérien de l’enquête qui lui confère une profondeur de champ dans une mise en abîme scientifique.
« Son objet, précise, le sociologue, c’est le retour des diplômes dans leurs provinces d’origine. »
Dans l’ouvrage, le cœur de l’enquête n’est pas exposé avec cette précision et nous apprenons que les photographes, membres à part entière de son équipe, ne saisissaient pas bien l’objet même de l’enquête. Écoutons à nouveau Kamel Chachoua sur ce point :
« Les photographes n’ont pas trop saisi la finesse de l’objet de Fanny. Son objet était très compliqué. Il est question d’un retour des diplômés en Égypte. Un jeune photographe parisien, à ce moment-là, est en droit de se demander : de quel retour s’agit-il ? Le retour d’où ? Des retours d’Irak ? D’Arabie Saoudite ? Tous ces lieux où les Égyptiens sont partis travailler ? Il y avait également des jeunes diplômés qui revenaient de Londres, des USA, de Paris, plus rares, mais également tous les diplômés universitaires d’Égypte eux-mêmes. C’est-à-dire ceux qui avaient fait l’université du Caire et qui retournaient dans leur province d’origine. Ces derniers forment la majorité des personnes rencontrées. »
À la remarque sur le manque de précision sur la nature de cet objet en introduction de l’ouvrage, Kamel Chachoua poursuit :
« Je crois qu’elle-même n’avait pas pris la mesure précise de cette mobilité intérieure ».
De l’intuition à l’affinement de son objet d’étude
L’entretien avec Kamel Chachoua nous permet de saisir la dimension intuitive de recherche d’une sociologue dont l’enquête initiale constitue une prise de risque qui s’avère, sur le long terme, féconde et productive, scientifiquement, mais qui, au départ, s’annonce comme une aventure quelque peu « incertaine ».
« La dernière fois que Fanny Colonna était allée en Égypte, c’était dans les années 1982-1983. Or notre enquête sur la province égyptienne débute sur le terrain en 1997. Il est évident que dans cet écart temporel, il s’est passé énormément d’événements en Égypte et en Algérie surtout (…) L’interruption du processus électoral en Algérie en 1992 qui a jeté le pays dans une guerre civile. Ce contexte-là est très important pour cette enquête. On ne comprend pas cette enquête sans en restituer le contexte politique et historique. Il est malaisé pour Fanny, elle-même, de mesurer cet impact. Donc, tu imagines la difficulté à expliquer aux photographes l’objet même de cette enquête, le retour des diplômés dans le local. Parce que bien sûr elle est partie de l’exemple algérien. »
Son regard semble préconstruit par l’Algérie, mais de cela la sociologue est très consciente lorsqu’elle évoque une « ethnographie sud-sud ». Il est question d’un sud (algérien) qui regarde un autre sud (égyptien).
« Car cette problématique du retour des diplômés est propre au sud, poursuit Kamel Chachoua. On retrouve également ces éléments dans l’histoire de France dans les années 1950 avec une provincialisation des universités. On observe alors un reflux vers les universités de province. Dans les années 1940 et 1950, on assiste à un processus “d’universitarisation” des provinces. En Algérie il y a, à cette époque, des personnes ayant fait leurs études à Alger qui comptaient demeurer dans la capitale, dans les grandes villes, ou encore traverser la Méditerranée. Les retours vers les villages d’origine — notamment au centre du pays — pour les universitaires proches d’Alger se faisaient dans un rayon de 150 km de la capitale. Les gens ont évolué. Ils ne pensaient qu’en termes d’exode : partir sur Alger. À mesure que l’on grandissait dans les échelons universitaires on s’éloignait de soi-même, de son origine et de sa condition sociale (…). Dans les années 1980 en Algérie la circulation des diplômés est contrariée. Ils ne peuvent sortir de leurs localités. »
Cet arrière champ théorique de l’enquête était trop complexe pour pouvoir influer sur le regard des photographes engagés dans cette recherche. Mais les enquêteurs-sociologues n’étaient pas non plus en mesure d’apprécier les nuances de la problématique qui, semble-t-il, s’est dessinée pendant la progression de l’enquête de terrain.
« Même nous, nous n’avions pas une connaissance précise, sinon la recherche n’aurait pas été aussi fructueuse, si surprenante. Les effets de surprise ont participé à notre plaisir de découvertes, car nous ne savions pas ce que nous allions trouver. Quelles personnes interviewer ? Où ? Que représentaient ces personnes pour l’Égypte ? C’étaient les questions que nous nous posions. Il y avait un risque. Il y avait la Fondation Ford qui attendait, qui finançait. Fanny ne connaissait pas la situation égyptienne et je ne voyais pas, de manière certaine, où tout cela pouvait nous conduire. Il y a eu un moment de flottement, un petit doute de ma part. Comment tourner tout cela pour que cela fasse sens ? Cela n’est pas évident. Ce n’est pas évident de rentrer à l’intérieur, de rencontrer les gens. Des gens qui ont fait des études au Caire et puis qui sont rentrés chez eux et qui voudraient nous dire : “c’est beau le local, c’est beau de rentrer chez moi !ˮ Tout cela n’est pas évident du tout. »
Cette absence, en amont, de précisions sur la problématique et son application à la réalité égyptienne, dénote un trait de caractère « aventurier » de la sociologue. Cette enquête est d’ailleurs rendue par un travail d’écriture qui la présente telle la mise en énigme d’une aventure.
