Abdelmajid Arrif

Abdelmajid Arrif

Le mal de (se) dire. Propos d’humeurs !

Une invite à questionner nos exercices d’écriture, les hiérarchies symboliques et institutionnelles qui les recouvrent, les formes sensibles de restitution de la réalité humaine et subjective du « terrain »…

DOI : https://doi.org/10.34847/nkl.bcf13v63

Vidéo : Abdelmajid Arrif, J'ai vu naître l'archive (Belsunce, Marseille)

« La beauté que tu admires dans l’illustre peinture a eu l’ombre pour origine. » (Murillo, peintre), cité par Clément Rosset, Fantasmagories, Paris, Les éditions de Minuit, 2006, p. 55. « Le billet sur soi parfois retrouvé devient une trace de l’humain qui fit projet, et l’on s’inquiète peu de ce pouvoir qu’a l’historien d’énoncer à partir de là un savoir, né de traces que les traces portaient sans savoir. Les traces ne peuvent remplacer les voix, mais elles sont aussi traces de paroles écrites. Le corps par elles s’est fait voix, et quelque chose comme un espace d’audition s’ouvre, où le silence est premier. Scène morte pour des voix éteintes, le corps écrit se dit : altérées, mortes, et altérantes, les voix sans son crient. Ainsi, dans l’écriture savante, nous ferons du bruit avec ces sans-voix : ” Ce sont en effet des réminiscences de corps plantés dans le langage ordinaire et le jalonnant, cailloux blancs dans la forêt des signes. Expérience amoureuse, finalement. Incisés dans la prose des jours, sans commentaire ni traduction possible, demeurent les sons poétiques de fragments cités. ” Le corps privé de voix, criblé de traces, énonce son dire et celui de l’autre, raconte sans son l’inachevé de son être et l’émergence de sa présence qui troue notre présent pour lui faire signe aujourd’hui. Mais quel bruit ferons-nous de ces corps sans voix où l’écrit, faiblement, est venu apporter quelque lumière ? Quel bruit ferons-nous qui ne viendrait pas assourdir de sa science la voix et les mots de ceux qui, couchés sur le papier des registres, ont d’abord été couchés dans le lit des rivières, ployés de dénuement et de chagrin ? Ces hommes et femmes ne sont pas des échantillons humains sur lesquels poser une explication plus ou moins durable ; et l’œuvre de l’historien, parfois, comme l’écrivait Walter Benjamin, ouvre pour eux un deuxième tombeau : ” On peut aller jusqu’à se demander si l’œuvre de l’historien ne constitue pas ce noyau d’indifférence créatrice parmi toutes les formes épiques1. Dès lors, Il faut, pour ces voix tues et ces écrits noyés, inventer une langue qui les saisisse à nouveau et les porte comme locuteurs de notre présent, une langue qui puisse aujourd’hui, après tant de temps écoulé, susciter l’étonnement et la réflexion et, enfin, les faire entrer dans une communauté de signes, de paroles et d’écrits qui toujours irriguent, sans que nous le sachions, notre propre attente du futur ainsi que la simple invention renouvelée d’un présent que l’on sait désarçonné. »

Arlette Farge, Le bracelet de parchemin. L’écrit sur soi au XVIIIe siècle, Paris, Bayard, 2003, p. 111-112.

L’émotion, au regard des sciences sociales et de la fabrique des savoirs, est considérée comme le voile de la raison et un angle d’aveuglement pour l’appréhension raisonnante et désenchantée du social.

Elle porte en elle les ingrédients de la subordination à d’autres forces que celles réglées par les outillages de la méthode. Subjectivité, sentimentalité, singularité des situations autant de territoires de relations et de connaissances que les sciences sociales craignent comme la peste. Elles représentent cette part maudite qui pollue le savoir et porte en elle l’impureté du regard et de la rhétorique académique.

