Emir Mahieddin
Les musiciens du Christ. L’esthétique du pentecôtisme suédois
Doctorant en anthropologie, Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (Idemec), CNRS-AMU.
Les mécanismes de liaison des humains à leurs dieux ont beaucoup en commun avec ceux de la relation qu’ils entretiennent à la musique. Ainsi les êtres humains se laissent-ils agir par « un objet » auquel ils accordent une capacité d’agir autonome (agency) tout en étant eux-mêmes producteurs de la présence fugitive de ce dernier. La musique composée et interprétée par les hommes agit sur eux de manière analogue à la manière dont Dieu peut agir dans le monde ; à savoir, par le biais d’un dispositif d’actions, de savoir-faire et d’objets à travers lesquels ces « choses » immatérielles, ou ces non-humains, sont accrochés au réel((Albert PIETTE, La religion de près. L’activité religieuse en train de se faire, Paris, 1999 ; Sophie HOUDART & Olivier THIERY, Humains, non-humains. Comment repeupler les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2011.)). Mis en présence à travers un tissu de médiations hétérogènes par les hommes, la musique((Antoine HENNION, La passion musicale, Paris, Métailié, 1993.)) et l’être divin possèdent tous deux un pouvoir((Au sens foucaldien du terme, à savoir une possibilité d’action sur l’action d’autres agents sociaux. Cf. Michel FOUCAULT, « Le pouvoir, comment s’exerce-t-il ? », in Hubert L. DREYFUS & Paul RABINOW (dir.), Michel Foucault, un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984, p. 313-314.)) sur les agents producteurs de leur présence au monde : par une savante opération de récursivité, ils sont en mesure de les porter dans l’action, les inspirer, leur transmettre une émotion, les subjuguer ; tout cela indépendamment de leurs créateurs patentés. Dans leur immatérialité et leur invisibilité, ils offrent la possibilité d’être pensés comme « objets » agis et agissant indépendamment de l’action de ceux qui les agissent en premier lieu. Analogues par la théorie, ils sont aussi mis en lien dans la pratique chez les pentecôtistes et dans le rite chrétien en général. Est-il, en effet, une messe qui se déroule sans musique ou sans chant de par le monde((Bernard LORTAT-JACOB et Miriam ROVSING OLSEN., « Argument, musique, anthropologie : la conjonction nécessaire », L’Homme, vol. 171-172, 2004, p. 7-27, p. 18.)) ? Les croyants ne disent-ils pas ressentir la présence de Dieu au plus fort quand la musique est à son point d’orgue ?
Les deux vidéos, ci-dessus, présentent deux des morceaux les plus joués et les plus écoutés dans les églises pentecôtistes de Suède. Aujourd’hui, comme l’attestent ces liens, la musique chrétienne gagne la toile, inondant par là-même ce territoire virtuel de la présence de Dieu. Convertir, transmettre la Bonne nouvelle, construire une cohésion de groupe entre chrétiens, mais aussi différencier les chrétiens entre eux, lutter contre le Mal par la puissance du son qui occupe l’espace, etc. sont autant de fonctions dévolues à ces enregistrements faits par les « musiciens du Christ ».
La musique chrétienne est présente sur le net sous d’autres formes, pour ainsi dire plus dilettantes. En-dehors des concerts et morceaux produits en studio, on trouve aussi des enregistrements individuels, des films de services dominicaux… :
Comme dans d’autres milieux, publier des vidéos musicales sur Internet est devenu une pratique populaire et répandue. Les pentecôtistes n’ont évidemment pas l’exclusivité de cet usage, mais c’est sur le sens de la pratique musicale en milieux pentecôtistes que j’aimerais m’arrêter ici pour éclairer, par le terrain et l’histoire, ce que signifie cette occupation sonore de l’espace virtuel. J’aborderai ici les usages de la musique dans le pentecôtisme, en mobilisant des données issues d’une enquête de terrain menée en Suède entre 2010 et 2012, et quelques éléments récoltés lors d’un terrain antérieur sur les îles Åland((Archipel de la Baltique, suédophone et autonome, rattaché à la Finlande.)). Sur ce terrain insulaire, la configuration religieuse à taille humaine m’avait permis de procéder à un comparatisme entre toutes les dénominations protestantes actives dans Mariehamn, la capitale de l’archipel. Les questions que je posais à mes interlocuteurs sur les différences entre les Églises nous amenaient très vite sur le terrain de la musique, renvoyant presque les querelles théologiques potentielles à des variables secondaires de la scissiparité protestante. On me fit comprendre que la question de la musique ou du chant pouvait être un objet sensible amenant les Églises à scissionner. Quelles significations si importantes la musique et le chant peuvent-ils revêtir en contexte protestant ? La musique est-elle finalement plus qu’une enjolivure sonore de la vie liturgique ?
Je m’attacherai ici à montrer en quoi l’étude de la vie musicale des Chrétiens peut révéler les dessous des dynamiques protestantes à l’œuvre dans le monde nordique. Loin d’adoucir les mœurs, chanter peut parfois être source de concurrence, de critiques, voire de conflit. La musique participe en effet des médiations mises en place pour présentifier Dieu et affubler la relation que l’on entretient avec Lui d’un style et d’un caractère qui valent pour de véritables signifiants moraux et théologiques. Elle définit aussi des identités de congrégations tout comme elle révèle des tensions structurantes de la vie chrétienne qui résultent des « partenariats spirituels », pour reprendre une expression de Christophe Pons((PONS Christophe, « L’intériorisation du surnaturel. Identité individuelle et mysticisme en Islande », Archives de sciences sociales des religions, vol. 145, 2009, p. 15-31.)), noués entre les habitants du monde visible et des entités invisibles. C’est sur ces aspects que je m’arrêterai ici en me permettant dans un premier temps un petit détour par l’histoire, l’importance de la musique dans le protestantisme n’ayant en fait rien de nouveau, si ce n’est dans le style. En effet, la prégnance de la musique n’est pas propre au pentecôtisme, même si elle vaut à ce dernier d’être souvent perçu comme un religieux, voire comme la religion, de l’émotion((Le Grand Partage entre « religions de l’émotion » et « religions intellectualistes » mérite prudence et lecture critique tant cette distinction paraît conceptuellement hasardeuse. Toutes les congrégations protestantes que j’ai pu visiter mettaient en place un dispositif d’orchestration de l’émotion par la musique, qu’il s’agisse des Églises luthériennes réputées « froides » et « intellectualistes » ou des autres, réputées plus « chaudes » et « émotionnelles », comme l’Église pentecôtiste. La variable émotionnelle des cultes s’y déploie simplement selon une grammaire différenciée d’une dénomination à l’autre. Linda Woodhead et Ole Riis parlent à ce titre de « régimes d’émotions ». En aucun cas il ne serait possible d’affirmer que l’émotion est plus intense chez le croyant pentecôtiste que chez le croyant luthérien. Tout ce que l’on peut observer réside dans le fait que les manières de l’exprimer présentent des écarts différentiels. On pourrait suspecter dans cette taxinomie dualiste « émotionnelle » versus « intellectualiste » une reconduction disqualifiante ou valorisante – c’est selon – de la grille de lecture « nature/culture » sur la division, elle-aussi à remettre en cause tant les frontières sont poreuses, entre les religieux du renouveau et les religions dites « historiques ». Cf. Linda WOODHEAD & Ole RIIS, A Sociology of Religious Emotions, Oxford, Oxford University Press, 2010.)) – on le qualifie notamment de « protestantisme émotionnel »((Jean-Paul WILLAIME, « Le pentecôtisme : contours et paradoxe s d’un protestantisme émotionnel », Archives de sciences sociales des religions, vol. 105, 1999, p. 5-28.)). Il convient de revenir sur la généalogie de la musicalité chrétienne pour resituer les pentecôtismes dans leur filiation et ne pas succomber à l’erreur de les isoler comme des créations religieuses totalement originales. Au plan émotionnel, comme au plan musical, le pentecôtisme, loin d’être une exception protestante, ne semble que souligner la règle. Il reconduit une grammaire séculaire de la musique cultuelle protestante, tout en la renouvelant.
