Françoise Duroch

Françoise Duroch

Figure de l’altérité féminine victimaire

Chargée de recherches, Unité de Recherches sur les Enjeux et les Pratiques Humanitaires - UREPH, Médecins sans frontières, Genève. Enseignante, CERAH, Centre d’Enseignement et de Recherches en Action Humanitaire

« Le projet humanitaire est inséparable de la manière dont nous pensons l’autre et dont nous pensons la violence, il tire sa légitimité de sa capacité à nous conformer dans l’image que nous nous construisons sur ce plan. » (Dachy, 2004, p. 39)

 

Au sein de Médecins sans frontières (MSF), la gynécologie obstétrique se regroupe sous des vocables essentiellement liés aux questions de conception (santé de la reproduction, maternelle et infantile, inter génésique) évoquant l’idée d’une médecine circonscrite à la seule préservation des capacités de procréation et des retombées que ces dernières font peser sur l’avenir des enfants. Cette vision est relayée par une imagerie où la femme est représentée majoritairement avec sa progéniture (Vollaire, 2003).

« On ne s’intéresse aux femmes que dans leur fonction reproductive ‘reproductive health’ ou encore santé génésique. Et encore, il ne s’agit que du suivi de la grossesse. » (Bradol, 2004, p. 5)

D’autre part, la femme expatriée s’assimile à une sorte d’icône de la mansuétude, aussi séduisante soit elle, elle revêt des caractéristiques de l’ordre de l’iconographie laïque.

« Si l’image était celle d’une véritable personne de MSF, ce serait une de ces belles femmes médecins ou infirmières, qui croyaient un peu à ces images d’elles-mêmes et qui, lorsque je les rencontrais dans les camps de réfugiés il y a de cela vingt ans maintenant, portaient encore tabliers blancs et stéthoscopes. »

H. Slim perçoit l’utilisation de ces images comme révélatrice de formes de néocolonialismes :

 « Ces anges avaient de la détermination mais étaient toujours un peu désespérés de la cruauté, du désordre, de l’incompétence et de la dépendance dans laquelle les Africains, en particulier, s’enferraient régulièrement. Mais pour aimables que soient ces personnes, elles n’en fument pas moins et respirent l’ennui. » (Slim H., 2005, p. 93)

Représentations des victimes de violences sexuelles

Psychologue, responsable de projet en République démocratique du Congo (RDC) :

 « Bon, et les femmes africaines, elles ont beaucoup de travail à faire pour qu’on leur parle de leur corps, du respect de leur corps, de leur plaisir, de leur désir, et on leur enseigne rarement. Les mères, elles, ne parlent pas du désir et du plaisir à leurs enfants quoi… et à leurs enfants filles aussi. Mais là, cette expérience qu’a imposée la guerre et qu’elle continue à faire perdurer, avec des hommes qui reviennent dans la vie civile, je me demande ce qu’elle va marquer comme générations, combien d’années elle va marquer quoi. Et est-ce qu’elles vont transmettre une banalité ou une crainte à leurs enfants ?… et les femmes dont les enfants sont nés de ces viols, qu’est-ce qu’elles vont transmettre à leurs enfants de la sexualité et de la question sexuelle((Entretien 7, femme, psychologue, européenne, 5 ans d’expérience MSF, Duroch (2008, annexe 11).)) ? »

La question de l’intérêt de l’enfant apparaît une nouvelle fois prééminente sur celui de la femme. Les préoccupations semblent se focaliser sur les préjudices éventuels que ce type d’agression pourrait entraîner sur la descendance.