On veut bien sacrifier à l’empathie sur le terrain de l’interaction liée au temps de la recherche et de la collecte des informations ; se mettre en danger scientifiquement jusqu’à pénétrer cette zone de turbulences scientifiques qu’est la familiarité, mais il faut « faire preuve et donner la preuve » scientifique qu’on en revient victorieux, car on a su échapper au terrain miné. Un héroïsme méthodologique qui peuple l’écriture de terrain. Le « salut » passe par une érudition et une restitution consciente des dangers traversés et par la « clairvoyance » exposant aux pairs la maîtrise des ressorts du métier.

Le vocabulaire de l’émotionnel et celui de l’érudition montre bien le grand partage entre ces deux territoires. L’émotion vous envahit, vous dépossède de la maîtrise de soi, vous y succombez… L’érudition est un cheminement couronné par l’aptitude, l’expérience et le savoir vers la lumière qui éclaire les pénombres et la part sombre du monde social.

Si je présente de manière ironique ce couple solidaire mais souvent antagonique de l’existence routinière du chercheur, c’est bien pour en souligner l’ambiguïté et la porosité.

Or, c’est cette ambiguïté et ce recouvrement de registres – d’écriture et de rapport au visible – qui souvent posent problème pour l’académie et pour ses cerbères garant de la pureté du savoir, au point de cultiver par la transmission et les rites de passage, diplômes, soutenance…, un être schizoïde, participant de l’ordinaire du monde mais exerçant un regard professionnel débarrassé du monde et de son ordinaire.

Je pense intimement que l’opposition entre ces deux registres tient de l’ordre de la fiction. Une fiction certes efficace qui a nourrit en kilomètres les rayonnages des bibliothèques, mais qui reste tout de même une fiction que l’on se raconte pour avancer sur le chemin lumineux du savoir qui dévoile les voiles du monde : sens commun, émotion, subjectivité…

La conjonction de ces deux registres est gérée sur le mode de la disjonction selon les contextes d’énonciation et d’écriture. Comme si les fibres vibrantes de l’observable et du réel devaient occuper le blanc de l’interligne du texte académique, telle une image, débarrassée de son ombre, est réduite à l’« illustration du propos savant », au mieux.

L’image conjugue en elle les deux registres qu’on a tendance à opposer, à savoir la représentation du réel, du visible, dans son objectivité crue et immédiate, et en même temps passe par le filtre du sensible et de l’émotionnel. Ce recouvrement est présent tout à la fois au moment du déclic et du clic et au moment de sa réception par d’autres regards étrangers à la scène.

Ce n’est pas un hasard si l’image, fixe ou animée, a été problématique pour les sciences sociales qui ont encore du mal à lui ménager une place dans la fabrique et dans l’écriture scientifiques. L’écrit et le verbe restent encore dans cette économie d’écriture les garants de l’exercice savant. L’image est indexée à l’écrit en sa marge à l’aune de la légende et de la note de bas de page.
D’ailleurs ceux qui maîtrisent l’écriture par l’image, son code formel et sa syntaxe sont les professionnels de la fiction, de l’ombre de la caverne !
Je me permets de soulever une hypothèse sans en mesurer les conséquences ; à savoir que ce schisme porte l’empreinte de l’expression religieuse du débat autour de l’image et son rapport au verbe divin. Les formes de représentations du réel, en statuaire ou en images, qui entrent en compétition avec les créations instituées par le Verbe et sa sacralité.
Et pourtant, le texte scientifique et l’image partagent le même « argument d’autorité » quant à la reproduction du réel, du visible au-delà de l’ombre et du double des représentations, des affects et des émotions. Ils authentifient le « fait », le « réel » nécessairement saisis au passé, et inscrivent leur véracité au présent de la réception.