Un détour par l’histoire : le christianisme en musique
L’histoire du christianisme est liée à celle de la musique. Bernard Lortat-Jacob et Miriam Rovsing-Olsen situent en effet la naissance du solfège et de l’expression écrite de la musique dans un monastère chrétien de Toscane au Xe siècle, quand Gui d’Arezzo inventa un système pour la représenter graphiquement, d’une des manières les plus sophistiquées. Ce faisant, il permit à la musique d’entrer dans le « domaine de l’abstraction ». Grâce à ce nouveau système, écrivent Lortat-Jacob et Rovsing Olsen, « la musique devint autre chose qu’une simple pratique impliquant, comme elle le faisait auparavant, des hommes et des femmes dans une action commune, et les invitant à partager le même espace ; elle devint représentation mentale, obéissant à une pensée spatialement et conceptuellement circonscrite »((« Argument, musique, anthropologie », art.cit., p. 9.)). L’histoire de la musique, en tout cas celle de sa domestication par la raison graphique((Jack GOODY, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Les éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1979 [1977].)), qui a opéré non moins qu’une quasi-révolution paradigmatique, est donc bel et bien liée à l’histoire du religieux chrétien.
Si musique et christianisme ont été liés depuis des lustres, la Réforme protestante a donné à l’expression musicale une place particulière dans la liturgie. La musique protestante a en effet exercé un impact considérable sur la piété individuelle et collective. Il existe plusieurs répertoires qui s’inscrivent dans des traditions nationales : on peut ainsi distinguer une vague allemande à partir de 1524, une vague française à partir de 1539, et des premières litanies en anglais dans la même période. Ces traditions mélodiques ont laissé leur marque jusqu’à nos jours, et ont servi de principe structurel à de nombreuses compositions vocales ou instrumentales.
Les réformateurs voyaient la musique d’un bon œil. Martin Luther, déjà, la considérait comme ancilla theologiae, au service de la théologie. Il aurait dit d’elle qu’il s’agissait d’un « splendide don de Dieu, tout proche de la théologie »((Édith WEBER & Léopold TONNEAU, « Musique », in Pierre GISEL (dir.), Encyclopédie du protestantisme, Paris, PUF, 2006 [1995], p. 977-985, p. 977.)). Jean Calvin, à la suite de Luther, estimera qu’entre
« les autres choses qui sont propres pour recréer l’homme, et lui donner volupté, la musique est la première ou l’une des principales, c’est un don de Dieu député à cet usage. Car à grand peine y a-t-il en ce monde qui puisse plus tourner ou fléchir çà et là les mœurs des hommes […]. Et de fait nous expérimentons qu’elle a une vertu secrète et quasi incrédible à émouvoir les cœurs […] »((Cité par Bernard COTTRET, Calvin, Paris, 2009 [1995], p. 212-213.)).
Calvin entretenait un rapport ambivalent à la musique. Bernard Cottret écrit de lui qu’ »il la redoute et la savoure à la fois »((Calvin, op.cit., p. 212.)). Puissance trompeuse, la musique doit être placée au service du texte et de la Parole((Calvin, op.cit., p. 213.)).
Quand commence la Réforme protestante, les théologiens, les humanistes, les poètes et les musiciens recherchent un nouveau répertoire conforme aux idées nouvelles. Les textes doivent être adaptables à des mélodies qui seront chantées en assemblée de sorte que les fidèles participent de manière active au culte – une nouveauté pour l’époque. Ces mélodies sont des reprises et des adaptations de chants antérieurs à la Réforme – les fidèles y sont donc familiers -, ou encore créées de toute pièce par des musiciens allemands ou genevois. Martin Luther a eu de nombreux collaborateurs dans sa démarche musicale((On retiendra notamment Johann Walter (1496-1570), Balthasar Resinarius (vers 1485-1544), Arnold von Bruck (1480-1554), Ludwig Senfl (vers 1490-1543), Martin Agricola (1486-1556), Stéphane Mahu (1480-1541).)). Ces derniers ont aidé le père de la Réforme à publier un premier recueil de chants en allemand dès 1524. Ils ont adapté et « arrangé » les chants profanes afin de les rendre pieux, de même qu’ils se sont fait « mélodistes » et « harmonistes ». Ces répertoires abordent tous les temps de l’année liturgique et sont, en général, traités à l’orgue qui reste jusqu’à nos jours l’instrument principal de toutes les églises luthériennes nordiques, lesquelles sont souvent prêtes à s’endetter pour en posséder un. C’est dire l’importance de la musique dans le culte.
La longue tradition luthérienne a notamment ouvert la voie à l’œuvre du bien illustre Johann Sébastian Bach, par ailleurs surnommé le « cinquième évangéliste ». Sa présence dans la « filiation » musicale de la liturgie protestante atteste de l’importance de la musique chrétienne dans l’histoire européenne, et ce, bien au-delà du champ religieux((Harvey COX, Fire from Heaven. The Rise of Pentecostal Spirituality and the Reshaping of Religion in the Twenty-First Century, Cambridge, Massachusset, 2001 [1995], p. 156 ; « Musique », art.cit., p. 977-985.)). Aujourd’hui, ces mélodies composées par les contemporains de Luther jusqu’aux disciples de Bach figurent dans les répertoires luthériens, évangéliques et pentecôtistes, et font partie du corpus commun à leurs trois livres de chants liturgiques en Finlande comme en Suède. C’est sur des styles musicaux plus tardifs, j’y reviendrai, que les assemblées se différencient aujourd’hui.
