Photo : © Abdelmajid Arrif

Abdelmajid Arrif

Tourner autour ou la traversée des murs. À propos du spectacle « Habiter n’est pas dormir » de la Cie Volubilis

Ethnologue, Maison méditerranéenne des sciences de l'homme (MMSH - UAR 3125), Aix-Marseille-Université, Aix-en-Provence

Flyer du spectacle - Lieux publics. Photo : Abdelmajid Arrif2023.

Bâtissez une maison en bois sans parois, n’en dessinez que le trait du vide : charpente, fenêtres sans vitres, portes réduites à leurs battants, cuisine, coin salle de bain, salon sur cours de ville, salle à manger et un lit pour en achever l’ameublement qui « designe », architecture et qualifie l’espace.

Une maison dont les parois se recomposent au hasard des perspectives, des angles de vues dans la profondeur de la place de son ancrage éphémère : une église des prêcheurs, une fontaine et sa sculpture élancée dans le ciel, étals du marché du jour, une rue en son point de fuite… Une maison que les artistes-résidents réajustent, en bousculent les usages, réinventent… de la danse de la vie.

À en regarder la coupe et les traits constitutifs, en bois, il me revient en mémoire la définition de la rue en son espace public : le vide constitué par l’alignement des pleins du bâti. Or, cette parcelle sans façades, cette maison sans murs pour en soustraire le vide au regard est une belle trouvaille pour inverser les frontières et les limites du privé et du public.

Faire pénétrer par l’absence d’écran, peau protectrice de la privacy, le regard en ce territoire agité d’une vie domestique chorégraphiée et poétiquement routinisée pour que ce même regard, s’il en a la clairvoyance, se retourne sur lui-même pour voir, dans ce miroir qui lui est tendu, ses propres routines, usages des lieux de la demeure, ses rites, théâtralités, manières de faire micro-société… autour d’une table, d’un évier, d’une baignoire, d’une télévision imaginaire…

Dring ! Une sonorité magnifique en guise de sonnerie est là pour signaler l’alarme de l’effraction de l’en-dehors de l’espace habité et rappeler à la « communauté domestique » son existence au voisinage des autres qui lui rappellent ses débordements, ses tapages sonores, ses excès d’être que seul un volume sonore peut soutenir, risquant de déranger l’ordre des proximités contraintes. L’espace est alors privé, littéralement, de sa privacy et l’ordre public se rappelle à lui dans ses retranchements.

Jeter en pâture, au regard du passant ordinaire ou celui qui s’est invité en spectateur, une telle intériorité, théâtre d’une vie collective privée, est une performance poétique et artistique vertigineuse qui opère des déplacements féconds et inventifs des catégories privé/public qui gouvernent notre imaginaire d’existence en société et inscrit dans leur vérité le trouble.

La vie sociale, agitée, active, dramatique, amusée, routinière, festive… ménagère qu’offre la troupe qui l’habite œuvre à mettre en abîme l’évidence du privé et du public qui rythment et structurent notre vie sociale et nos retranchements dans une privacy hautement symbolisée par la « demeure ».

La malice de la Cie Volubilis, réside à mon sens dans la farce que ses membres nous opposent en se délivrant totalement, follement, joyeusement et avec quelques tensions sourdes. Ils nous donnent à voir leur intimité pour mieux nous piéger et nous faire déplacer de la frontière du seuil de la maison, symbolisée par les bancs disposés pour les spectateurs, à son intérieur, et de nous faire participer par le regard et le bougé qu’ils lui impriment à ce seuil, point de rupture ou plutôt de jonction, au point de voir le spectateur s’engager et traverser les murs invisibles que chacun porte en soi.

Je te regarde regarder me regarder te regarder…

La tension est accentuée par cet air affecté d’indifférence à notre présence que la troupe s’amuse à performer. Le jeu dansé est très théâtralisé, exagérément, le regard fuyant jamais franc. Sa liberté nous enchaîne, sa transparence opacifie notre regard et nous engage. Il nous renvoie l’absurde à travers portes, fenêtres qui ne bouchent aucun regard et ne rencontrent que le nôtre de spectateurs.

Porosités, recouvrements, dedans/dehors, tension entre le montré et l’« immontrable »… flou dans les limites… autant d’arte-fact pour convoquer le(s) public(s) chez soi… en cette scène de théâtre et de chorégraphie de la vie.