L’ethnologue abuse de l’argument d’autorité « j’y étais » et le photographe abuse de « l’objectif » au sens technique et éthique et de la « preuve par l’image ».
Comme l’écrit Clément Rosset dans Fantasmagories : « La machine a fait oublier le machiniste »((Les éditions de Minuit, Paris, 2006, p. 16.)). Plus loin il critique la position de Roland Barthes qui affirme l’absolue objectivité de la photographie, voire son pouvoir instituant du réel. Roland Barthes écrit : « La photographie atteste que cela, que je vois, a bien été », elle « est l’authentification même » et plus loin : « Toute photographie est une certification de présence (…) le passé est désormais aussi sûr que le présent (…) ». Il n’est pas anodin de relever que Roland Barthes fonde ces assertions sur l’émotion, l’émotion qu’il a ressentie en se penchant sur une photo de sa mère, alors défunte.

De quelle présence s’agit-il ? Celle de la réalité d’un corps maternel ou de son double émotionnel ? C’est ce que l’on désigne par l’« ombre de la présence » qui est d’autant plus forte que son absence est douloureuse. C’est aussi le cas, sur un autre registre, de l’archive iconographique ou sonore qui puise dans la matérialité des traces du passé, des ressources émotionnelles et mémorielles pour célébrer et enchanter la fiction de la continuité des temps présents et passés ou pour déplorer leur rupture. Ce n’est pas un hasard s’ils forment les adjuvants de la patrimonialisation. La photographie et le son ont toujours un rapport à l’absence et au passé et ont ce pouvoir de les conjuguer au présent. Les grains de la voix et de l’image nourrissent la nostalgie et subliment la perte.
Mais la restitution d’un terrain ethnologique, par exemple, ne reproduit-elle pas la même fiction ?
J’y étais, j’ai rencontré des informateurs, partagé avec eux une tranche de ma vie dans une quête de proximité et dans l’épreuve de l’empathie. J’ai participé à leur vie dans la familiarité, au point de devenir transparent pour atteindre la transparence de leur réalité et de leurs représentations. Armé de cette connaissance de leur intimité, j’arrivais en exerçant la distance appropriée à passer au détecteur de mensonge leur discours, dont je vous transmets ici des fragments d’autorité sous forme d’entretien et de description.

Là encore, la machinerie, ou bien la plomberie ethnologique((Plomberie ethnologique : ensemble de savoir-faire et de tours de main méthodologiques qui fondent le métier et garantissent la reconnaissance des pairs.)), tend à faire oublier le plombier. Après un exercice souvent fastidieux et éprouvant, le machiniste a pu accéder à la vérité du réel qu’il observait, débarrassé de ses ombres et de leurs effets hallucinatoires. Une présence schizoïde, proche/distant, subjectif/objectif, érudition/émotion… Il s’en sort finalement héroïque, affranchi des impuretés ramassées sur son terrain, pour faire le chemin à rebours vers la matrice académique à qui il restitue dans les règles de l’art sa « thèse ».

Terrains en écriture

Le moment du terrain se clôt par le texte dans un ultime exercice de distanciation objectivante afin de voir clair sans se laisser conter, loin de la pollution de la subjectivité, dans un exercice de la raison scientifique sacrifiant la part maudite de la recherche ethnographique : le sensible, l’observable débordant le canevas de l’enquête, l’affectif, le je qui était au centre des interactions et des échanges, l’enthousiasme, l’ennui, les petites misères subies ou véhiculées… Le régime d’écriture qui se veut effacement du sensible et de ses mauvaises influences intellectuelles n’est-il pas également une « mise en scène rhétorique » qui n’a de sens que par rapport aux enjeux et au rite de passage, par le terrain, qui suppose après une longue séparation de réintégrer la matrice : l’académie et les pairs.
La recherche en sciences humaines et sociales est un cheminement de connaissance qui à un moment de son déploiement et de sa construction croise nécessairement le chemin des hommes et des femmes sur lesquels le chercheur a porté son regard. Les motivations, les choix opérés, les groupes ou sociétés élues pour l’exercice d’enquête, les objets de recherche trouvent souvent leur raison dans le champ abstrait des débats épistémologiques, des théories et des méthodes en résonance avec le milieu, ses modes et ses convictions légitimées.

