N° 2 > 2010 | Violences faites aux femmes

Aymeric Elluin

Violences faites aux femmes dans les conflits armés. Quel bilan des efforts de la communauté internationale ? De la prévention à la répression

Coordonnateur de campagne action à Amnesty International France.

Parmi ces dernières, les violences sexuelles, notamment la pratique du viol, est au cœur de préoccupations. Instrument aussi bien stratégique que tactique, le viol est délibérément utilisé comme une véritable arme de guerre dans toutes sortes de conflits. Il vise à conquérir, à chasser ou à dominer les femmes et les groupes humains auxquels elles appartiennent. Acte de torture lié au genre, il peut aussi être employé pour extorquer des informations, punir, terroriser ou humilier. C’est une arme, qui permet à ceux qui l’emploient de dépouiller leurs victimes de leur dignité et de détruire en elles tout sentiment d’amour-propre ; une arme qui sert aussi à semer la terreur et la destruction au sein de populations entières. Les femmes sont prises pour cibles parce que leurs agresseurs ont la volonté de porter atteinte à leur intégrité mentale et physique. Elles sont agressées publiquement pour montrer que « leurs » hommes sont incapables de les défendre. Elles le sont aussi parce qu’elles portent en elles l’avenir humain de leur propre groupe : leur faculté de procréer est alors anéantie, par mutilation, ou détournée, parce qu’elles sont contraintes de porter les enfants de « l’ennemi ».

Force est de constater que le tableau est sombre et loin d’être encourageant. Peu de pays en situation de conflits sont épargnés par la pratique de ces violences d’une horreur sans nom. Elles sont anciennes, existent depuis fort longtemps même, mais jamais nous n’en avons eu une vision aussi forte ! L’horreur nous a envahies avec le déchaînement du conflit en ex-Yougoslavie, à l’aube du xxie siècle, au cœur de l’Europe, à nos portes, tandis qu’elle embrasait l’Afrique centrale, avec le Rwanda. De 250 000 à 500 000 femmes ont été violées pendant le génocide de 1994 au Rwanda ; de 20 000 à 50 000 femmes ont été violées durant la guerre en Bosnie au début des années 1990. Au-delà de la proximité des lieux de combat, de l’efficacité inhumaine des moyens de communication permettant un suivi quasi en temps réel des comportements de guerre des parties à un conflit armé aussi éloigné que le Rwanda, ce qui frappe le plus aujourd’hui est la systématisation du procédé et sa répétition dans le temps quand inlassablement la communauté internationale ne cesse de son côté de dénoncer et de lutter contre ces violences depuis les années 1990.

En septembre 2009, Amnesty International publie un rapport dénonçant les violences contre les femmes réfugiées dans l’est du Tchad fuyant le Darfour (Soudan). L’organisation a recueilli des informations faisant état de très nombreux viols et autres actes de violences contre les femmes – le phénomène atteint des proportions alarmantes selon l’ONG. Ces six dernières années, plus de 14 200 femmes et filles ont fui le Darfour espérant trouver refuge dans l’est du Tchad voisin. Malheureusement, elles continuent d’y être victimes de viols et d’autres actes de violence aussi bien à l’intérieur des camps qu’à l’extérieur. Les populations déplacées du Darfour ne sont elles-mêmes pas épargnées. Lors de la campagne massive de déplacement forcé lancé en 2003, les attaques forçant les habitants à fuir leurs terres se sont accompagnées de viols avec une ampleur sans précédent. Les Janjawids (miliciens armés du Darfour) ont utilisé le viol comme arme pour humilier et punir ; les agressions ont souvent été perpétrées en public et des femmes ont été emmenées dans les campements des Janjawids où elles ont été gardées pendant plusieurs mois comme esclaves sexuelles. Alors que les déplacés fuyaient les campagnes pour trouver refuge dans des camps ou des villages, les Janjawids ont continué d’attaquer et de violer des femmes qui s’aventuraient à l’extérieur pour ramasser du bois ou aller au marché. Ce sont des dizaines de milliers de femmes et de jeunes filles qui ont été victimes de violences sexuelles depuis le début du conflit au Soudan. Plus au sud, août 2007, les hostilités embrasent à nouveau la République démocratique du Congo (RDC), au Nord Kivu, avec une violence inouïe. La négociation d’un accord de cessez-le-feu en janvier 2008 n’a pas empêché par la suite le viol de milliers de femmes, de filles et de fillettes par des membres de groupes armés et des forces de sécurité. De très jeunes enfants et des femmes âgées sont au nombre des victimes : beaucoup ont subi des viols collectifs ou ont été violés plusieurs fois. Dans bien des cas semble-t-il, une dimension ethnique et/ou religieuse vise à terroriser et à démoraliser des communautés soupçonnées de soutenir des groupes rivaux. Il n’existe pas de chiffres exhaustifs révélant l’ampleur des viols. En février 2010, une estimation du Fonds des Nations Unies pour la population (FNUAP) évalue à 8 000 le nombre de femmes violées en 2009 par des combattants dans l’est de la RDC, une région où l’impunité règne.