Bach fut influencé, entre autres, par les compositeurs piétistes((Johann Anastasius Freylinghausen (1670-1739), Jacob Spener (1635-1725), August Hermann Francke (1663-1727) et le comte Nikolaus Ludwig von Zizendorf (1700-1760).)), qui mettaient l’accent sur « la piété individuelle, la connaissance précise de la Bible, la conversion totale, l’aspect social et éducatif et l’importance de l’édification individuelle et collective des fidèles par la musique »((« Musique », art.cit., p. 981.)). Ces piétistes ont contribué à l’écriture de chorals traitant de la repentance, de la lumière, de l’examen de conscience, de la justification par la foi et de la grâce. Un certain individualisme y est manifesté dans les textes chantés à la première personne et destinés à la méditation. Toutes ces caractéristiques sont précisément celles de la musique entonnée encore aujourd’hui dans les Églises libres (à savoir les Églises autonomes vis-à-vis des Églises luthériennes). Au cours du XIXe siècle, la musique protestante est gagnée par les mouvements de réveil qui sont très influents dans les pays anglo-saxons, lesquels à leur tour, ont eu une influence notable sur les pays nordiques. Ce mouvement est à l’origine de cantiques « populaires » et mystiques empreints de romantisme, de subjectivisme et de sentimentalisme. Le Réveil gagne l’Allemagne et la France après avoir engendré des nouveautés en Angleterre (notamment dans les milieux méthodistes avec la participation de Wesley [1703-1791] et de ses fameux Wesleyan Hymns). Les chants de réveil frappent par leur caractère militant, contagieux et dynamique. Leur structure est strophique, avec ou sans refrain. Grâce aux rimes, au vocabulaire imagé, aux rythmes énergiques (parfois comparables à ceux des fanfares militaires((Notamment à l’Armée du Salut qui est loin de n’avoir que ce point commun avec le corps militaire, et dont l’histoire a particulièrement marqué les usages et pratiques de la musique dans les milieux évangéliques et pentecôtistes.))), aux intervalles d’intonation faciles, ces chants ont pour qualité majeure d’être aisément retenus par cœur.
Au XIXe, en Angleterre, William Booth (1829-1912), le fondateur de l’Armée du Salut avait compris l’efficacité du chant comme instrument de conversion et moyen de propagande. Il écrit :
« Chante, que le monde l’entende ! La plus grande valeur de notre chant réside non seulement dans la joie en notre salut propre, par lequel nous l’exprimons, mais aussi dans le bonheur de pouvoir louer Dieu à ceux qui ne le connaissent pas, et qu’au travers de nos chansons, nous parvenons à éveiller à de nouvelles idées et à une nouvelle vie((Cité dans Inger SELANDER, « Den unisona sången inom folkrörelserna i Sverige 1850-1920 », in Anders GUSTAVSSON (dir.), Religösa väckelserörelser i Norden under 1800- och 1900-talen, Lund, Beta Grafiska, 1985, p. 191-204, p. 192.)). »
La musique apparaissait à ce précurseur des méthodes d’évangélisation de masse, comme un moyen pour étendre un mouvement et le texte chanté comme un vecteur pour diffuser des idées((« Den unisona sången », art.cit.)). Il alla pour cela jusqu’à reprendre les mélodies populaires des chants d’ivrognes entonnés dans les pubs pour y accoler un texte chrétien afin d’attirer l’oreille des « pécheurs », pour leur délivrer le message évangélique.
Ce relais religieux qu’est la musique est donc loin d’être anodin. Il véhicule la théologie des Églises, qui n’est pas toujours formalisée ou écrite dans le cas des mouvements de réveil protestants. À ce titre, certains chercheurs ont même utilisé le corpus musical des Églises et ont procédé à des études de texte pour accéder à l’univers de représentations des mouvements religieux d’une époque et d’un espace donnés((On pense notamment au travail de Paul Gifford sur le christianisme en Afrique ou encore à celui de l’historien de la classe ouvrière anglaise Edward P. Thompson, qui a procédé à une analyse de la morale méthodiste dans l’Angleterre prolétaire du XIXe siècle à travers l’étude de texte des hymnes wesleyens. Évidemment, cette approche comporte des limites, puisque ce qui est chanté n’est pas forcément pensé ou encore mis en pratique, mais la perspective musicale reste une bonne clef d’entrée pour étudier les protestantismes. Cf. Paul GIFFORD, African Christianity. Its Public Role, London, Hurst & Company, 1998; Edward P. THOMPSON, The Making of the English Working Class, London, Penguin, 1980 [1963].)). La musique est donc à la fois vecteur de diffusion privilégié du message protestant, elle est signifiant théologique, outil didactique et arme d’évangélisation((Hans BERNSKJÖLD, « Församlingssång och musikliv i svenska missionsförbundet », in Anders GUSTAVSSON (dir.), Religösa väckelserörelser i Norden under 1800- och 1900-talen, Lund, Beta Grafiska, 1985, p. 205-216.)). La toile est d’ailleurs aujourd’hui parsemée de ces musiques et chants chrétiens par lesquels les protestants marquent leur présence dans l’univers virtuel((Dans ce numéro, voir aussi le travail de Katia Boissevain sur l’évangélisme en Tunisie.)).
La musique dans la nébuleuse protestante
Les expressions actuelles du protestantisme, notamment dans ses versions pentecôtistes, n’ont pas perdu le goût pour la musique et le chant, bien au contraire. Dans son analyse du rôle de l’émotion dans le culte pentecôtiste, André Corten affirme en ce sens que « l’importance attachée dans la tradition [pentecôtiste] au chant et à la musique mériterait à elle seule une étude »((André CORTEN, Le pentecôtisme au Brésil. Émotion du pauvre et romantisme théologique, Paris, Karthala, 1995, p. 66-67.)). En effet, le culte des assemblées pentecôtistes se présente comme une alternance de paroles et de chants ; ces derniers étant, souvent, accompagnés de musique. Plus que liée à l’édification de l’émotion, la musique apparaît comme une étape importante de la mise en coprésence avec Dieu. À l’Église de Pentecôte de Jönköping (Suède), les heures qui précèdent le service dominical prennent l’allure de préparatifs de concert ; des bénévoles de l’Église s’affairent à leur petite besogne, installant câbles, micros, instruments de musique, procédant à des réglages son avec les chanteurs qui répètent une dernière fois sur scène les chants qui seront entonnés par leurs coreligionnaires pendant près de deux heures. Ce sont ces mêmes chanteurs qui inaugurent chaque service, avant même que le pasteur ne souhaite la bienvenue à ses ouailles ; ils accueillent ainsi les visiteurs en chanson, et le service prend une allure de fête((Je renvoie aux descriptions ethnographiques, très similaires, d’Aurélien Fauches sur la musique dans la mouvance pentecôtiste et charismatique. Il propose une analyse de cette dimension musicale, notamment dans l’Église Hillsong, de laquelle il a proposé une ethnographie multi-située ; Aurélien FAUCHES, « Hillsong, une Église musicale ? », in Fatiha KAOUES, Crystal VANEL, Vincent VILMAIN, Aurélien FAUCHES (dir.), 2012, Religions et frontières, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 169-182.)). S’il y a bien un orgue dans l’Église, il n’est pas pour autant l’instrument privilégié. Les pentecôtistes ont très vite été connus au XXe pour jouer des musiques réputées profanes pour les autres Chrétiens. Ainsi y entend-on des sons qui n’auraient que peu de place dans le culte des Églises historiques((Fire from Heaven, op.cit.)). Guitares électriques, batteries, basses, piano et trompettes, parfois même un saxophone, sont ainsi déployés sur ce qui apparaît bel et bien comme une scène. Projecteurs lumineux sur les chanteurs et textes diffusés sur deux écrans géants disposés de part et d’autre de la salle de culte, le service prend même des allures de spectacle. Pop, variété, jazz, tous les styles de musique y ont droit de cité, jusqu’à une adaptation chrétienne de My Way de Franck Sinatra (pour ne citer qu’un exemple), une chanson d’amour transformée en chant de louanges au Christ. Dans ces explorations musicales, certaines congrégations ont développé un style bien à elles ; ainsi ai-je pu rencontrer des musiciens chrétiens du mouvement Vineyard dont l’assemblée louait le Seigneur au rythme de la musique techno et des tables de mixage d’un Disc-Jockey. À Stockholm, David Åhlèn, membre du même mouvement a poussé la créativité artistique chrétienne jusqu’à mixer des enregistrements de glossolalie.