La femme reste la victime emblématique, l’agression sexuelle apparaît moins entourée de censures que celles commises sur les enfants :

« J’imagine aisément que la femme pour ce qu’elle représente doit être la victime principale, ce qui ne devrait pas exclure le problème des enfants quoiqu’il doit y avoir plus de tabous et d’interdits et donc il doit y avoir moins de viols d’enfants. Et pourquoi pas de temps en temps emmerder les hommes ? Mais bon, les femmes sont indéniablement les premières victimes parce qu’en plus, il y a toute la représentation de la femme, c’est elle qu’on a l’habitude de baiser, c’est plus naturel, enfin plus automatique((Entretien 10, homme, 44 ans, chargé de recherches, européen, 14 ans d’expérience MSF, travaille au siège, Duroch (2008, annexe 11).)). »

La femme comme propriété, objet social et familial :

« Pourquoi parce qu’à mon avis dans cet endroit-là, la femme est vue comme euh… comment on dit euh… property… donc en tant que femme « Tu restes à la maison et tu ne dois pas travailler, tu dois faire les enfants. » Commencer même à l’âge de quinze ans et c’est tout, hein… Donc la femme n’a pas le pouvoir de choisir son chemin quoi((Entretien 5, homme, 32 ans, pharmacien, non-francophone, européen, 9 mois d’expérience MSF, revient du terrain, Duroch (2008, annexe 11). )) ».

« Bon ben je pense que déjà la femme elle est considérée un peu comme un objet sexuel là-bas. On le retrouve déjà avec les maladies sexuelles, il y a beaucoup d’échanges naturellement qui se font et puis je pense que les femmes sont toutes utilisées comme objet tout simplement. On en croisait sur la route qui étaient déjà esclaves depuis un certain temps qu’ils utilisaient pendant un mois ou deux, justement pour transporter du matériel, pour faire à manger et puis pour entretenir le camp militaire et puis tu avais la section sexuelle qui était utilisée aussi dans le truc. Donc je pense que le statut de la femme fait que c’est facile de la violer parce que ça ne représente pas grand-chose. C’est un peu l’impression que ça laisse((Entretien 2, homme, infirmier, expérimenté, revient du terrain, Duroch (2008, annexe 11). )) »

La victime est donc essentiellement féminine, objet plus que sujet de sa culture, indéniablement associée aux enfants et dont l’univers est restreint à l’espace domestique. Les éventuelles retombées sur les enfants sont d’emblée évoquées, seule la responsable directe du projet mentionne directement les problématiques sexuelles. Elle ajoute que les années de guerre et la conception de la sexualité acquise de manière traditionnelle et contemporaine pourra grever la qualité de ce qui sera transmis, notamment sur la question du plaisir.

Christiane Vollaire par ailleurs, analyse comment par les images et les discours, l’humanitaire peut aboutir à une neutralisation de l’Autre sous la forme de la figure de la victime féminine et voit dans la dénonciation des viols de masse un des exemples emblématiques de ce processus :

« Les viols ethniques, contrairement aux viols faits divers, tels qu’ils sont traités médiatiquement sur les territoires occidentaux, ne sont pas dénoncés dans les termes de la singularité, mais dans ceux de la sérialité, réduisant, dans les représentations populaires, le masculin et le féminin aux formes corrélatives du biologique. » (Vollaire, 2005, p. 98)

Une victime par défaut

La classification des bénéficiaires fait écho aux représentations de l’organisation concernant le statut social des femmes, des hommes et des enfants : la figure féminine décrite est dépendante économiquement de son mari, victime passive par excellence. Passive concernant son rôle social, elle l’est également dans les guerres :

« On ne réfléchit même pas à ce que l’on pourrait faire, on ne considère pas que les femmes sont une catégorie à part, la femme adulte est vue comme socio économiquement vulnérable quand elle a perdu son mari, comme une victime illégitime ou indue de la violence, mais on la regarde rarement comme une cible particulière de la violence. On considère que l’enfant est la victime pure ; totalement innocente. Les hommes sont la victime privilégiée des gens qui exécutent et torturent. On comprend bien à quel point les hommes en âge de combattre sont des cibles. Mais les femmes, on les voit comme des victimes par défaut.» (Le Pape, Saligon, 2001, p. 161)

Si les hommes sont fréquemment associés aux auteurs de la violence de guerre, ils sont perçus principalement comme une cible privilégiée, mais leur rôle actif dans les dynamiques de conflit les rend également très visibles par les acteurs humanitaires. La question de la légitimité de la victime et du processus de victimisation sont également évoqués : l’enfant en tant que symbole de l’innocence est prioritaire, le caractère actif de la victime dans les dynamiques de conflit la construit de manière évidente alors que la femme de par ses dépendances économiques et sociales est la dernière à pouvoir être représentée.