Kamel Chachoua évoque, dans ce même entretien, les qualités de courage, d’imagination et de risque scientifique :
« Il y a du courage ! Engager une institution qui finance un terrain sur une problématique qui repose sur une intuition ! Et si cela ne marche pas, où va-t-on ? Cela n’est pas évident. Il faut se mettre dans ce contexte-là et surtout embarquer des photographes. Cela veut dire qu’elle était certaine, elle était convaincue, plus que tout autre, de l’existence d’une réalité sociologique, elle le sait, car elle s’est informée (…). Elle a interviewé de nombreux chercheurs du centre de Recherche au Caire, mais ces derniers n’étaient pas encourageants. À l’époque, peu de chercheurs s’éloignaient du Caire pour des motifs de sécurité. Alors, voir Fanny de l’extérieur (hors de l’Égypte) arriver avec des moyens nouveaux, parce qu’elle était alors une multinationale dans cet espace de recherche arabe, elle avait une autorité, une certaine existence institutionnelle reconnue qui fait qu’elle pouvait faire bouger les lignes. Elle a fait bouger les frontières et a été critiquée pour cela. Mais elle en avait l’habitude et, scientifiquement, elle avait le goût des connexions insolites. Sa liberté la conduisait à une double connexion du haut vers le bas et du bas vers le haut. De l’empirique vers le théorique et du théorique vers l’empirique. C’est cette liberté qui est remarquable ! »
Science, subjectivité et art
La prise de risque traduit une liberté de relier des objets scientifiques que d’autres ne penseraient pas associer. Cette liberté est une constante dans la manière de travailler de la sociologue confirmée aussi à travers les liens qu’elle établit avec le monde de l’Art.
La fusion entre science et subjectivité était chez Fanny Colonna une vérité conquise et assumée depuis longtemps et elle osait dans sa sociologie évoquer la beauté du monde, des mondes, des gens, des enquêtés. Cette audace du beau a été inspirante. Fanny Colonna ouvrait des portes aussi bien analytiques que géographiques avec une approche totalisante qui englobait le tout et refusait le cloisonnement départemental des sciences.
Le premier personnage de son récit de la province égyptienne est une femme dont elle dit « qu’elle est très belle, philanthrope et rebelle » (Colonna, 2004 : 11). En quelque sorte, le miroir flatteur de la sociologue qui aura, toute sa carrière, envisagé les sciences dans leur composante esthétique. Le qualificatif « beau » parcourt tout le livre, à tous les moments, au sujet des paysages, des gens, des lumières de la ville (Colonna, 2004 : 163), d’un groupe de musiciens (Colonna, 2004 : 165), d’un collier en argent torsadé (Colonna, 2004 : 205) et de la beauté des icônes et fresques (Colonna, 2004 : 316). En dépit de ces jugements esthétiques hyperprésents, la sociologue nous dit qu’elle se méfie des « beaux objets » comme si elle doutait de son penchant naturel à trouver les « choses belles » tel un piège de sa propre subjectivité. La postface viendra justifier cet état d’être en confiance :
« (…) La recherche, la nôtre, est d’abord une expérience très simple de rencontre. Sinon à quoi bon ? » (Colonna, 2004 : 454).
Sa vision du monde ne se limite pas à un savoir déréalisé, mais elle associe à toute connaissance du monde une forme de beauté du monde.
Un collectif de chercheurs et de photographes
Le caractère collectif de l’enquête a été un atout scientifique pour cette enquête, considère Kamel Chachoua :
« Il est très difficile de trouver sa place face à un enquêté et nous avons débarqué à trois personnes avec un photographe et tout son matériel. Nous formions une équipe composée de trois visages différents. Deux hommes et une femme. En même temps, ce collectif mettait les personnes à l’aise, car cela nous sortait du face-à-face individuel. Cette dimension est très importante (…). Trois sociologues partageant le même inconscient social, culturel et disciplinaire auraient posé un problème. Dans notre cas, nous étions trois inconscients différents. Différences de culture, de tradition et même de génération et de positions hiérarchiques. Cette diversité a joué à la faveur de l’enquête. À cette époque, j’étais inscrit en doctorat avec Fanny Colonna. Je n’étais pas [dans une relation] d’égal à égal avec elle. »
Cette investigation collective — réalisée avec bonheur — a donné naissance à un ouvrage individuel qui est également une mise en scène des contextes de ce moment « enquête » avec toute sa saveur et son humour, tant Fanny Colonna, dans la mise en écriture aura voulu, par petites touches impressionnistes, traduire les myriades d’impressions, d’émotions, de lumières, et des odeurs — néanmoins très mineures par rapport aux effets visuels — de cet épisode crucial. Fanny était, en quelque sorte, un œil sociologique.