Mais si l’éventail des variations musicales dans la nébuleuse évangélique semble sans limite, il n’en comporte pas moins des règles informelles qui contribuent à définir une esthétique propre à chaque dénomination religieuse. La musique tolérée dans un culte luthérien n’est ainsi pas la même que celle entonnée le dimanche dans une Église évangélique, de même que l’Église pentecôtiste se démarquera volontiers de ses voisines charismatiques telle que l’assemblée du Verbe de Vie (Livets Ord), où les mélodies les plus anciennes n’ont que peu de place. Lors de mon terrain sur les îles Åland, mes interlocuteurs se référaient à cette variation comme une ascension progressive en volume et en rythme. Les différences sont si nettes qu’un ethnographe frappé de cécité pourrait aisément reconnaitre l’affiliation de l’assemblée dans laquelle il se tient.
Cette gradation exprimée en termes de volume et de rythme entretient des correspondances avec d’autres caractéristiques des Églises, voire d’autres catégorisations de ces dernières, telles qu’elles sont pensées, par exemple, par les séculiers : plus on chante fort, plus on est « fondamentaliste ». La plus évidente de ces correspondances renvoie à la période d’émergence de chacune des Églises concernées. La musique baroque de Bach est ainsi associée au style luthérien dont les fondements remontent aux XVIe et XVIIe, période de la Réforme protestante dans le monde nordique. Le répertoire proposé dans les Églises évangéliques, du fait des influences réciproques entre l’Église luthérienne d’État et ces dernières (qui constituaient, à leurs débuts, des mouvements de réveil internes((Peter STRÖMBERG, Symbols of Community : The Cultural System of a Swedish Church, Tucson, Arizona University Press, 1986.))) reprend beaucoup de chants du psautier luthérien, mais le rythme y est plus « enjoué », et les instruments utilisés pendant le culte s’étendent, au-delà de l’orgue, au piano et à la guitare acoustique. Les congrégations pentecôtistes, pour leur part, ont un large répertoire musical qui s’étend des chants de réveil de l’Armée du Salut au XIXe et XXe siècle à la variété récente. La musique jouée et appréciée dépend, là, du public de l’Église et des groupes de musiciens bénévoles qui s’y constituent pour assurer les représentations lors du culte dominical. Les chants ont un fort attachement sentimental et peuvent éveiller plus que l’émotion religieuse, la nostalgie d’une époque. À Jönköping, les plus anciens se réunissent tous les mercredi après-midi pour reprendre les chants de louange qui étaient à la mode lors de leur jeunesse ou de la période de leur « entrée en Christ ». Les cultes du dimanche étant souvent pris en charge, dans leur dimension musicale, par des équipes de jeunes, les plus anciens ont ressenti le besoin de se reposer sur la qualité mnésique de la musique pour rouvrir les portes de leur jeunesse révolue, et ainsi se sentir encore « chez eux » dans leur Église. Les fidèles du Verbe de Vie, dont la dénomination est apparue avec le sursaut charismatique du début des années quatre-vingt, ne jouent pour leur part que des morceaux récents dans un style bien contemporain, notamment du rock. La musique apparaît donc comme un marqueur temporel de l’histoire religieuse.
Dans l’enregistrement ci-dessous, l’artiste chrétien Daniel Viklund tourne en dérision cette gradation pour en donner une version œcuménique, tout en l’illustrant au piano ; « ce n’est pas le même style mais c’est le même contenu » dit-il en substance. « Peu importe comment ça vient, l’essentiel c’est que ça vienne ! » (sous-entendu, peu importe sous quelle forme le message de Dieu nous est adressé…) :
Cette périodicité musicale correspond sur les îles Åland aux moyennes d’âge des fidèles de chaque dénomination ; aux assemblées qui jouent les musiques les plus récentes, les publics les plus jeunes. Ce sont d’ailleurs souvent des représentants des jeunes générations qui ont provoqué des scissions et fondé de nouvelles Églises ; ainsi les Églises pentecôtistes ont aspiré une bonne partie des plus jeunes générations de l’Église évangélique Missionskyrka dans le première moitié du XXe siècle, et ont elles-mêmes connu le départ de certains de leur plus jeunes membres lors de la formation du Verbe de Vie dans les années 1980-1990((Les questionnements relatifs au succès du pentecôtisme, dont les réponses donnent souvent lieu à des surinterprétations, renouent avec la simplicité du vécu quand on prend la musique au sérieux. Plus d’une fois ai-je eu l’occasion de me voir expliquer par un croyant qu’il avait rejoint l’Église de Pentecôte en particulier, tout simplement parce que s’y trouvaient les gens de son âge, lesquels se réunissaient pour chanter le Christ dans un style musical de leur temps. Le mystère de la naissance de la foi reste entier, mais la question du choix de l’affiliation à une dénomination donnée semble tout à coup perdre une bonne part de sa mystique sociologique. En ce domaine, le réseau et le goût musical prennent le pas sur la métaphysique, la théologie ou sur une quelconque recherche d’expression proto-politique. Même si, comme nous allons le voir, la musique n’est pas qu’une question de goût.)). La musique et le chant sont parfois invoqués comme les raisons mêmes de la scission, chose que j’ai pu entendre sur Åland en Finlande, à Jönköping en Suède mais aussi dans le cas des Églises d’Oslo, en Norvège, concernant l’émergence du mouvement de la foi (trosrörelsen, aussi connu sous le nom d’Évangile de la prospérité) dont participe l’Église du Verbe de Vie.
Quel est donc l’importance de cette musique au-delà d’une simple question de goût, ou de génération, qui vaille la peine que des Églises se fragmentent, allant jusqu’à mettre en danger l’unité du corps du Christ ? La question du chant m’a été présentée plus d’une fois comme une question qu’il est difficile d’aborder et qui peut poser problème lors des activités œcuméniques. La raison tient au fait que, dans les Églises, la musique est bien plus qu’une affaire de goût, elle dénote un état d’esprit et est un véritable véhicule de la présence de l’Esprit saint. Et si tout cela se traduit dans le style musical adopté, le contenu des textes chantés n’est pas non plus anodin.
« Je pense que Dieu veut se rapprocher de nous à travers la musique, à la fois à travers la musique comme mélodie et à travers les textes des chansons aussi. Je pense que la musique doit être importante. On ne peut certainement pas le comprendre avec nos cerveaux mais on le ressent et c’est comme ça, peut-être a-t-on là un avant-goût du Paradis », me dit Barbro, une musicienne pentecôtiste.