On part de l’Académie chargés d’intentions raisonnées et étayées par la bibliothèque de référence du moment et on y retourne chargés de grains de voix, d’images, d’émotions et d’expériences pour validation à travers le texte et ses règles d’écriture et de restitution.

Qu’en est-il de la réalité du terrain, par exemple en anthropologie, épreuve humaine et de connaissance de soi et des autres ? Terrain, toponymie d’un territoire désincarné, lexique des militaires ou des topographes, alors que l’ethnographie se singularise par sa démarche faite du jeu paradoxal de proximité et de distance avec les hommes et les femmes qui donnent chair à ce territoire et le verbalisent.

Le moment de la restitution, de l’écriture, est un moment crucial où se pose la question du réglage par le texte de la recherche sous forme de thèse, de rapport ou d’article ou de livre. Le régime d’écriture est rarement réfléchi (il dépend des tours de main de chacun) et l’on privilégie le déploiement de la pensée, des articulations, de la mise en perspective, de l’argumentaire, de l’affiliation ou de la désaffiliation à une généalogie dans le champ des théories et des méthodologies en présence.

Ce questionnement relatif à l’écriture s’impose de plus en plus à la pratique ou au moins à la conscience du chercheur, notamment avec l’intrusion du multimédia, de la photographie, de la vidéo… Quelle place ménager à ces médias ? Quelles articulations nouvelles imaginer dans cette nouvelle intertextualité si l’on veut dépasser l’usage paresseux qui les rejette dans les marges de l’illustration ou de la preuve de présence ? J’y étais. Il est symptomatique de constater la part marginale qu’occupe par exemple l’anthropologie visuelle dans le champ anthropologique français. Le caractère sacré du texte discrédite encore ces supports.

Si l’on considère ces derniers comme forme de graphie, de mise en récit du visible, de l’observable et des interactions, alors il faudra repenser nos écritures.

Ceci invite à questionner nos exercices d’écritures, les hiérarchies symboliques et institutionnelles qui les recouvrent, les formes sensibles de restitution de la réalité humaine et subjective du « terrain », la relation observation/récit… Sans pour autant succomber aux travers du narcissisme bienveillant avec soi-même, ni au dolorisme du sujet, expression de la maladie infantile que l’ethnologue, notamment, a tendance à développer dans son rapport au terrain.

Une invite à assumer la subjectivité du regard, de rompre avec l’illusion de l’objectif pour répondre à cette injonction : comment se situer par rapport à ce que l’on met en narration et en réserve d’écriture ? Quelles fables construisons-nous dans l’écriture académique ? Quels effets d’écran cette écriture produit-elle ? Que permet-elle de dire, de ne pas dire ou d’exclure ? Quelles variations de proximité-distanciation une écriture sensible réinvente-t-elle ?

L’écriture érudite et le nœud émotionnel

Quelle place réserver à l’émotion dans la restitution du réel ?
Je pense que le nœud de la question est en soi : dénouer ses attaches propres, s’aventurer et risquer de perdre son âme et ses fondamentaux scientifiques et méthodologiques, son habitus académique et toutes les fausses monnaies qui y circulent.
Mais ce n’est pas suffisant. Certains savent parler de l’émotion de manière érudite, composent des traités voire des manuels, sans émotion. Mais il y a aussi ceux qui verbalisent leurs émotions sans en maîtriser l’écriture.
Je pense que le nœud se situe aussi dans l’écriture. C’est son régime et ses codes qui placent un texte dans le registre de l’érudition ou de l’émotionnel ou bien réussissent à les combiner de manière heureuse. Là encore l’écriture nous place dans les codes de l’esthétique, de la formule, de la performance stylistique, de l’image et de la métaphore…
Comment saisir le sensible sur la corde raide de l’écriture sans succomber à la sensiblerie, jugement moral et subjectif s’il en faut ? Comment parler à la raison et aux sentiments en même temps ? Donner de soi, ne pas se cacher derrière l’autorité de la machinerie, sans tomber dans la mise en scène de soi, le voyeurisme et le nombrilisme ?
Autant de mines qui parcourent le chemin d’une écriture qui se veut sensible et se nourrit au savoir scientifique.
Je n’ai pas de réponse à ces questions et je pense que le ridicule serait de proposer des thèses là-dessus ou une méthodologie savante.
L’exercice devient plus difficile à mon sens quand on conjugue le texte et l’image et qu’on pense leur mise en rapport.