Une image se surimpose autour des figures féminines victimaires, celle de l’enfant en bas-âge et plus généralement autour d’une iconographie maternelle. Consacrée dans la communication humanitaire, elle est largement évoquée dans la grande majorité des interviews.

Le prisme de la maternité

« Si la médecine humanitaire impose souvent des normes en inadéquation avec celles des pays où elle intervient, elle semble en revanche s’adapter parfaitement à la norme universelle du couple mère-enfant. La femme soignée par les organisations humanitaires est très majoritairement représentée comme enceinte, allaitant ou accompagnant son enfant dans un centre de renutrition ; la femme de l’imagerie humanitaire véhiculée par les photographes de presse porte un enfant mort ou vif, sur son dos ou accroché à son sein, dans une représentation très similaire de celle des femelles du monde animal.» (Vollaire, 2003)

Nécessité d’une démarche holistique concernant les soins de santé aux femmes

« Soit, elles sont enceintes, soit elles sont violées… mais on aura la possibilité de s’occuper de leurs maladies ou de leurs problèmes de façon enfin généraliste (…) « Ok… à ce moment-là, madame, vous êtes enceinte, madame, vous allez accoucher, madame, vous avez une infection qui peut vous entraîner une stérilité extrêmement importante, tout ce qui est gynéco aussi… Ou… madame, vous venez nous dire que vous avez été violée. » Donc, qu’on arrête de découper les (soins) « Madame… il faut qu’on vous vaccine contre le tétanos pour protéger votre petit… hein… mais on ne s’occupe pas de vous… À travers vous, on protège votre petit… » Qu’on puisse faire tout ça au même endroit… oui, enfin au même endroit et avec les mêmes personnes, c’est ce que j’espère((Script 3, femme, médecin, directrice médicale adjointe et ex directrice des opérations, rushs du film Crimes Oubliés, 2006. (Vidéo : http://www.dailymotion.com/video/xemy86_crimes-oublies-les-violences-sexuel_news).)). »

Photographie tirée du livret publié par MSF Hollande : Violences sexuelles au Congo. Source : I have no joy, no peace of mind, medical, psychosocial and socio-economic consequences of sexual violence in eastern DRC, publication MSF Hollande, Mars 2004
Photographie tirée du livret publié par MSF Hollande : Violences sexuelles au Congo. Source : I have no joy, no peace of mind, medical, psychosocial and socio-economic consequences of sexual violence in eastern DRC, publication MSF Hollande, Mars 2004
MSF Suisse, Ituri, les civils restent les premières victimes, Permanence des violences sexuelles et impact des opérations militaires, Octobre 2007.
MSF Suisse, Ituri, les civils restent les premières victimes, Permanence des violences sexuelles et impact des opérations militaires, Octobre 2007.
Photos Markus Bleasdale, Ituri, les civils restent les premières victimes, 2007, rapport de Médecins sans Frontières.
"Ituri. Les civils restent les premières victimes", rapport, MSF.
© Thierry Dricot. Juin 2007, MSF Belgique, campagne « Bouteilles à la mer ».
© Thierry Dricot. Juin 2007, MSF Belgique, campagne « Bouteilles à la mer ». « Plus de cinq millions de femmes dans nos salles d’attente, aussi fortes que vulnérables ». Source : www.alaide.be et www.msf.be http://www.msf-azg.be/fr/main-menu/actualites/campagnes/campagne-detail/table/2.html

De manière générale, le découpage des activités semble préjudiciable aux soins de santé aux femmes et une démarche holistique s’avère nécessaire : 

« Donc, qu’on… qu’on arrête de découper les (programmes)… les… Madame… il faut qu’on vous vaccine contre le tétanos pour protéger votre petit… hein… mais on ne s’occupe pas de vous… À travers vous, on protège votre petit… Qu’on puisse faire tout ça au même endroit… oui, enfin au même endroit et avec les mêmes personnes, c’est ce que j’espère.((Script 3, femme, médecin, Directrice médicale adjointe et ex Directrice des opérations, rushs du film Crimes Oubliés, 2006. )) » 

La femme est ainsi vue comme une passerelle obligée dans les processus de soins néo-natals et pédiatriques mais sa santé propre est ainsi négligée au bénéfice de ses enfants. 