En tant que médiatrice de la relation à l’Esprit – et donc à Dieu – et avant-goût du Paradis, la musique prend une tournure très sérieuse. Elle revêtirait donc les atours d’un signifiant important, mais de quels signifiés ?
À la gradation évoquée en termes de périodicités stylistiques, en termes de volume et de moyenne d’âge, correspond une variation de la place accordée respectivement aux psaumes et aux chants de louange dans le culte. La place sur cette échelle de variation est ainsi la même que pour les autres catégories, allant de l’Église luthérienne, dans laquelle on entonne majoritairement des psaumes, à l’Église du Verbe de Vie où l’on chante en majorité, voire exclusivement, des chants de louange. La différence entre ces deux types de chants tient à son contenu tantôt monologique et narratif quand il s’agit d’un psaume, tantôt dialogique et émotionnellement chargé quand il s’agit d’un chant de louange. Si le psaume est un texte qui se réfère à la gloire de Dieu à la troisième personne, vantant son pouvoir, sa puissance et ses miracles, le chant de louange est une adresse directe à Dieu, dans laquelle un « Je », sujet humain, déclame son amour, sa reconnaissance et sa fidélité à un « Tu », sujet divin : le Christ. Quelques titres de chansons en guise d’exemple : « Jésus, Tu es mon tout » ; « Seulement en Toi » ; ou encore « À la lumière de Ton visage », etc.
Cette sensibilité de la question de la louange fait écho à un certain encodage du cadre de l’interaction avec Dieu, de ce qui est permis ou interdit. Pour faire sens, cette variation ascendante dans le chant de louange ne doit pas être isolée d’autres registres d’activités auxquels elle est pleinement associée : des postures du corps, de plus en plus déployé, passant d’un corps contenu et « maitrisé » dans la prière – connaissant très peu de marge de manœuvre dans le rite luthérien – à un corps de plus en plus agité à mesure que l’on se rapproche du Verbe de Vie, dans un éventail dessinant un mouvement de l’intériorité de la foi vers l’extériorisation du soi. Entendons-nous bien, il n’est pas ici question d’un comportement général, ou typifié, des individus qui composent le public de chacune des assemblées, mais bien plutôt d’un éventail des possibles qui contribue à définir un cadre d’action – et d’interaction, avec Dieu, l’estrade et les autres fidèles – pour chacune des assemblées. La définition de ce cadre, au-delà du chant et du corps, comprend aussi le style de la prière collective, le style du prêcheur et son fondement de légitimité, de même qu’il s’inscrit dans une économie des charismes chrétiens, inégalement autorisés ou distribués dans chacune des assemblées lors du culte dominical. Ainsi les assemblées les plus récentes sont aussi les plus charismatiques dans leur relation à Dieu et insistent plus sur l’efficacité de l’Esprit saint et sur ses manifestations. La musique est pensée et ressentie comme la marque de la présence de l’Esprit. Son volume et sa rythmique sont un véhicule pour le corps, comme pour les âmes, étant donné sa charge émotionnelle. Et là est l’affaire sérieuse. Elle consiste à définir comment se tenir devant Dieu et quel véhicule choisir pour médiatiser sa présence au monde. En d’autres termes, Dieu est-il soluble dans le rock’n’roll ? Mais aussi, peut-on sautiller et taper des mains et interpeler Dieu comme on interpelle un ami ? Par ce jeu d’associations et de correspondances avec la musique et le chant, c’est tout l’enjeu moral de la relation à l’être divin qui est mis en branle.
Ainsi Peter, un prêcheur pentecôtiste suédois itinérant n’a-t-il pas hésité à me livrer ses critiques quant aux Chrétiens charismatiques du Verbe de Vie :
« Chez eux, on traite Dieu comme un « pote », ça ne va pas du tout. On peut être proche de Dieu et de l’Esprit mais il ne faut pas aller trop loin ! »
Une attitude religieuse qu’il ne manque d’ailleurs pas de qualifier de « totalement américanisée ». Mais pourquoi ce reproche ? Comment Peter, qui exprime là une opinion en fait répandue, peut-il en venir à penser que chanter des louanges sur de la musique rock et taper des mains, sautiller sur place et parler publiquement en langues le dimanche, est une attitude irrespectueuse vis-à-vis de Dieu ? Cette question relève probablement d’éléments à investiguer dans la configuration religieuse nationale, voire nordique, puisque les politiques religieuses y sont historiquement assez similaires. Le fait que les fidèles du Verbe de Vie soient qualifiés de chrétiens « américanisés » est d’ailleurs peut-être un indice de la liaison qu’entretiennent ces jugements à un certain imaginaire national.
La Suède, tout les autres pays scandinaves, est aujourd’hui encore marquée par le magnétisme et l’hégémonie de l’Église luthérienne, qui résultent d’une longue histoire monopolistique de cette dernière en tant qu’Église d’État (jusqu’en 2000) et en tant qu’Église nationale (jusqu’aujourd’hui). Elle rassemble jusqu’à 70% des Suédois de nos jours, malgré un net recul depuis les dernières décennies. La majorité des Suédois y sont socialisés au religieux dès le plus jeune âge et la sobriété luthérienne contribue largement, par conséquent, à définir le cadre de référence d’un « religieusement correct »((Émir MAHIEDDIN, « Les feux de Pentecôte au Royaume du Siècle. Économie des charismes dans le pentecôtisme suédois », Amnis, n°11, 2012. Revue en ligne, Url : http://amnis.revues.org/1739.)). Cette sobriété luthérienne déteint même sur la poétique nationale, laquelle nourrit un imaginaire culturaliste de la « personnalité de base » du Suédois, comme étant un personnage réservé, introverti, mesuré, modeste, organisé, enclin au silence méditatif, etc. L’hymne national même vante les mérites du silence des vertes contrées du Nord. De là provient la représentation, d’une part d’un Dieu lointain, bien que présent, auprès duquel il s’agirait d’agir avec révérence, et d’autre part, l’idée selon laquelle toute attitude de déploiement de soi par le son et par le corps lors d’un culte s’avère « non-suédoise », voire « anti-suédoise », ou osvensk, comme on dit((Il convient de préciser l’ambivalence de cette notion. Elle peut tout autant dénoter un jugement négatif (« cela n’est pas de chez nous ! ») que connoter une appréciation positive comme l’exprime la phrase quasi-proverbiale : « Vad osvensk spontant ! » (Litt. « Quelle spontanéité non-suédoise ! »). On parle parfois de la poétique culturelle suédoise comme d’un « nationalisme en U », soit un nationalisme renversé, dépréciatif à l’égard de soi et admiratif à l’égard de l’autre. Cf. Billy EHN, Jonas FRYKMAN, & Orvar LÖFGREN, Försvenskningen av Sverige. Det nationellas förvandlingar, Stockhom, Natur och kultur, 1993.))