Le texte comme réglage  photographique

« Je me dois de trouver ce que les Allemands appellent Einstellung, c’est-à-dire comment se situer par rapport à ce que l’on montre, et à quelle distance ». Raymond Depardon, Errance, Paris, Seuil, 2003, 2e édition.

« Aux yeux des savants et des lettrés, classiquement iconophobes depuis Platon, l’image est leurre, copie, idole, elle relève du sensible et non de l’intelligible. L’image est par nature une illusion sensible et nos sens trompeurs, l’image est un trompe-l’œil auquel il est aussi fou qu’irrésistible (a fortiori si c’est une prise de vue) de demander raison. Trop figurative pour devenir vraiment symbole, l’image ne saurait s’élever à l’abstraction conceptuelle, elle est distraction. »

François Niney, L’Épreuve du réel à l’écran. Essai sur le principe de réalité documentaire, Bruxelles, De Boeck Université, 2002, 2e édition, p. 17.

La photo, cristallisation de la lumière, d’un cadrage et d’un point de vue, présente le paradoxe ou l’illusion suivante : objectivation d’une réalité, face à nous, du cours ordinaire ou dramatique des choses, dé-monstration et donné à voir du visible, témoignage de présences, documentation de faits et gestes publics ou arrachés au privé, intrusion et captation de l’intime pour un usage public, « prise » de vues pour en posséder l’empreinte sur papier pour un usage mémoriel, une délectation esthétique, une sociabilité en diapositive…

Autant d’arguments photographiques, d’histoires ou de fictions qu’on se raconte au sujet de l’intérêt et de l’utilité de la prise photographique.

L’exercice photographique cumule ou provoque toujours un sentiment de malaise, un espace dialogique entre soi et soi, soi et les autres, fait de procès et de justifications. L’évidence du clic se mue en hésitation et interrogation sur l’usage de la captation et sur sa circulation.

Maintenant qu’on a chargé sa valise, sa cantine, ses boîtes à chaussures, ses albums, ses murs, son armoire… de photographies de visages familiers ou inconnus, de traces de passages, de voyages ou d’événements… On se sent gênés par cette charge. Ces « clichés » de mémoires, ses éclats et instantanés de lumière sont rejetés dans les plis de l’oubli. Qu’en faire ? Les ranger !

Or le texte, la mise en récit de l’événement photographique est un des moyens de régler le rapport à la photographie et d’assumer la subjectivité du regard, de rompre avec l’illusion de l’objectif. Il permet, si l’on assume cette posture, de répondre à cette injonction « Comment se situer par rapport à ce que l’on montre, et à quelle distance ? ».

On peut toujours tricher avec soi, s’interdire d’assumer la subjectivité du regard, l’intimité des intentions, la part sombre du cliché ou les rejeter car cela polluerait le regard objectif porté sur le réel, l’embrumerait d’un écran de subjectivité que la science et l’académie ne sauraient reconnaître. Les arguments textuels peuvent, par légendes et analyses interposées, relever et mettre à l’index uniquement le registre informatif, documentaire, illustratif… de la photographie. Celle-ci deviendrait alors un adjuvent visible du déploiement d’une pensée mise en texte. Or la photographie joue de la mise à distance, du rapprochement, du réel sur papier glacé et du sensible.