« Ici, on a souvent des problèmes de violence contre les femmes. Il y a quelques jours, on m’a appelée pour une femme enceinte de 6 mois (…) Elle avait été violée quand elle était à trois mois de grossesse et avait contracté une maladie sexuellement transmissible pendant le viol (…) Aujourd’hui à six mois de grossesse, elle risquait de perdre son enfant. Grâce à un traitement simple, nous avons réussi à sauver son enfant.((Entretien personnel MSF, cité dans la revue de presse « La violence n’a pas de frontières, nous non plus » p. 6, Août 2008, téléchargeable et consultable sur le site de MSF Belgique, www.msf.be))»  

Le travail sur l’invisible

« Je crois que les violences sexuelles posent de toute façon des limites à l’action humanitaire parce que… heu… c’est une violence qui ne tue pas, c’est une violence pour laquelle les victimes ne viennent pas facilement, ne se manifestent pas facilement et surtout c’est une violence qui renvoie à une vulnérabilité que les organisations humanitaires ne peuvent pas prendre en charge parce que ce ne sont pas les travailleurs humanitaires qui vont aller protéger les femmes, qui vont aller faire rempart de leur corps… heu…non((Script 2, femme, juriste, rushs du film Crimes oubliés, 2006. )). » 

La philosophie de l’action, paradigme des organisations humanitaires doublée par une culture de l’urgence qui donne la primauté à l’exposition aiguë à un risque de mortalité, fait passer les violences sexuelles au second plan des priorités opérationnelles de MSF.  

La question des violences se place d’emblée au centre d’enjeux sociaux se situant bien au delà des compétences de l’action humanitaire, notamment sur la question de la protection des personnes. 

« Martelée aux équipes de terrain, l’exigence de confidentialité est de plus en plus intégrée comme impérieuse mais demeure bien souvent vécue comme un casse-tête opérationnel. Une fois celui-ci dénoué, c’est dans l’interaction avec des agences ‘de protection’ cherchant à produire des rapports sur les viols qu’ont émergé de nouveaux enjeux. MSF doit-elle contribuer à documenter les viols et ‘témoigner’ (ainsi que le font de nombreuses agences), ou préserver avant tout la confidentialité ? Dans les cas étudiés, chaque fois que ces deux exigences ont été perçues comme non compatibles, nous avons opté pour la deuxième, nous inscrivant en faux par rapport à des activités homologuées ‘de protection’ dont nous contestions qu’elles apportaient en fait un mieux pour la sécurité de la personne. Cette position est clairement à mettre en lien avec l’individualisation du rapport aux patients suscitée par ce type de prise en charge. » (Soussan, 2008, p. 42) 

 La place de l’idéologie : militantismes et dénis 

« L’idéologie est toujours un concept polémique. Elle n’est jamais assumée en première personne ; c’est toujours l’idéologie de quelqu’un d’autre. Même lorsqu’on l’entend en un sens plus faible, l’idéologie est quand même le tort de l’autre. Personne ne se reconnaît jamais comme pris dans l’idéologie » (Ricœur, 1997, p. 19). 

La place de l’idéologie s’annonce d’emblée difficile à analyser au sein d’une organisation dont les textes fondateurs font une large place aux concepts de neutralité et d’indépendance. Indépendance de l’action, éloignée des contingences morales, politiques et religieuses, l’action humanitaire telle que revendiquée par MSF entend se démarquer de tout pouvoir qui menacerait d’entraver sa liberté d’action.  