. L’Église pentecôtiste a d’ailleurs été qualifiée de la sorte pendant les premières décennies de son existence en Suède. Mais cette dernière a fini par devenir une institution tolérée qui a regagné le giron national((Cf. Simon COLEMAN, « The Charismatic Gift », Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 10, 1996, p. 421-442.)), malgré quelques faits divers, controverses et polémiques qui contribuent à la construction d’une opinion générale quelque peu sceptique à l’égard du pentecôtisme. Cette « intégration » s’est faite progressivement, notamment depuis que les charismes n’y sont plus déployés qu’en comités restreints (environ depuis la fin des années 1980), avec un mouvement de repli de ces manifestations spirituelles derrière le voile des sphères de l’intime((« Les feux de Pentecôte », art.cit.)). Ce processus, qui a commencé, semble-t-il, depuis la fin des années soixante-dix, est évidemment non-linéaire, inégal en fonction des assemblées. On ne peut par conséquent pas exclure la possibilité de nouvelles parenthèses charismatiques à tout moment.
Dieu et le musicien : une exigence de spontanéité
Le chant de louange et l’ensemble des caractéristiques qui y sont associés (jeune âge, déploiement des corps, intensité des manifestations charismatiques, musique contemporaine) embarrasse au plan moral. Cette réprobation provient probablement du fait qu’il traduit un régime de gestion du culte qui accorde plus de place à l’individu dans les congrégations les plus charismatiques, là où le culte luthérien exige de l’individu un corps « docile », écrasé sous le poids de l’institution, priant et chantant à l’unisson, se pliant à une distribution de la parole rigoureusement codifiée. Chez les pentecôtistes et les charismatiques, l’usage de la première personne du singulier est privilégié dans le chant et les Églises autonomes revendiquent la tradition de la « prise de parole libre »((L’Église du Verbe de Vie fait exception à cette « tradition », probablement du fait de l’origine luthérienne de son fondateur charismatique, Ulf Ekman. La prise de parole libre suppose que n’importe quel croyant est en mesure d’interrompre le déroulement du culte de manière intempestive depuis les bancs pour s’exprimer ou pour délivrer un message. Dans les faits, je n’ai assisté que deux fois à de telles interventions dont on m’a fait comprendre qu’elles se raréfiaient.)). Comme cela a été spécifié plus haut, les corps individuels connaissent une plus grande latitude de mouvement, et cette caractéristique marque aussi bien l’assemblée que les musiciens, qui ressentent différemment leur rôle et leur art en fonction des églises dont ils font vivre les murs par leurs chansons. Ainsi Christina, une musicienne finlandaise (finnophone), qui, en s’installant sur les îles Åland a aussi migré de l’Église luthérienne à l’Église pentecôtiste, m’a dit avoir noté des différences significatives dans son ressenti lorsqu’elle joue pour son assemblée :
« Avant [à l’Église luthérienne], il fallait lire les partitions « à la virgule près », il fallait lire précisément chaque note, il ne fallait absolument pas modifier quoi que ce soit, c’était précis. C’était comme une logique mathématique. Ce devait être correct et il fallait précisément savoir quand ça montait et quand ça descendait. Tout était décidé par avance. Il y avait beaucoup de contrôle, beaucoup de stress et cetera, si je peux m’exprimer ainsi. Maintenant [à l’Église pentecôtiste], je ressens une communion [gemenskap], au moins quand il s’agit de diriger une chanson, il faut conquérir l’audience, c’est ça qui est important ! Ce n’est pas de jouer juste ou faux. Et puis, particulièrement quand on joue des chants de louange, je trouve que c’est extrêmement important de pouvoir porter le message, que ce n’est pas seulement la musique qui compte, mais vraiment ce qu’on dit à Dieu. Aussi, que les chansons puissent parler aux gens et qu’ils puissent s’identifier dans ce que nous chantons. Mais si je joue pour moi-même, alors je dois dire que je me fous de la technique… [rires]… je l’ai perdue quelque part en route, je n’ai jamais été très douée de ce côté-là, enfin je n’ai jamais eu l’envie de m’exercer aux tons et accords… Non, ça ne m’a pas vraiment donné envie, de sorte que le demi-ton disparaît [quand je joue]. Je cherche à m’exprimer aussi, à ce que je puisse jouer, seulement me poser aussi, à raconter quelque chose avec ce que je fais. Aujourd’hui, je fais plus d’improvisation aussi. Et j’essaye de faire passer des intentions. Cela ne veut pas simplement dire lire des partitions, des notes, des notes, des notes, calculer un, deux, trois, un, deux, trois…et cetera (rires). »
On retrouve dans les propos de Christina, bien évidemment, la structure classique des récits de conversion mettant en discours une rupture entre un avant et un après. Elle décrit un acte émancipateur qui mène le croyant d’une vie religieuse institutionnalisée, dans laquelle il a développé le ressenti d’une religiosité technicisée, automatisée, bureaucratisée, à une vie religieuse régie par la spontanéité nécessaire à une relation d’amour sincère avec Dieu. La conversion permet ici de vivre pleinement cet amour dans l’intensité de rigueur dans l’exercice de la foi pour le converti. Cette « exigence de spontanéité » – oxymore qui exprime selon moi une tension fondamentale dans le pentecôtisme des contrées svécophones – prend pied dans une individuation et une individualisation de la relation au divin qui fait fi des relations intermédiaires, tels que celle du clerc. Le plus frappant ici, est que cette « libération » est incarnée dans la musique et dans le corps musiqué. L’improvisation, soit la « liberté d’interprétation » de la partition, mais aussi l’inspiration présentiste impulsée par l’Esprit saint((Une conception qui renvoie à une temporalité présentiste, marquée par la rupture et l’idée d’un « tout possible à tout instant ». Sans plus de détails, je renvoie au travail de Simon Coleman (2011).)), est l’espace privilégié dans lequel se déploie l’individualité du musicien et l’extériorisation de sa foi. Le caractère important de la spontanéité du culte (notamment dans la tradition de la prise de parole libre), de la foi et de la nécessité d’improvisation pour échapper au piège de la routine qui éloigne de Dieu, n’a d’ailleurs pas manqué d’inspirer à Harvey Cox une analogie entre le pentecôtisme et le jazz. Ce style musical apprécié des pentecôtistes, parmi d’autres, le serait, selon Cox, du fait de l’importance qu’y prend l’improvisation du musicien et de l’indifférenciation qui en découle entre créateur et interprète((Cf. Fire from Heaven, op.cit. et Harvey COX, « Jazz and Pentecostalism », Archives de sciences sociales des religions, vol. 84, 1993, p. 181-188. Pour être efficace, l’analogie ne doit pas être poussée trop loin. Les comparer du fait de la valorisation de l’improvisation et leur plasticité passe encore mais y voir l’expression du génie de la mixité raciale du fait de leur supposée extraction dans la rencontre originelle entre « Noirs » et « Blancs » ne tient pas. Il est commun dans la littérature de lire que le jazz et le pentecôtisme sont d’extraction afro-américaine de par leur style. Or les faits ne permettent pas de corroborer ces hypothèses, sans parler du fait que la notion « d’afro-américain », de « musique noire » ou de « religion afro-américaine » est extrêmement problématique. Sans entrer dans les détails, je renvoie à la lettre ouverte de Philip TAGG, « Lettre ouverte sur les musiques « noires », « afro-américaines » et « européennes »« , Volume !, vol. 6 (1-2), 2009, p. 135-161, dans laquelle l’auteur opère une déconstruction magistrale de la notion de « musique afro-américaine », faits historiques à l’appui. Je renvoie aussi aux travaux d’Allan ANDERSON, « Revising Pentecostal History in Global Perspective », in Allan ANDERSON & TANG (dir.), Asian and Pentecostal, Baguio City, 2005, p. 152-157 ; et de Michael BERGUNDER, « The Cultural Turn », in Allan ANDERSON & al. (dir.), Studying Global Pentecostalism. Theories & Methods, Berkeley, California University Press, 2010, p. 51-73, qui, parmi d’autres, tendent à corroborer l’hypothèse de l’émergence polycentrique du pentecôtisme, bien au-delà des zones de la planète où l’on trouvait des Africains, des « Afro-américains », ou des descendants d’Africains en général (Inde, Corée, Irlande, etc.). Par ailleurs, en 1967, Roger Bastide notait dans son ouvrage Les Amériques noires, qu’ « aux Etats-Unis, le Noir […] n’a rien gardé de ses religions ancestrales et il a emprunté aux mouvements de réveil nord-américains, qui continuent les mouvements de réveil écossais, sa religion affective, sa quête des émotions violentes ; Johnson, qui a bien étudié les communautés réputées les plus traditionnelles, celles des nègres Gullah, ne trouve rien dans les églises des Noirs qui ne soit dans les églises des Blancs : battements des mains, accompagnement du rythme par les mouvements du corps, même genre de « témoignages » et de « confessions publiques » d’une race à l’autre. » Roger BASTIDE, Les Amériques noires, Paris, Payot, 1967, p. 168.)).