La question de l’auteur est primordiale. Si l’Autre, les Autres, le paysage… emplissent de leurs présences-absences l’espace photographique, l’espace blanc déployé en creux de la photo est aussi important. Ce territoire blanc est une page qui exige beaucoup d’honnêteté avec soi pour en fixer la lumière et le grain de l’absence.

Procéder au réglage photographique, développement et tirage, par les mots qui assument la focale qui ouvre au territoire du Je, du sensible, de l’intime, non pas l’exhibition de l’intimité mais situer l’intimité du regard.

L’écriture n’est pas nécessairement une explication de l’image par le texte mais un positionnement du regard dans l’horizon ouvert par la photographie. Celui du regard s’inscrit dans un espace-temps qui se situe au-delà de l’instantané photographique. Cet horizon est fait des sédiments ramassés ou collés à nos pieds au long de notre traversée de la vie, constitués de nos cheminements passés, présents et rêvés. En somme, notre intérieur intellectuel et affectif, notre rapport au monde, aux femmes et aux hommes, proches ou lointains, habité de figures, de territoires et de spectres qui accompagnent nos pas.

Les réglages par le texte peuvent varier : humour, décalage, souffrance, empathie, dégoût, haine, proximité, distance, sentiments troubles de consommation esthétique ou touristique de l’Autre et refus de le rencontrer chez soi, sur le territoire de sa tribu.

Un soldat garde souvent au creux de son portefeuille la trace de ses prises de guerre, la photo de ses ennemis, absents de vie ou tremblants de souffrances, la photo de ses noces en bordels exotiques, ses visites des marchés le corps affublé de quelques pacotilles artisanales et typiques de là-bas-dis ! Mais dans son cœur, il garde les projections de sa guerre contre l’autre.

Mes propos sont décidément grossièrement stéréotypés mais comme on dit c’est pour la commodité de l’argumentation. Je pourrais aussi parler de ce chercheur féru de sciences orientalisantes, maîtrisant l’arabe classique plus qu’un Arabe, d’une connaissance intime de la littérature, de la poésie, de la grammaire et du dogme, dont le salon trahit à l’excès son territoire d’érudition à travers estampes, photographies, livres rares… mais qui dégouline, telle une pâtisserie orientale de racisme et de haine du musulman. Le savoir scripturaire a fini par se substituer à son ombre.

La photographie est dérangeante, elle met en abyme le regard, le regard porté sur le visible que le réglage par le texte pourrait modestement en révéler le visible, le sensible qui vibre en soi, en nous.

Le regard fragile ou les lumières de l’ombre((Compte-rendu passionné du livre d’Arlette Farge, La chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv.))

Arlette Farge, une éthique politique entre érudition et émotion

« Bien entendu ces photos ne me font pas souvenir d’un siècle que je n’ai pas connu (comment le feraient-elles ?) ni même ne viennent par différence ou ressemblance, l’illustrer. Elles s’imposent, et, en décalé, déclinent ma mémoire, provoquent une émotion qui dit quelque chose de ce qui ne se dit jamais sur l’histoire. Elles me rendent aux souvenirs (impossibles bien entendu) d’une humanité du Siècle des lumières qui s’est posée en fantôme dans mon intelligence et mon imaginaire »
Arlette Farge, La chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv, Paris, Coll. « Fiction et Cie », Ed. du Seuil, 2000, p. 16.