Marine Buissonnière, secrétaire générale du Bureau international de MSF, souligne l’ensemble les préjugés sociaux, politiques et culturels qui teintent l’organisation lors d’un entretien pour le journal interne de MSF France en avril 2005 :  

« La qualité de nos opérations souffre parfois de préjugés que nous véhiculons au sein même de MSF. Je pense par exemple aux réticences que certains ont eu à introduire les ARV [thérapies antirétrovirales] dans les programmes sida, au temps que nous avons mis à aborder la question de la prise en charge de la douleur de nos patients ou encore à apporter une attention spécifique aux violences faites aux femmes dans certains contextes de guerre. Enfin, la question de notre personnel national et le peu de place qui lui est effectivement faite dans MSF (en termes de prise de responsabilité), relève selon moi de préjugés discriminatoires qui nuisent à l’efficacité de notre travail car ils entraînent une mauvaise utilisation des ressources humaines disponibles, alors que nous savons tous que la pénurie de personnes compétentes est la principale limite à la qualité de notre action sur le terrain((Entretien avec Marine Buissonnière, Contact, p. 4.))». 

Préjugés discriminatoires ou place de certaines valeurs et opinions collectives au sein de MSF et qui constituent le socle idéologique de l’organisation :  

« Dans l’attente d’une approche discursive de l’idéologie, nous l’entendrons dans le sens le plus neutre du terme, c’est-à-dire comme un ensemble de valeurs, de convictions, d’opinions collectives qui fonctionne comme un système, conditionnant la vision du monde des individus et des groupes qui y adhèrent, consciemment ou inconsciemment et qui se matérialise dans des pratiques, notamment des pratiques discursives. » (Dufour, 2007, p. 317) 

Dans l’esprit de cette définition, MSF en tant qu’entité sociale est traversée et constituée par des dynamiques et corpus idéologiques, conditionnant sa vision du monde et spécifiquement sa vision des bénéficiaires de l’aide. 

« Le ‘tout le monde sait bien que…’, ou l’évidence du sens partagé, relève d’une construction discursive et sociale, deux dimensions qui s’articulent par le biais des notions d’inter discours d’une part, d’acte et de registre discursif, d’autre part. On a pu voir que les différents modes de circulation des discours participent de la construction de ce sens partagé. Pourtant les deux dimensions – discursive et sociale – ne se construisent pas ex nihilo. Il existe une autre dimension que M.-A. Paveau qualifie de ‘prédiscursive’ dans laquelle elle inclut : « connaissances préalables, préconstruits, relation entre croyance et connaissance, conditions de flexibilité et de persévérance des croyances » (Paveau 2003, p. 181). Paveau impute la construction des idéologies à la dimension sociale. Nous argumentons plutôt pour une transversalité de la construction des idéologies, qui n’appartiendrait pas à une des dimensions en propre. Elle serait une reconstruction par le discursif et le social d’un prédiscursif culturel, d’ordre cognitif, qui capitalise les idéologies sous forme de mémoires. » (Dufour, 2007, p. 317) 

Si le président de l’association notait les difficultés des équipes lors de la mise en place du programme d’aide aux victimes de violences sexuelles au Congo Brazzaville et notamment la pertinence d’une aide spécifique à une catégorie de victimes, voyant là des pans d’idéologies qui ne s’exprimaient pas directement, un autre écueil semble être celui d’une idéologisation des discours autour de la lutte contre l’impunité : 

« Ce qui n’est pas toujours évident, c’est… c’est sur la nature de ce que l’on doit faire… heu… c’est-à-dire que… heu… ça s’accompagne pas toujours de… Le discours ne donne pas toujours l’impression de s’accompagner d’une prise en charge médicale et d’un effort de prise en charge pratique… heu… des patientes. Il y a une sorte d’idéologisation du discours… heu… pour… vers la dénonciation de crimes au niveau individuel et au niveau collectif… d’un des aspects des crimes de guerre avec des discours de mise en demeure un peu politique aux Etats, aux parties en conflit de faire cesser ces crimes (au lieu) d’offrir des soins à toutes les femmes qui en auraient besoin dans ces circonstances.((Script 1, homme, médecin, Président de l’association, Crimes Oubliés, 2006.)) » 