L’Esprit saint est un être subversif pour les pentecôtistes, et permet, par sa distribution « incontrôlée »((Là encore, il en va de l’effusion de l’Esprit comme de l’émotion dans les Églises. Elle résulte d’une orchestration collective prédéterminée par un programme hautement rationnalisé – tout du moins dans les Églises suédoises que j’ai pu observer. La force de cette orchestration demeure dans le fait que l’on parvient à l’oublier dans le culte. Yannick Fer parle à ce propos d’un « travail institutionnel invisible » qui conforte le croyant dans l’enchantement d’une relation sans intermédiaire avec le divin. Cf. FER Yannick, « Genèse des émotions dans les assemblées de Dieu polynésiennes », Archives de sciences sociales des religions, n° 131-132, 2005, p. 143-163. Comme le note Aurélien Fauches (« Hillsong, une Église musicale », art.cit., p. 179), dans cette orchestration de l’émotion et de la spontanéité, la musique opère en véritable « fil d’Ariane », elle en est l’un des principes régulateurs. Saba Mahmood, dans une étude des mouvements piétistes islamiques en Égypte, rappelle « la dimension performative du comportement conventionnel qui vise à la formation des expressions spontanées et faciles du soi. » On fait du « comportement prescrit une disposition naturelle […]. L’idée d’une séparation entre les sentiments individuels et le comportement socialement prescrit » se trouve ainsi invalidée et laisse place à l’adoration comme la superposition et la simultanéité d’une « mise en acte » et d’une production des formes d’intentionnalité, de comportement volontaire et de sentiments. « Dans cette perspective, le rituel n’est pas considéré comme la scène sur laquelle un soi préformé joue le script de l’action sociale. L’espace du rituel est plutôt un site parmi d’autres où le soi est formé et exprimé », cf. Saba MAHMOOD, Politique de la piété. Le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique, Paris, La Découverte, 2009 [2005], p. 195. Voir aussi l’article de Saba MAHMOOD, « Rehearsed Spontaneity and the Conventionality of Ritual : Disciplines of salat », American Ethnologist, vol. 28 (4), 2001, p. 827-853, dans lequel l’auteure parle de « spontanéité répétée » (rehearsed spontaneity). L’expression semble bien s’appliquer dans le cas pentecôtiste. En d’autres termes, le corps pentecôtiste n’est pas plus « libre » ou « spontané » que le corps luthérien. Tous deux sont les porteurs et les produits d’un régime donné d’assujettissement à Dieu.)) de dons à l’assemblée, de contester les autorités avec la légitimité prophétique de la parole divine elle-même ou de déverser sur les croyants le message, qu’il soit dicible ou indicible, que Dieu tient à leur transmettre. Il est important, au moins au plan rhétorique, qu’une pratique routinière n’entrave pas la volonté du Seigneur((À propos de la dépréciation de la répétition et de la routine rituelle en milieu charismatique, je renvoie là aussi au travail de l’anthropologue Simon Coleman sur l’Église du Verbe de Vie ; Simon COLEMAN, « When Silence isn’t Golden : Charismatic Speech and the Limits of Literalism », in Matthew ENGELKE & Matt TOMLINSON. (dir.), The Limits of Meaning, Case Studies in the Anthropology of Christianity, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 39-63.)) qui est prêt à utiliser les dons de tous pour faire venir son peuple à la foi. De cette distribution résulte la représentation d’une division sociale du travail de Dieu dont chaque individu a vocation à accomplir une partie((La notion de « vocation » ou « appel » est importante, les lecteurs de Weber y reconnaitront celle de beruf, chère au protestantisme.)). Ce travail de Dieu consiste en une besogne permanente visant à améliorer la Création du Seigneur en disséminant partout dans la vie terrestre les traces de sa présence, en vue aussi de faire triompher le Bien sur le Mal((Pour de plus amples développements sur la notion de « travail de Dieu », je renvoie aux travaux de Joseph Tonda, « Capital sorcier et travail de Dieu », Politique africaine, vol. 79, 2000, p. 48-65 ; et Jospeph Tonda, La guérison divine en Afrique centrale (Congo, Gabon), Brazzaville, Karthala, 2002 [1997].)). Dans cette « guerre spirituelle »((Sur la théologie de la Spiritual Warfare dans le pentecôtisme de troisième vague, je renvoie, à titre indicatif, aux travaux de Harvey COX, Fire from Heaven, op.cit. ; Nadège MÉZIÉ, « Les évangéliques cartographient le monde. Le spiritual mapping », Archives de sciences sociales de religions, n° 142, 2008, p. 63-85, et de Yannick FER, L’offensive évangélique : voyage au cœur de Jeunesse en Mission, Genève, Labor & Fidès, 2010.)), la musique apparaît aussi comme une « arme » dont certains sont dotés par Dieu pour lutter contre les forces des ténèbres. Elle est d’ailleurs employée comme auxiliaire lors des séances de délivrance pour convoquer l’Esprit saint et expulser les démons.
La musique chrétienne et son économie
La construction conséquente du sujet qui s’opère dans un tel schème de relation avec l’invisible est celui de la superposition d’une posture active et d’une posture passive dans l’action, rapprochant l’activité religieuse de l’activité artistique. Les figures bien connues du musicien qui se laisse porter par son œuvre, laquelle se voit dotée d’une capacité d’agir qui lui est propre (comme dans le mythe grec de Pygmalion séduit par sa propre statue qui prend vie sous ses yeux), ou encore de l’écrivain qui découvre son texte à mesure qu’il l’écrit, constituent le propre de l’expérience esthétique. Elle est une mise à distance, de laquelle résulte la contemplation d’une œuvre dont nul ne semble être l’auteur. Celui-là même est subjugué par son œuvre et voit en sa création l’œuvre de Dieu, dont le musicien, dans le cas qui nous intéresse ici, n’a été finalement que l’instrument.