Avec Fanny Colonna était partagée la réflexion sur le rôle des images dans une enquête scientifique et revient le net souvenir de ces questionnements multiples concernant, d’une part, le choix des photographies et la problématique de leur articulation au texte publié, d’autre part. En effet, Fanny aurait souhaité que son ouvrage soit illustré de manière beaucoup plus généreuse qu’il ne l’a été. Seules cinquante-cinq photographies ont été reproduites dans le livre. Et souvent, force est de le constater, de façon peu soigneuse, les reproductions ne respectent pas l’équilibre noir et blanc des photos. Les reproductions — dans l’ouvrage — forcent les contrastes et font disparaître, ainsi, des messages visuels primordiaux tant la lumière constitue l’essentiel du travail photographique et l’intelligibilité de son rendu. Or les trois photographes qui ont travaillé avec la sociologue ont pris plus de mille clichés. Le choix a été donc difficile, car il n’a été retenu qu’une infime partie de l’immense documentation photographique. L’élimination de certains clichés avait été « douloureuse » pour Fanny qui avait dû se résoudre à choisir les photos les plus parlantes et les plus illustratives de l’enquête gommant ses « à-côtés » qui étaient, pour elle, souvent des images essentielles. Troublant à nouveau, par là même, le rapport centre/périphérie. Pour saisir cela, les archives privées de Fanny Colonna déposées, par sa famille, à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (MMSH) ont été consultées. C’est en sériant les photos par thèmes que se sont dégagées les lignes directrices de cette enquête visuelle. En mettant à plat l’ensemble de la production photographique, on se rend compte à quel point les photographes se sont plongés au cœur de cette province égyptienne en y retenant des plans-séquences larges complétés par les plans de coupe des portraits et des gros plans ou portraits resserrés des sujets parlants… L’immensité de la tâche nous rapproche du roman-photo et les clichés qui se suivent nous donnent, déjà, une idée de mobilité et d’images en pleine animation. Aussi a-t-il été question de s’intéresser aux détails des photographies qui n’ont pas été publiées et qui, pourtant, nous disent plus loin, plus longtemps et plus profondément ce que fut le cœur de cette enquête. La documentation, dans sa totalité, nous donne à voir un univers impressionnant de mains qui bougent, des mains qui soutiennent la parole. Des mains qui parlent. Des mains qui écrivent, des mains qui se reposent, des mains qui réfléchissent. Des mains qui attendent, des mains qui respectent, des mains qui s’agitent, des mains qui protègent. La pluralité des postures affirme que c’est l’humain qui prime sur tout, car Fanny Colonna nous dit dans sa postface que la sociologie ne se limite pas à une rencontre avec l’Autre, mais elle commence par ce contact. Une rencontre ouverte, forcément ouverte, où les fenêtres sur la vie de l’Autre sont libres et les mains, en l’occurrence, les ouvertures et lucarnes de l’Autre béantes. Ce par où l’Autre se met en scène et se donne à voir et à parler dans un face-à-face heuristique où la sociologue n’est pas seule, mais accompagnée d’une équipe. Les photos de cette équipe — absentes de la publication — demeurent très nombreuses dans les archives privées. Ces clichés sont bavards. Ils témoignent de la dynamique collective de cette enquête comme procédé heuristique. Il est question d’une équipe rompue à l’exercice de l’investigation sociologique qui prend part à un dispositif « d’accouchement de la parole de l’Autre » fort singulier.
L’univers des mains et la mise en scène de l’ouverture
L’ensemble du corpus met en scène les interviewés en insistant sur les mains. C’est le dénominateur commun à tous les portraits des interviewés. Il s’agit d’une orientation de la sociologue, mais également un point saisissant des photographes appliqués à saisir visuellement les personnages de l’enquête en train de parler. L’oralité était pour Fanny une question centrale. La courroie privilégiée de la transmission du savoir, et, dans sa sociographie des producteurs de savoir, la parole et les circonstances de son émission sont des moments clefs. Le corpus photographique — dans sa totalité — rapporte une gestuelle impressionnante. Mais les photographes ne se sont pas limités aux gestes des enquêtés et se sont appliqués à cadrer de la même façon les enquêteurs, dans une anthropologie visuelle partagée où l’on comprend, avec le cadrage sur la main, qu’ils sont mis sur un pied d’égalité. Un jeu de mains partagé. Les mains de Kamel Chachoua et celles de Fanny participent de cette même chorégraphie. Je vais illustrer mon propos et étayer mon hypothèse en reproduisant ici quelques photos du corpus d’archives consultées.
Les mains sont « donneuses » comme la main du paysan ouverte sur le blé. Un hommage à la ruralité de tous les instants se charge d’une floraison d’images que l’on pourrait qualifier de « généreuses ». Elles se recueillent comme Nisîm le médecin, accueillent et soutiennent la parole.
Les mains de la mère rabattues fermement sur les jambes d’un bébé, un barrage refermé sur l’enfant. Les mains protectrices maternelles.