Les différentes campagnes et évènementiels portant sur la question des violences faites aux femmes ont été l’objet de différentes polémiques au sein des différentes sections de MSF d’autant que l’accroissement du nombre des patients traités n’allait pas de pair avec la multiplication des initiatives de communication. Des membres ironisent sur l’initiative de la section française de MSF au Congo Brazzaville « Tika/bika viols – halte au viol » qui organise « Une grande fête du viol dans les rues de Brazzaville((Communication privée, chargé de recherches, MSF Belgique.)) » alors que d’autres questionnent la pertinence d’une campagne et du port d’un badge « Women are heroes » mis en place par la section belge comme en d’autres temps « Africa is beautiful ». Ils questionnent ainsi la légitimité et le sens institutionnel que peuvent bien revêtir de telles maximes.

© Carl De Keyzer/Magnum Photos. Photographie tirée de la revue de presse de MSF Belgique, « La violence n’a pas de frontières, nous non plus ».
© Carl De Keyzer/Magnum Photos. Photographie tirée de la revue de presse de MSF Belgique, « La violence n’a pas de frontières, nous non plus ».
Source : Site de MSF Belgique, www.msf.be / http://www.msf-azg.be/campagne/fr.html

L’abondance de communiqués de presse, de prises de paroles publiques et autres rapports des différentes organisations œuvrant dans les champs des violences faites aux femmes est à mettre en perspective avec le caractère lacunaire des services effectivement proposés aux victimes de viols, notamment médicaux. Le message semble aisément l’emporter sur la pose d’actes, et ce non seulement pour MSF mais il pourrait constituer un paradigme sur cette question. 

La culture est ainsi facilement invoquée pour expliquer le phénomène des violences sexuelles dans l’Est du Congo. La femme congolaise est ainsi perçue comme objet de dynamiques sociales et de guerre qui la dépassent et l’entravent. Sa passivité, dont on a vu qu’elle est le trait emblématique de la victime en général et spécifiquement féminine, est à mettre en relation avec le désir sexuel impérieux des hommes, soldats, dont l’ébriété ou l’oisiveté sont mentionnées comme pouvant constituer des éléments explicatifs du passage à l’acte. Le caractère sexuel de ce type de violence a également contribué à des formes de disqualification de la problématique au bénéfice d’autres catégories de victimes dont les enfants. Les convictions individuelles, notamment idéologiques et religieuses, ont largement entravé la mise en place des activités liées aux interruptions de grossesses, problématiques corrélées aux phénomènes de violences sexuelles. L’imagerie utilisée par l’organisation laisse une large place à une figure féminine essentiellement maternelle. L’utilisation des termes « santé de la reproduction » ou « santé maternelle et infantile » ne laissant que peu de place à une conception des soins visant spécifiquement la femme en tant qu’individu. Les différents évènementiels organisés par l’organisation oscille entre militantisme et conservatisme, du statut de victime à celle de héros, la femme est essentiellement évoquée comme objet d’un ordre social qui la brutalise ou simplement la délaisse. Le caractère occulte de ce type de violence a également contribué à des formes de négligences de la part de l’organisation vis-à-vis de ce type particulier de victimes, souvent portée par des impératifs sanitaires et évoluant dans une culture de santé publique visant les populations plus que les individualités. De manière générale, la mémoire institutionnelle s’avère lacunaire et la résistance au changement est réelle, non seulement sur cette question spécifique, mais également sur d’autres types de pratiques : le changement du protocole thérapeutique de la malaria ou la prise en charge de la malnutrition aiguë se sont également heurtés au sein de l’organisation à de nombreuses difficultés. Il semblerait que l’appropriation de la problématique des violences sexuelles se soit faites à l’aide de facteurs dont certains pourraient être qualifiés d’utilitaristes – la protocolisation des conséquences médicales associée à la découverte de molécules spécifiques – mais également quand l’organisation s’est trouvée attaquée en son sein : viols de personnels expatriés et atteinte à son image publique. La reconnaissance de la problématique des violences sexuelles s’est ainsi faite par la reconnaissance d’un acte qui pouvait la toucher de manière intime mais également par des formes d’identification aux brutalités que subissaient certaines populations, notamment dans le cas des réfugiés somali dans l’est du Kenya où l’attaque d’une expatriée a contribué à une prise de conscience globale du phénomène dans cette région.  