L’impunité régnante à la source de l’insécurité et de sa persistance

En RDC comme dans de nombreux autres lieux, une des causes fondamentales de l’insécurité tient à l’impunité dont bénéficient les responsables des violences faites aux femmes. En effet, les dysfonctionnements du système judiciaire sont tels que très souvent ces dernières ont peu de chance d’obtenir justice ou réparation. En RDC, la loi de 2006 sur les violences sexuelles vient définir clairement le viol et prévoit une procédure judiciaire accélérée ainsi qu’une meilleure protection pour les victimes. Mais lors de la publication de son rapport en 2008, Amnesty International indiquait qu’elle n’avait pas été véritablement appliquée jusqu’à alors. Et ce pour des raisons très simple : les magistrats ne disposent que de moyens très limités pour mener des enquêtes et engager des poursuites tandis que leur formation laisse à désirer. Ce sont alors des palliatifs auxquels il est recouru. Ainsi, dans certains cas des mesures informelles sont prises pour sanctionner les délinquants présumés, par exemple des coups de fouet administrés par des commandants ou des arrangements à l’amiable d’ordre coutumier, dans lesquels les auteurs d’une infraction indemnisent la victime ou sa famille en lui donnant de l’argent ou du bétail. Au Tchad, les victimes de violences sexuelles sont plongées dans les mêmes affres de l’impunité. Les auteurs de viols et d’autres actes de violences perpétrés contre des réfugiées ne sont que rarement traduits en justice. Amnesty International rapporte ainsi que, dans la plupart des cas dont elle a eu connaissance, aucune mesure n’a été prise par les autorités locales tchadiennes ou les responsables des camps de réfugiés, y compris lorsque leur auteur avait été personnellement identifié. Les faiblesses du cadre juridique tchadien, le manque de personnel judiciaire compétent dans l’est du pays et l’absence d’une réelle volonté politique de la part des pouvoirs publics locaux explique cette situation. Là aussi, des méthodes traditionnelles de résolution des conflits ont cours avec pour résultat souvent de perpétuer l’impunité encourageant encore davantage ce type de violences au lieu d’y mettre un terme.

Qu’entendons- nous par impunité ? Il y a impunité lorsque les auteurs de ces violences ne sont pas traduits en justice ni punis laissant les victimes faces à leur souffrance. Les conséquences pour ces dernières sont catastrophiques – l’impunité nie leur droit à la vérité, à la justice et à réparation. Ce sont les États qui sont en principe compétents pour poursuivre les responsables des crimes commis sur leur territoire, dont l’auteur ou la victime est un de leurs ressortissants. Cependant, en pratique, on observe une défaillance de certains États qui favorise l’impunité. Or celle-ci est l’une des causes de la perpétuation des violations des droits humains que ce soit en situation de conflit ou post-conflit.

« Il ressort clairement de notre expérience de ces dix dernières années qu’il n’est possible de consolider la paix dans la période qui suit immédiatement la fin d’un conflit, et de la préserver durablement, que si la population est assurée d’obtenir réparation à travers un système légitime de règlement des différends et d’administration équitable de la justice », déclarait Kofi Annan, Secrétaire général des Nations unies, en 2005.

De la défaillance des États et du rôle de la société civile

En Bosnie-Herzégovine, quatorze ans après la fin du conflit, la justice n’a pas cours, toujours selon un rapport d’Amnesty International. Les gouvernements qui se sont succédés n’ont pas pris les mesures nécessaires pour que justice soit rendue aux milliers de femmes et de jeunes filles qui ont été violées pendant la guerre de 1992-1995. Les responsables de leurs souffrances, qu’ils soient membres des forces armées, de la police ou de groupes paramilitaires, sont toujours en liberté. Certains continuent à occuper des postes importants ou vivent à proximité de leurs victimes. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) qui a été créé en 1993 dans le but de poursuivre les responsables présumés de graves violations du droit international humanitaire, y compris les auteurs de violences sexuelles n’a pu mener des poursuites que dans un nombre limité d’affaires. Qui plus est, au niveau national, les autorités n’ont ouvert des enquêtes et engagé des poursuites que dans un très petit nombre de cas si bien que de nombreuses victimes continuent à souffrir des conséquences des crimes qu’elles ont subis. Le cadre juridique inadapté empêchant l’ouverture de véritables procédures explique en partie cette situation – celui-ci n’est pas conforme aux normes internationales en vigueur pour les procès relatifs aux crimes de guerre. Par ailleurs, les autorités de Bosnie-Herzégovine ne fournissent pas de véritables mesures de soutien et de protection aux victimes ni aux témoins ces derniers continuent de ce fait de craindre pour leur sécurité – les dissuadant de témoigner en justice. Sans compter que les autorités n’ont pas pris de dispositions pour permettre aux victimes de bénéficier d’une prise en charge médicale ou psychologique adaptée. Nombre d’entre elles n’arrivent pas à trouver ou à conserver un emploi en raison de leur état psychologique. Beaucoup n’ont pas de revenu stable et vivent dans la pauvreté, sans pouvoir acheter les médicaments dont elles ont besoin. Le viol restant un sujet tabou, la plupart des victimes, alors qu’elles auraient besoin d’être reconnues et aidées pour reconstruire leur vie, doivent faire face à une mise à l’index.