Le monde cadré en noir et blanc est un monde du « gift », un monde du don, tel que théorisé par Marcel Mauss. Les photos d’échanges sont ainsi très nombreuses au sein du corpus général où le verbal est traité comme un échange fondamental d’âmes. Cette substantifique part de soi offerte à l’Autre est une dimension omniprésente dans l’ensemble photographique. Elle fait écho au texte qui, par touches fines, nous fait entrer dans cet univers du don où les interviewés mangent, fument, boivent, rient, sourient ou vont prier. Bref, ils vivent. Ils ne sont pas réduits à leur savoir. Il s’agit de capter leur énergie. Dans un entretien avec un médecin local, la sociologue évoque :
« Une force certaine, une grande énergie, à la fois physique et mentale émane de cet homme ». (Colonna, 2004 : 97)
L’entretien avec ce chirurgien à Louxor est passionnant, car elle se place dans une dynamique à trois avec une montée en puissance dans l’accouchement d’une sincérité de la parole. « Non, ne partez pas, just a few minutes » (Colonna, 2004 : 111) s’écrie la personne interviewée. L’écriture traduit ainsi le plaisir des enquêtés à entrer dans ces dialogues, le plaisir de se raconter, de parler de soi, de sa vie, de son parcours, et cette satisfaction traverse le livre à travers ses personnages. Elle transpire dans les photos par les postures mêmes des personnages en situation d’ouverture. Interviewés, mais réels personnages de film, de théâtre ou de roman, les hommes et les femmes de la province égyptienne sont fictionnalisés dans leur propre subjectivité avec celle de l’auteur.
De la main au doigt
Les gros plans sur les mains des interviewés proposent un glissement et un focus de la main au doigt. Nombre de photos, présentes dans l’ensemble du corpus photographique, insistent sur les doigts des personnes entendues. Des doigts qui soulignent et désignent un texte. Celui de Fanny Colonna qui se pose sur un document écrit comme pour surligner son importance. Le doigt du moine copte tenant un stylo censé illustrer le renouveau copte en correspondance avec l’élévation du niveau éducatif des monastères (Colonna, 2004 : 296). Ou encore le doigt songeur de la réflexion d’un autre moine (Colonna, 2004 : 331). Les doigts qui tiennent la cigarette de Gom‘a Abû al-Fadl (Colonna, 2004 : 180) un communiste photographié dans une posture convenue d’intellectuel fumant… Le doigt de Kamel Chachoua qui lui barre la bouche et la parole qui évoque le silence d’un collaborateur. Il existe également le doigt de l’islamiste Faraj qui saisit le combiné téléphonique. Une photo étonnante dont le cadrage insiste sur l’étrange objet portatif du téléphone comportant une broderie en laine. Cet objet aurait beaucoup à nous dire. Sur la province et son goût suranné. Cette insistance sur cet objet fait suite à une photo d’ambiance sur des chaises que nous analyserons plus loin. Il s’agit de l’intérieur de l’islamiste… On ne peut pas ne pas distinguer, sorte d’objet miroir de son possesseur, surtout lorsque le cliché vient après la photographie des chaises, particulièrement suggestive.
Les photographes ont souhaité pénétrer le monde des détails, ils transmettent une subjectivité et offrent au lecteur — ou à l’observateur — le contexte dans ses mille et une richesses, par petites touches qui suggèrent des vérités plurielles plus qu’elles ne martèlent un message unique. Les photos évoquent les doigts magiques des musiciens (Colonna, 2004 : 166) dont Fanny Colonna nous dit qu’ils auront manifesté un certain enthousiasme à être photographiés.
Les photos d’entretiens collectifs
Les photos collectives montrant l’enquête en train de se faire sont très nombreuses dans ce corpus d’archives photographiques, mais complètement absentes dans le livre. De même, Fanny Colonna, Kamel Chachoua et Mohand Hadibi y sont très présents. Toutefois aucune image montrant l’équipe n’a été reproduite dans l’ouvrage. Or, ces images sont parlantes. Elles nous délivrent de nombreux éléments sur la dynamique dialogique de l’enquête et sur sa souplesse de situation. Cette élite locale égyptienne qui parle ne se trouve pas dans un face-à-face avec la sociologue, mais dans une dynamique collective d’un team. Une équipe qui est tout sauf muette. Comme en témoigne le dialogue entre le chirurgien Hashish et Kamel Chachoua. Hashish se tourne vers ce dernier et lui dit :
« Tu es un homme d’Algérie et dieu t’a permis de faire des études et de faire un Doctorat. Tu vas servir qui en premier, la Suisse ou l’Algérie ? Si t’as une expérience dont tu veux faire bénéficier certains, où le feras-tu ?
Kamel ne répond pas.
– Si tu veux faire profiter des gens, tu le feras où ?
– Toujours rien.
– Tu en feras profiter les gens en Algérie ou des étrangers ?
Kamel demeure un instant perplexe, puis :
– Il n’est pas possible que tout le monde pense pareil, finit-il par dire.