D’autre part, si l’idéologisation des phénomènes de violences sexuelles semble avoir constituée un frein à la mise en place d’actions médicales concrètes au bénéfice des victimes, elle semble désormais en constituer un second, en ce que la communication autour de ces problématiques l’emporte sur le développement opérationnel de ce type d’activités. On serait dès lors en droit de craindre de voir émerger des formes de délaissement secondaire de ces opérations quand le réservoir communicationnel sera épuisé sur ces questions. Enfin, la problématique des violences sexuelles n’est pas singulière en tant qu’elle ait tardé à s’imposer comme pratique de terrain, la prise en charge des patients du VIH, la considération du personnel national dans les politiques de ressources humaines et la prise en charge de la douleur se sont également heurtées à de nombreuses résistances internes ou à un simple délaissement. 

Cependant, la cohabitation de valeurs et d’opinions divergentes est paradoxalement la base d’une organisation en bonne santé, et il s’avérerait préjudiciable qu’un laminoir idéologique préside à la conduite d’une association : 

« Imaginons une organisation non paradoxale : tous les membres de l’organisation partagent les mêmes systèmes cognitifs, avec le même style de perception, et la sensibilité aux mêmes stimuli. Une telle organisation afficherait une congruence à la fois cognitive et comportementale d’emblée : tous les individus de toutes les unités d’affaires partageraient les mêmes schémas causaux, et les mêmes perceptions du monde. Il y a de fortes chances qu’une telle organisation ne survive pas très longtemps. (…) Paradoxalement, mais salutairement, les organisations ont autant besoin de savoirs contradictoires que de savoirs congruents. » (Baumard, 2002) 

Ainsi, la diversité en tant qu’elle ouvre un espace institutionnel au questionnement régulier des pratiques et des idéologies co-habitantes au point de se départir de certaines d’entre elles et d’en acquérir des nouvelles, semble sans conteste un élément de bonne santé associative et culturelle.

* Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que l’auteur.
Titulaire d’un doctorat en Sciences de l’Éducation de l’Université Lyon II, ainsi que d’un master en Histoire, Droits et Droits de l’Homme de l’université Grenoble II. Elle a travaillé au cours des dernières années en qualité d’experte de la violence à l’égard des femmes dans le cadre de divers projets. Après avoir occupé un poste de chercheuse opérationnelle, elle coordonne à MSF-Suisse les secteurs de la recherche et du support technique. Elle possède une expérience approfondie au niveau opérationnel et de la recherche, en relation avec les questions de résolution de situations d’urgence complexe au Tchad, au Kenya, en RDC, en Guinée, au Nigeria, au Rwanda et en ex-Yougoslavie. 

 

Bibliographie

BAUMARD P., 2002, « Les paradoxes de la connaissance organisationnelle », in Josserand Emmanuel et Perret Véronique, Les paradoxes de la connaissance, Paris, Ellipses. 

BRADOL., J-H, président de MSF, 2004, « Dossier : L’offre de soins aux femmes », Messages, journal interne des Médecins sans frontières, n°130, mai, p. 5. 

Contact, journal interne des Médecins sans frontières, entretien avec Marine Buissonnière, Secrétaire générale de MSF International, « L’organisation à l’international, redessiner et appliquer », p. 4. 

DACHY E., 2004, L’Humanitaire, Les Temps Modernes, n°627, Paris, Gallimard, Juin, p. 39. 

DUFOUR F., 2007, Des rhétoriques coloniales à celles du développement Archéologie discursive d’une dominance, Université Paul-Valéry, Montpellier III, Arts Lettres Langues Sciences humaines & sociales, Département de Sciences du langage, Doctorat de l’université Paul-Valéry, Montpellier III, Thèse présentée sous la direction de M. le Professeur Paul Siblot, Avril, p. 317. 