Il y a des livres qui représentent de vraies rencontres qui, au-delà de leurs sources informatives et leurs analyses, résonnent en nous intimement et provoquent une proximité des sentiments, des points de vues.
L’auteur exprime alors, avec ses mots les sentiments qui nous font vibrer ou les idées qui nous habitent. Il met ses mots dans les nôtres comme on met nos pas dans ceux d’un proche, d’un ami ou d’un compagnon.
L’auteur, même si l’on connaît le timbre de sa voix et les traits de son visage, médias obligent, prend une place particulière dans l’espace de l’intime, du ressenti.
C’est le cas d’Arlette Farge dont je guette avec passion depuis la lecture de sa Vie fragile ses « parutions » pour feuilleter ses écrits et caresser d’un œil ravi ses lignes…
La chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv fut une rencontre passionnelle. C’est une historienne qui se penche sur son siècle de prédilection, le XVIIIe, sur les vies couchées en archives et non les moindres, judiciaires. Elle les aborde avec tendresse, mélancolie, avec une fragilité dans le regard et une écoute sensible aux bruissements des feuillets volants des archives, et aux voix dont elle sait déchiffrer les silences, les étouffements, les cris de souffrance et les rires.
Arlette Farge donne aux archives d’un Siècle des lumières sans photographies une chambre noire, elle puise dans les images du XXe siècle pour restituer un XVIIIe sensible, émouvant, parcouru comme une caresse. Des images pour donner un visage aux hommes et aux femmes des archives, pour les animer d’émotions et de sentiments, pour réhabiliter les individus, les subjectivités face au sériel, au totalisant, aux comptabilités boutiquières et aux lames de fond qui broient la fragilité de ces apparitions que capte l’archive.
L’archive est là pour noter l’incident, l’accident, le conflit, la violence, l’humiliation et lui donner un nom, lui dessiner par les mots un visage, un profil et un corps souffrant en absence de souffle, frappé par la mort, un corps au repos de la vie ou pris dans le tumulte du labeur, de l’agitation polyphonique de la ville.
L’exercice auquel se prête Arlette Farge – j’ai envie de l’appeler Arlette – est une écriture qui, peut-être, trouvera sur son chemin des détracteurs de l’Académie qui reprocheront à l’historienne son anachronisme et la compression temporelle qu’elle provoque pour faire dialoguer l’image, le récit de l’archive et de l’Histoire. Ils pourront lui reprocher aussi l’artifice de l’exercice plus proche du littéraire et du poétique que du vrai de vrai de chez la Vraie Histoire.
Je leur répondrais : « Fiction et Cie ! »
Arlette rapproche le présent et le passé, sans rupture diachronique officialisée dans les manuels, crée un territoire de proximité et de voisinage entre l’absence, le souvenir, la trace et « la crue modernité de nos jours »((Arlette Farge, La chambre à deux lits et le cordonnier de Tel-Aviv, Paris, Coll. « Fiction et Cie », Ed. du Seuil, 2000, p.8.)). Comme la photo, elle ménage un passage entre l’ombre du passé et celle du passant ordinaire de nos temps présents. La photo, cet étayage fragile et sensible, crée un territoire pour accueillir l’« intime écho » entre les deux rives, entre ce qui fut et ce qui est advenu, entre le passé et ses formes de présence enchâssées dans notre quotidien.
Cette écriture « anachronique » fraie, à travers la vie fragile archivée, un passage en images vers des fragilités d’aujourd’hui, croisées ici ou ailleurs.
L’humanité de son regard et l’horizon généreux de ses sensibilités la font transgresser les frontières des États-nations et des territoires nationaux de l’historien. Des photos d’Allemagne de l’Est, d’Irak, d’Irlande, de Tel-Aviv, de Californie, du Bangladesh… entrent en résonance avec une humanité commune du XVIIIe s’affranchissant des barrières des identités radicales dans leurs singularités fictives.
Le sensible, le rire, le repos, les larmes, la sueur, la trime, les coups reçus, rendus ou non, les cabosses, les rides du temps, les bruits, les cris… ont ici un accent non pas d’un patois local pris dans la boue du terroir mais d’une humanité généreuse dans son universalité.

  1. Walter Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 2003, p. 217. []
Abdelmajid Arrif
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