– Je suis désolé (cela s’entend), tu n’as pas répondu à ma question. Non, je parle des gens corrects, je ne parle pas de ceux qui ne sont pas intelligents. Tu es un homme correct, qui porte en lui une connaissance qui est un bien, que tu te dois d’offrir à ta famille.
– Bien sûr ! répond Kamel.
– Khalâs ! Non, pas tout le monde, il y en a qui veulent vivre en Suisse ! » (Colonna, 2004 : 110-111)
Cette continuité dialoguée s’apparente à un scénario de film et la dimension de fiction émerge ici dans les apartés de l’auteure (en connivence avec le lecteur) qui insistent sur la gêne de l’assistant Kamel Chachoua. Ce dernier est subitement interrogé par l’interviewé et Fanny Colonna semble trouver une forme de plaisir à retranscrire cet embarras. Dans ce jeu à trois, il y a une part de récit fictionnalisé qui laisse au lecteur un espace d’imagination et de projection.
Ce dialogue nous montre l’interviewer en situation d’interviewé. C’est le médecin qui questionne Kamel sur son futur et son engagement auprès de son pays natal face aux opportunités que pourraient lui ouvrir de bonnes études. De façon presque agressive, le médecin lui demande s’il est loyal à sa famille ou tout simplement un opportuniste. La Suisse étant l’icône de la vie tranquille et lucrative. Il s’agit d’un moment impertinent où l’équipe est également mise en examen de conscience. La sociologue aurait pu choisir de ne pas retranscrire cette partie dialoguée. Elle évoque le malaise de son assistant au moment de la prière :
« Le cheikh invite Kamel à la prière — invitation que Kamel décline courageusement. Longtemps plus tard Kamel me dira que ce refus avait été pour lui un des moments les plus difficiles de ce séjour en Égypte » (Colonna, 2004 : 47).
Jugement de valeur sur le « courage » de son assistant et recours à une confidence faite hors enquête (longtemps plus tard), éléments suggestifs volontairement rapportés dans l’écriture du texte. Ici, nous pourrions penser qu’elle fait jouer à Kamel Chachoua son propre rôle et qu’il y a comme un dédoublement.
Elle le suggère au début de l’ouvrage en insistant sur les questions posées par son assistant (elle dit « mon assistant ») pour confier plus avant dans le livre :
« Kamel sa question bien que cruelle est pertinente. Je n’osais pas la poser moi-même. » (Colonna, 2004 : 336). Elle fera jouer un rôle à ses acteurs et son équipe n’échappe pas à cette dynamique du jeu de rôles et de chaises tournantes.
Ces moments où la parole est libre sont emblématiques de l’orientation et de la méthodologie de Fanny Colonna et son point de vue de ne rien négliger, ni les silences, ni les embarras… afin de jouer également sur les zones d’ombres et afin de mieux mettre en lumière la vérité du moment… Ce sont ces passages, en creux dans le texte, qui permettent de saisir l’état mental du monde égyptien et arabe (Algérie) dans la fin des années 1990. Ce chaos mental que seule la fiction permettrait d’en appréhender la complexité comme le dit la citation en préambule de Naipaul.
Les photographies publiées dans l’ouvrage montrent assez peu des plans larges représentant cette liberté-là alors qu’on les retrouve dans les archives photographiques non publiées réunies à la photothèque de la MMSH à Aix-en-Provence. Ces clichés nous disent que cette enquête est un véritable travail collectif où photographes et assistants-sociologues travaillent en congruence. L’attention des photographes aux plans larges et les clichés nous montrent une grande concentration collective et la création d’un véritable espace de dialogue où l’impertinence n’est pas dissimulée, mais presque soulignée dans le texte comme un credo théorique œuvrant à démontrer la toute-puissance de la parole de l’Autre dans cette sociologie de rencontre. On comprend également que les photographes prennent part aux interviews en questionnant directement les personnages que Fanny Colonna nomme « mes acteurs ». Les photographes, Amir et Patrick, sont mentionnés en filigrane. C’est assez loin dans le livre, vers la fin, que l’on comprend toute la place des photographes dans l’enquête :
« Patrick qui parle très bien l’arabe s’y met dans l’autre sens. » (Colonna, 2004 : 301)
Le photographe contribue à éclaircir la pensée d’un moine copte Makary que la sociologue et son assistant ne saisissaient pas.
Par ailleurs, les personnes entendues ont reçu l’équipe dans leurs bureaux.
« Nous prenions des rendez-vous et étions reçus dans un espace neutre qu’est le bureau. Notre présence n’est ni dominante ni agressive. Celui qui reçoit est en situation privilégiée. »
Kamel Chachoua estime, de son point de vue, que la position physique et l’espace occupés entre enquêteur et enquêté constituent un élément fondamental de l’enquête collective. Ils favorisent la mise en confiance au même titre que les discussions au cours de l’enquête entre enquêteurs et photographes après chaque entretien. Le sociologue insiste sur sa position de liberté. Il a pu mener des entretiens de bout en bout sans la présence de Fanny Colonna notamment lors des entretiens dans la confrérie.