DUROCH F., 2008, Résistances et appropriations institutionnelles des Organisations non gouvernementales autour de la notion de victimes de violences sexuelles : Le cas de Médecins sans frontières en République Démocratique du Congo, sous la direction du Professeur Charles Gardou, Université Lyon 2, Thèse de Sciences de l’Education, soutenue publiquement le 17 décembre 2008. 

DUROCH F., MARCHAND S., 2006, Crimes oubliés, violences sexuelles dans les conflits armés, État d’Urgence Production, Paris, MSF. 

LE PAPE M. et SALIGNON P., 2001, Une guerre contre les civils, Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo Brazzaville (1998-2000), sous la direction de MSF, Paris, Karthala, p. 161. 

PAVEAU (M-A) et SARFATI – ELIA (G), 2003, Les grandes théories de la linguistique, Paris, Armand Colin, 256 p. 

RICOEUR, P., 1997, L’idéologie et l’utopie, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 410 p. 

SLIM H., 2005, « Médecins sans frontières, réflexions personnelles pour le processus de la Mancha », My sweet la Mancha, recueil de contributions écrites de juillet à octobre, Publication interne MSF international, décembre, p. 93. 

SOUSSAN J., 2008, La protection, une question réglée à MSF ? Discours et pratiques autour de la protection des civils, Paris, CRASH/Fondation, Avril, p. 42. 

VOLLAIRE C., 2003, « La santé des femmes : tout reste à faire », Pratiques. Les cahiers de la médecine utopique, n° 20, janvier. 

VOLLAIRE C., 2007, Humanitaire, le cœur de la guerre, L’insulaire, Paris, p. 98. 

Lien vers le film Crimes oubliés, violences sexuelles dans les conflits armés : 

Les violences sexuelles en temps de guerre ont malheureusement toujours existé. De l’enlèvement des Sabines à la République Démocratique du Congo, ce film retrace des éléments d’histoire du viol dans les conflits armés ainsi que leurs conséquences sur les victimes. Images d’archives, interviews de spécialistes et de personnes ressources jalonnent ce documentaire qui souligne l’ampleur de cette problématique sur les continents, la détresse des personnes ayant subi ces violences et la complexité d’un phénomène tabou.  

Françoise Duroch (auteur), Sophie Marchand (réalisatrice), 26′, État d’Urgence Production, 2006, MSF. 

https://www.msf.ch/Crimes-oublies.1145.0.html?&L=0

Françoise Duroch
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Titulaire d’un doctorat en Sciences de l’Éducation de l’Université Lyon II, ainsi que d’un master en Histoire, Droits et Droits de l’Homme de l’université Grenoble II. Elle a travaillé au cours des dernières années en qualité d’experte de la violence à l’égard des femmes dans le cadre de divers projets. Après avoir occupé un poste de chercheuse opérationnelle, elle coordonne à MSF-Suisse les secteurs de la recherche et du support technique. Elle possède une expérience approfondie au niveau opérationnel et de la recherche, en relation avec les questions de résolution de situations d’urgence complexe au Tchad, au Kenya, en RDC, en Guinée, au Nigeria, au Rwanda et en ex-Yougoslavie.

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"Figure de l’altérité féminine victimaire." Revue Science and Video [Online]. Available: https://scienceandvideo.mmsh.fr/2-1/. [Accessed: 21 décembre 2024]
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Revue Science and Video 25 mai 2022 Figure de l’altérité féminine victimaire., viewed 21 décembre 2024,<https://scienceandvideo.mmsh.fr/2-1/>
Revue Science and Video - Figure de l’altérité féminine victimaire. [Internet]. [Accessed 21 décembre 2024]. Available from: https://scienceandvideo.mmsh.fr/2-1/
"Figure de l’altérité féminine victimaire." Revue Science and Video - Accessed 21 décembre 2024. https://scienceandvideo.mmsh.fr/2-1/