Mais chez qui au fait sommes-nous ? Ne sommes-nous pas chez soi en cet Autre, chaque spectateur selon sa perspective, dans ce territoire de trouble du regard, des catégories territoriales et des frontières spatiales et morales que cette pièce((« Habiter n’est pas dormir », tel est le titre de ce spectacle de la Cie Volubilis présenté par Lieux publics à Aix-en-Provence les 19-20-21 mai 2023. URL : https://compagnie-volubilis.com/spectacle/habiter-nest-pas-dormir)) provoque ?

Nous voici maintenant orang-outan de cette expérimentation artistique merveilleuse de nos existences sociales et individuelles, publiques et privées. D’ailleurs, la pièce présente bien un moment, façon National Geographic, dans le coin salon un reportage sur le sommeil des orangs outangs. On devine dans le vide de l’angle que dessine la polarisation des regards de la troupe l’écran que nos regards reconstituent et inventent, conditionnés que nous sommes par la voix off d’une télévision imaginaire.

Cette transparence, poussée ici dans ses retranchements visibles, me fait penser en creux à cet autre espace-tiers qui aujourd’hui reconfigure nos existences. Je pense à Internet, aux Réseaux sociaux, à nos réverbérations et expositions tik-tokées, instagramées… à ce nouveau territoire du commerce humain où notre vie privée rêvée est offerte au regard, mise en scène, sonorisée, imagée. Un espace où nous abattons nos murs en les livrant.

Ce réel devenu narratives, story, de nous-mêmes. La force et la perversité des réseaux sociaux est de s’emparer de mots, réel, communauté, amitié, pour les dévider, comme on vide une poule de ses entrailles, pour les accommoder à de nouvelles technologies et une nouvelle sémantique. L’ordre du discours, disait l’autre quand il ne parlait pas d’hétérotopie ! (cf. Michel Foucault).

Nous sommes invités à enchanter l’idiotie du réel de récits de soi, de mise en scène de soi. Nous rappelant la nature foncièrement, ontologiquement à mon sens, narratives de nos existences précaires.

Je traverse le mur et mes pensées me portent à cet instant au Maroc, à ce genre émergent d’écriture de soi pour en tirer profit par clics et partages et conjurer le sort fait de précarités. Une enflure virtuelle narcissique qui prend corps dans la glaise, très réelle, des affres du vivre. Ce genre s’appelle routine al yawmi (routine quotidienne) et amènent des femmes âgées ou nanties de jeunesse à abolir la frontière de la demeure de la privacy, du quant-à-soi, de la hchouma (pudeur), de la dignité face aux épreuves de nos vies publiques malmenées de crise, d’inflation et de confinement. Les reliefs corporels, fesses et seins, prennent une place monstrueuse dans cette nouvelle économie.

Que l’on se rassure, cette exposition contrainte de soi vite stigmatisée et renvoyée vers des régions éloignées de pauvreté, le Sud plus loin le Sud, participe du même mouvement de l’« instagrammation » du monde des classes moyennes ou nanties, Dubaï compris.

Le Robert ne vient-il pas d’inclure dans son corpus le terme instagrammable, consécration par le Dictionnaire pour que lui-même fasse son buzz et collecte des clics et des vues. Ça se mord terriblement la queue !

Dernière remarque. J’ai été très surpris de voir que le public, sagement discipliné, s’est emparé des bancs disposés autour de la maison en bois pour de ce point fixe suivre le spectacle. Moi je ne pouvais, non par indiscipline, mais par l’invite même de l’architecture de ce spectacle, de me mouvoir tout le long, redoublant mon attention d’un troisième œil photographique, et de danser autour, tourner autour pour me nourrir du spectacle en ses mille plateaux, en ses angles de vue changeants et démultipliés au cours de la performance rythmée de temps de sociabilités autour du ménager, de la cuisine, de la toilette, de la commensalité, du sommeil, du festif… Ce spectacle dynamique et multiscalaire, déborde l’espace de vie(s).

Tourner autour était la seule solution que j’ai spontanément trouvée pour le vivre, le suivre et m’en délecter en miroir, porté que j’étais par le plaisir de ce que je voyais au fur et à mesure et qui provoquait mon intelligence dont je livre ici l’idiotie.

Quand le plaisir du spectacle, du théâtre chorégraphié, se double de l’envie, que dis-je de l’injonction, d’un cadrage par les mots du ressenti, du cheminement réflexif provoqué… je dis merci, merci la Cie Volubilis.

Aix-en-Provence, 21 mai 2023

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