Cette flexibilité nous renvoie à la dimension d’espace de liberté créé par Fanny Colonna dans son contexte scientifique.
En écrivant à la première personne, en narrant tout un univers de suggestions et de jugements esthétiques, dès les premières pages (Colonna, 2004 : 11) et en se mettant en scène avec son assistant la sociologue était consciente que le champ scientifique, zone de luttes et d’âpres rivalités en compétition pour le monopole de l’autorité (Bourdieu, 1976 : 89), ne serait pas avare de critiques sur ce « récit » volontairement littéraire et dont la citation liminaire a la valeur d’un acte de foi. Elle cite longuement le livre de V. S. Naipaul, jusqu’au bout de la foi. Rappelons ce prologue :
« Au XIXe siècle, la fiction faisait ce que d’autres formes littéraires, le poème, l’essai ne pouvaient aisément réaliser : donner des informations sur une société en mutation, décrire des états mentaux. Je trouve étrange que la forme du voyage — si éloignée au départ de mes inclinations personnelles — me ramène à mon point de départ, à la recherche d’une histoire. Bien que le propos du livre perdît tout objet si les récits étaient falsifiés ou forcés. Ces histoires présentent suffisamment de complexités en elles-mêmes. Tel est le sens du livre ; que le lecteur n’y cherche pas de conclusions. »
Tout est dit sur le rapport étroit entre fiction, récit, voyage et histoire (avec un petit h). En amont de la lecture, cette sentence d’ouverture nous invite à ne pas tirer de leçon… Car l’enquête se présente en invitation au voyage plutôt qu’en leçon de choses sociologique. Le cœur du métier ne pouvait qu’en être quelque peu agacé tant ce flou littéraire ne se rapporte pas à une élaboration scientifique répondant aux usages de l’enquête sociologique. Vraisemblablement, c’est l’anthropologie culturelle qui est convoquée ici, et c’est ainsi que Fanny Colonna se présentera dans un entretien donné à la REMMM, cité plus haut, consacrant un véritable tournant dans l’écriture et la transmission des connaissances.
La photo miroir du texte, le texte miroir de la photo
Photographie et texte se télescopent l’un l’autre par effet miroir. Il y a là une grande cohérence et une recherche d’harmonie. Aucune réelle dissonance entre le texte et les images. Dans la publication, les photos ne sont pas légendées, c’est au fil de la lecture que le lecteur découvre des images qui renvoient au texte, souvent de façon décalée. La mise en scène texte/images n’est pas, comme c’est souvent le cas dans les récits scientifiques, en parfaite cohérence avec le propos. On découvre toujours la représentation graphique dans un second temps. Comme si le texte était d’abord une préparation, une amorce, un hors-d’œuvre décalé de l’œuvre, avant la découverte de l’image. Ce décalage est un temps fécond qui est laissé au lecteur afin qu’il tisse sa propre trame et laisse place à son imaginaire. Dans un entretien avec Cheikh Faraj, le texte est illustré par des chaises faites dans un bois ciselé de style fort alambiqué (Colonna, 2004 : 79). La mise en image des chaises ne se rapporte pas au texte, mais intervient comme un plan de coupe cinématographique. Une coupure du regard qui conduit l’imaginaire sur un sentier parallèle. Ainsi, les photos ne sont pas arrangées de façon arithmétique, mais répondent à un ordonnancement de « chemins de traverse » qui participe au tissage imaginaire du lecteur. Il embarque le lecteur dans le contexte par effet de clin d’œil.
Volontairement subjectifs. Il est question de la subjectivité de Fanny partagée avec le photographe. Aussi pourrait-on parler de subjectivité partagée.