Le rôle de la société civile qu’il s’agisse des ONG, des réseaux féministes, des défenseurs des droits de l’Homme… reste dès lors et malheureusement, crucial, comme en Bosnie-Herzégovine où ce sont les ONG malgré leurs faibles moyens qui prennent en charge les victimes de violences. La société civile a joué un rôle crucial pour porter le débat au sein de la communauté internationale tout en agissant localement, parfois dans des conditions dramatiques. C’est sans relâche qu’il faut soutenir ces engagements individuels ou collectifs, de la même façon que la communauté internationale doit jouer son rôle d’appui aux États en difficulté dont les systèmes judiciaires ne sont pas adaptés au traitement de ce type de violences. Le rôle des ONG est donc fondamental, qu’il s’agisse de dénoncer les exactions ou de faire évoluer le droit international. Il y a quelques années Amnesty International lançait une campagne d’envergure appelant à en finir avec la violence contre les femmes sous toutes ses formes y compris dans les conflits armés, avec pour principal arme le droit international. L’ONG estime que celui-ci peut jouer un rôle important pour prévenir ces atrocités, y mettre un terme et punir les responsables.

L’importance du droit pénal international dans la prise en compte des violences sexuelles, au cours de ces dix dernières années, est le signe d’ une évolution qui n’est pas négligeable. Des tribunaux pénaux internationaux ad hoc ont été créés par le Conseil de sécurité des Nations unies afin de poursuivre les auteurs des crimes commis, durant les conflits en ex-Yougoslavie et au Rwanda. Au fur et à mesure de leurs travaux, ces juridictions internationales ad hoc ont intégré les violences sexuelles dans les définitions des crimes retenus. La création de la Cour pénale internationale en 1998, juridiction pénale internationale permanente est venue confirmer l’évolution du droit en reconnaissant un large spectre de violences sexuelles. Plus de la moitié de la communauté internationale a ratifié le Statut de Rome à cette date. Pourtant celle-ci n’a pas vocation à l’omniscience. Elle ne juge que lorsque les états ne pourront pas juger eux-mêmes les affaires au titre du principe de complémentarité. Aussi, est-il indispensable que tous les États parties adaptent leur droit en conséquence, ce que n’a toujours pas fait la France, par exemple, près de 10 ans après sa propre ratification. Or, la lutte contre l’impunité des auteurs de violences contre les femmes se joue en priorité au niveau national.

Mais le droit ne se suffit pas à lui –seul. Il implique une évolution des consciences et une appréhension globale de la problématique des violences sexuelles pour lui apporter une réponse adéquate. En ce sens, les progrès accomplis depuis les années 1990 sont parlants. A la suite de la quatrième conférence mondiale sur les femmes, tenue à Pékin en 1995, l’agenda du Conseil de sécurité des Nations unies a pris en compte les violences sexuelles en faisant de l’approche multidisciplinaire et intégrée développée à Pékin le fer de lance de son action. Dans cette perspective les Nations unies ont développé un corpus de résolutions intitulé « Femmes, paix et sécurité » fondant les bases de son action sur le socle de la résolution 1325 (2000) – la première du genre. La résolution 1325 jusqu’à la dernière, la résolution 1889 (2009), a ceci d’original qu’elle établit un lien ente le maintien de la paix et de la sécurité internationale et la nécessité de faire participer les femmes sur un pied d’égalité avec les hommes, à tous les niveaux de prise de décisions dans la prévention, la gestion et le règlement des conflits et dans l’établissement de processus de paix. Elle reconnaît, par ailleurs, les effets particuliers des conflits sur les femmes avec l’idée de penser la femme comme une véritable actrice de paix, adoptant ainsi une approche positive et la mise à l’agenda de la communauté internationale participant d’une forme de prévention.

Mais cette évolution du droit pénal international comme du corpus de résolutions des Nations unies a-t-elle véritablement contribué à faire cesser ces violences ? Si la réalité nous montre que tel n’est pas le cas comment le droit a-t-il su évoluer pour prendre en compte la spécificité des violences sexuelles et dans quelles limites ? Qu’en est-il aujourd’hui quand la lutte contre l’impunité se fait difficile ? Quant aux résolutions des Nations unies, si elles dessinent un cadre d’action en mettant la femme au cœur des priorités de la communauté internationale, quel est leur réelle portée ?

Notes

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que l’auteur.

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"Violences faites aux femmes dans les conflits armés. Quel bilan des efforts de la communauté internationale ? De la prévention à la répression." Revue Science and Video [Online]. Available: https://scienceandvideo.mmsh.fr/2-2/. [Accessed: 14 novembre 2024]
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