La photo des chaises est beaucoup plus parlante dans le corpus d’archives que dans le livre publié. Il est vrai que la reproduction des photos originales est si sombre que l’on ne discerne pas l’ensemble des détails : le napperon sur la table, le cendrier en verre, les fleurs dont on constate (avec l’orignal) qu’elles sont en plastique et les dossiers des deux chaises en bois, en forme de cœur, sur lesquels l’œil du photographe insiste. Cette photo repérée, au moment de la lecture du manuscrit de Fanny, en amont de la publication, semblait une icône importante qui traduit le souci de l’auteure de renvoyer à l’univers esthétique et quotidien de l’interviewé. Il y a là quelque chose du sourire de l’auteure dans cette photo. Fanny avait montré ce cliché en souriant. Une mimique qui pouvait en dire long sur l’observation d’une esthète « au bon goût » face à l’univers clinquant de cette province. J’ai pu y discerner une forme d’ironie moqueuse, et le signe que le photographe partageait le même univers de sens et ne posait pas un regard sud-sud, « l’algérianité » du photographe ne le protégeant pas d’une vision occidentalisée. Ce cliché était alors interprété comme un regard typiquement westerner sur l’architecture intérieure orientale. Combien de fois sur des terrains en Égypte, au Soudan ou même en Inde les signes de modernité des classes moyennes passaient par la mise en scène de vases avec des fleurs en plastique trônant sur des tables. Du point de vue de la bourgeoisie occidentale, ces vases sont considérés, d’une part, comme la quintessence du mauvais goût et comme le stigmate d’une appartenance à une couche sociale défavorisée (dépourvue des faveurs de la culture), d’autre part. Dans les habitations des classes supérieures, on met en scène généralement des fleurs coupées qui sont fraîches ou des plantes d’appartement vivantes. Cette photographie, plus que toutes les autres, apparaît comme la signature du regardant. L’auteur de la Distinction (Bourdieu, 1979) y aurait vu, également, la confirmation d’une appartenance sociale tant la consommation esthétique est un marqueur de classe. La question que nous pourrions alors nous poser est la suivante : cette photo dite des « chaises kitch » marque-t-elle une appartenance de classe ou une appartenance à la société égyptienne provinciale ? Eu égard aux origines des photographes et du choix algérien de cette équipe du sud, qui porte un regard sur le sud, je serais plus favorable à discerner dans ce clin d’œil une signature de classe plutôt qu’une signature de civilisation (Occident/Orient) bien que l’Orient soit souvent caricaturé dans cette dimension outrancière (chaise en forme de cœur) et de « kitch ». Car, force a été d’observer l’existence d’un regard « loukoum » (Le Houérou, 2007) sur les Suds par les artistes ou les observateurs du Nord. Une façon particulière dont le Nord représente l’Orient dans des « délires herméneutiques » dégoulinants de miel, de sucre et d’exagérations criardes en opposition à la sobriété de l’Ouest. Ces archétypes esthétiques existent dans la peinture orientaliste et ses prolongements visuels dans notre monde contemporain. Nous questionnons encore Kamel Chachoua sur le jugement esthétique notamment sur l’objet d’un téléphone habillé par un tricot qui prend une importance dans le cadrage de la photographie.
« Je me rappelle de ce téléphone. Il m’avait amusé. J’ai vu qu’il était décoré. Il était habillé, tricoté. Il y avait comme cela plusieurs objets. En Algérie dans les années 1980-1990, on voyait beaucoup d’objets notamment des voitures qui étaient décorées de cette manière. Des napperons. Les gens décoraient leurs voitures comme si c’étaient leurs salons. »
Kamel Chachoua se rappelle d’un iman dont l’intérieur était entièrement tricoté :
« La chaise, la table, c’était un spectacle assez frappant. À l’époque, c’était Amir qui photographiait la scène. Au sujet de la beauté sociologique de l’objet photographié, je dirai que c’est la beauté de Tristes Tropiques. Il est question d’insister sur des situations lointaines en rapport à l’égocentrisme de l’ethnologue.”
– Donc le regard du photographe algérien est aussi “exotisant” qu’un ethnologue occidental ?
– Bien-sûr ! Cette “exotisation” est partagée. Amir, algérois, était marginalement familiarisé à la société rurale algérienne. Sur place, cette mise en scène des objets le faisait rire. Aucune de ces photos n’aurait été prise par Fanny Colonna qui en connaissait le sens. Ces photos n’ont pas été prises par elle. Car elle a beaucoup de respect à l’égard de ces objets. Elle est prudente sur les interprétations qui pourront être faites de ces photos. C’est pourquoi c’est intelligent et c’est également intéressant d’avoir délégué cette fonction à un photographe extérieur. »
Mais la prudence sur le jugement esthétique n’est pas toujours de mise, car l’ouvrage fourmille d’appréciations sur la beauté et le beau. Ce jugement sur l’esthétique de l’Autre se retrouve dans le livre notamment lorsque la sociologue, présente à Ismaïlia, a noté :
« Long trajet dans une périphérie populaire de la ville, totalement différente de ce que nous venons de voir, pas du tout “goût français” » (Colonna, 2004 : 351).
Il s’agit là encore de comparer l’architecture d’un centre-ville, organisé avec des vestiges coloniaux, avec les immeubles de la banlieue de la ville. Ce goût français on l’entend, dans le texte, comme une marque de qualité…
L’ouvrage de Fanny Colonna — illustré en noir et blanc — se présente comme un contre-regard de cet orientalisme et propose une anthropologie partagée dans un jeu de mains (Algérien/Égyptien) et une danse collective où son équipe ne cesse d’intervenir comme regard du Sud (Algérie) sur le Sud (Égypte).
Jusqu’à quel point ce regard est-il un regard du Sud sur le Sud ? De quel Sud parle-t-on ? N’importe quel point géographique ne possède-t-il pas son sud ? Quelle est la réalité de ce Sud ? Telles sont les questions qui pourraient être posées à ceux-là mêmes qui conduisirent cette enquête égyptienne.
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L’ambition de traiter la parole de l’Autre non comme matériau de recherche, mais comme texte participe d’une démarche littéraire et ne prétend pas s’ériger en méthodologie. Ici, la sociologue est metteur en scène (« mes acteurs », dit-elle) qui fait jouer à chacun son rôle et le Pirandello de l’affaire (auteure en quête d’acteurs) nous propose une enquête en forme de montage cinématographique. Chaque témoignage est construit visuellement avec des photos en correspondance avec le texte (et pas un cahier d’images rassemblé au centre du livre). Ce montage est certes l’aspect le plus novateur et s’apparente à un art tant il exige du « goût », un sens de l’harmonie et la maîtrise du langage visuel. Cette galerie de portraits égyptiens, savamment sélectionnés pour incarner les élites du sud de l’Égypte se rapporte toujours à la fabrique de l’idéal-type (icône d’une catégorie sociale ou d’un groupe) particulièrement représentatif. Le souci sociologique de la représentativité est donc bel et bien respecté.
Si ce texte, comme le souhaitait Fanny Colonna, est un beau texte, bien écrit, ne faudrait-il pas également, comme elle le dit elle-même, nous méfier de cette apparence si harmonieuse ? Sur ce point, nous pourrions conclure que cette parole est tel un fleuve reconstruit qui nous entraîne dans les vagues de l’histoire contemporaine de l’Égypte avec une insistance importante sur l’époque nassérienne, car cette élite a, au moment de l’enquête en 1997, entre 45 et 55 ans. Ils ont tous une certaine maturité et ont vécu cette période nassérienne. Ce que l’on comprend de l’intérieur (par la voix des acteurs), sur cette période, est très intéressant.
Les moines du désert nous introduisent à la question copte de façon remarquable et innovante. L’évolution des monastères et le renouveau de la vie monastique (thème auquel plusieurs thèses ont été consacrées) sont explorés ici de manière plus complexe, car on y saisit l’évolution des chrétiens parallèlement avec la montée de l’islamisme. L’émergence d’exigences académiques coptes est entendue comme une tentative de résister à la remontée à la surface de rigidités religieuses. L’esprit et le spirituel forment ici un rempart contre l’hostilité du monde environnant. Les pages sur la spiritualité sont passionnantes, car elles nous font toucher l’essence de l’isolement monastique dans son ambiguïté en lien avec le monde. Toutefois, les entretiens avec les islamistes demeurent souvent forcés comme si la sociologue dans son échantillonnage avait eu besoin d’un « acteur » islamiste pour que la pièce soit complète. Ces entretiens avec les islamistes nous laissent sur notre faim et ne nous permettent pas de comprendre cette montée en puissance de l’islamisme dans l’Égypte des années 1990. En revanche, le texte sur le soufisme est riche et nous permet de mieux connaître la confrérie Khalwatiyya et ses rituels (Colonna, 2004 : 72, 73, 74). On comprend alors que la rencontre avec les soufis aura été plus facile, plus libre et que l’entrée dans l’univers islamiste aura été problématique malgré tous les efforts avoués de l’équipe. Aussi, cette exigence de représentativité dans la sélection des portraits de ces Égyptiens du milieu, élites locales, aurait pu se passer de cet éventail forcément complet. Elle aurait pu se limiter à un éventail moins ouvert, plus modeste, afin de réaliser un ouvrage plus resserré sur les récits les plus signifiants de cette province que Fanny Colonna nous donne à rencontrer tout le long de cette enquête.
Pour conclure, nous pourrions interpréter la volonté de la sociologue, de parcourir le texte de jugements esthétiques sur le beau comme une posture sur le local perçu comme « beau », en contrepoint d’une représentation misérabiliste bourdieusienne, La Misère du monde, ouvrage qui a influencé et orienté cette hypothèse/affirmation.
Bibliographie
Bourdieu Pierre, 1976, « Le Champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 2, n°2-3.
Bourdieu Pierre, 1979, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Coll. Le sens commun, Éditions de Minuit.
Colonna Fanny, 2004, Récits de la province égyptienne. Une ethnographie Sud/Sud, Actes Sud, Sindbad.
Le Houérou Fabienne, 2007, « Façons de voir. Entre esthétique de l’exotique et ambition positiviste, les enquêtes filmées sur les Suds », Rencontres Cinématographiques Aixoises, 28 septembre 2007.
URL : https://imageson.hypotheses.org/790
Le Houérou Fabienne, Kamel Chachoua, 2021, « Entretien avec Kamel Chachoua : La socio-graphie de Fanny Colonna et l’écriture de l’ouvrage Récits de la province égyptienne », Aix-en-Provence le 21 avril 2021.
Mauss Marcel, 1925, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, Coll. « Quadrige », Presses universitaires de France, 1re éd.
Naipaul V. S., 2013, jusqu’au bout de la foi, Paris, Grasset.
Van Staëvel Jean-Pierre, Colonna Fanny, 2014, « Entretien avec Fanny Colonna sur la question du changement religieux en montagne, dans l’Algérie des XIXe et XXe siècle : retour sur l’ouvrage Les versets de l’invincibilité », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], n° 135, mis en ligne le 02 novembre 2015, consulté le 26 juin 2022. URL : https://journals.openedition.org/remmm/8766 ; DOI : https://doi.org/10.4000/remmm.8766