Cela ne va pas sans poser de problème dans un contexte d’économie de marché dans lequel les créations intellectuelles sont propriétés individuelles. La musique chrétienne est aujourd’hui devenue une activité commerciale et industrielle majeure. De nombreux labels ont émergé et la scène rock chrétienne (née dans les années 60 et qui a connu un boom dans les années 1990) a aujourd’hui ses étoiles, parmi lesquelles on compte les groupes MercyMe, Casting Crowns (qui a vendu deux albums à plus d’un million d’exemplaires), Jesus Culture((Il s’agit du groupe montré en concert dans la vidéo déjà citée en début de cet article.)) ou encore Hillsong United. Nous pourrions aussi citer le rappeur KJ-52((Le nombre « 52 » est ici une référence à l’épisode de la multiplication des pains par le Christ dans la Bible, qui avait nourri une foule de fidèles avec cinq pains et deux poissons.)), véritable star du hip-hop chrétien. La scène musicale chrétienne a aujourd’hui ses propres festivals, ses magazines, ses radios, des maisons de production, et ses propres « victoires de la musique » (les Dove Awards), etc. Les labels d’ampleur mondiale, Sony, Universal et la Warner ont d’ailleurs tous créé des filiales spécialisées en musique chrétienne. Si l’industrie musicale connait aujourd’hui une crise liée aux téléchargements sur internet, plus de 24 millions de titres de musique chrétienne contemporaine ont été vendus en 2009, ce qui représente 6,2% des ventes, soit plus que les parts de marché de la musique classique et du jazz réunies. On l’aura compris, la musique chrétienne, qui s’inscrit en premier lieu dans une économie des biens symboliques de salut, est gagnée par les logiques de l’économie de marché. Une question éthique émerge alors : peut-on faire bénéfice de l’œuvre de Dieu ?
Lars, pentecôtiste et musicien, est devenu producteur de musique chrétienne en 1972. Depuis quelques années, il fait le tour de Suède, d’assemblée en assemblée, pour parler de l’importance du chant et de la musique dans la foi. Lui-même a fait de la musique, dit-il, une « nourriture spirituelle » et c’est cette musique et ce chant qui l’ont sauvé du péché dans sa propre vie. Il encourage les compositeurs à breveter leurs œuvres afin qu’elles tombent sous le régime de la propriété intellectuelle. Certains compositeurs refusent en effet de toucher de l’argent pour les airs qu’ils ont pu composer. La plupart sont des amateurs, ont une profession qui leur permet de vivre et ne souhaitent pas être rémunérés pour une chanson qu’ils ont « reçue », disent-ils. Sous-entendu, qui leur a été inspirée par l’Esprit saint, un énoncé qui traduit bien une posture existentielle vécue sur un régime passif. Tout au contraire, pour leurs détracteurs, en général des professionnels de la musique, dont Lars, tout s’énonce dans un paradoxe simple : « Comment peut-on prétendre louer le Seigneur tout en volant le bien d’autrui ? ». Certaines congrégations vendent en effet des compilations de morceaux chrétiens desquelles elles peuvent retirer de l’argent, tout en contournant les artistes dont les œuvres ne sont pas nécessairement brevetées.
Lars est en cela un acteur social intéressant ; entrepreneur, il contribue avec d’autres à dessiner les contours encore flous d’une économie culturelle au sein du pentecôtisme dont il s’agit encore de définir les modalités de convocation de l’invisible et la morale de l’enrichissement.
Si, dans les mouvements affiliés à la théologie de la prospérité, l’argent en tant que tel est un objet désirable, dont la circulation et l’accumulation peuvent être marquées du sceau de la bénédiction divine((Simon COLEMAN, The Globalization of Charismatic Christianity. Spreading the Gospel of Prosperity, Cambridge, Cambridge University Press, 2007 [2000].)), il n’en demeure pas moins une substance problématique dans les branches plus classiques du pentecôtisme, comme c’est le cas de l’Église de Pentecôte de Suède (Pingstkyrkan), au sein de laquelle j’ai effectué mes principales recherches de terrain. Le questionnement mis en lumière par Lars sur l’économie générée par l’activité musicale prend une dimension éthique dans la mesure où, dans le cadre de transactions purement marchandes, la production perdrait son marquage divin, passant du statut d’offrande à celui de marchandise. Comme le note très bien Gwendoline Malogne-Fer((Gwendoline MALOGNE-FER, « La collecte mé au sein de l’église protestante Ma’Ohi, la pluralisation de la signification du don, entre dons d’appartenance et de compensation », Journal des anthropologues, Vol. 114-115, 2008, p. 227-301.)), l’argent est traité rituellement pour être converti en capital de Dieu, notamment en l’accompagnant par un don de parole, un chant religieux((Le caractère ostensible du don pendant la collecte que note Gwendoline Malogne-Fer, « La collecté mé », art.cit., p. 289, qui est une autre manière de requalifier l’argent des hommes en argent destiné à Dieu, serait en revanche impensable dans le contexte qui nous intéresse ici. Les dons à la collecte sont anonymes et demeurent discrets.)). La collecte est effectivement toujours accompagnée par la musique.
Comment la musique, médiatrice qui habituellement permet la transvaluation de l’argent en capital de Dieu, pourrait-elle être désormais députée au dieu-argent ? Certains y voient une posture intenable, une inversion dans une politique de la valeur qu’ils ne sauraient remettre en question. Lars leur propose de remettre l’argent engendré par la musique dans le circuit « sacrificiel » en l’offrant à des œuvres de charité, mais de ne pas laisser la propriété intellectuelle de l’œuvre au tout venant. Cette solution proposée par Lars résulte d’une tension vécue et perçue entre l’économie séculière (régie par la consommation comme fin) et une conception chrétienne de l’économie (dont le salut est la finalité et Dieu le médiateur de la circulation de l’argent) de laquelle Dieu ne doit pas être absent((Jon BIALECKI, « Between Stewardship and Sacrifice: Agency and Economy in a Southern California Charismatic Church », Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 14, 2008, p. 372-390.)). Ainsi Lars propose-t-il de réintégrer Dieu dans le circuit de l’échange et d’éviter à l’activité musicale de tomber dans l’escarcelle du Capital.
Ces questionnements dépassent le cadre d’une anthropologie économique de la propriété et de la transaction monétaire dans l’activité religieuse. Ils renvoient, au-delà, à une anthropologie morale et à une anthropologie de la personne((Cf. Anton SEEGER, « L’éthique et le droit d’auteur en musique », Cahiers d’ethnomusicologie, vol. 24, 2011, p. 11-25, p. 15-16. Dans son article, Seeger écrit que « la notion de droit à la musique est ainsi souvent étroitement liée à une vision particulière de la personne, à une conception de l’origine et de la signification des sons, ou encore à des relations de pouvoir. », p. 15.)). Le dilemme éthique qu’ils suscitent parmi ces « musiciens du Christ » est aussi révélateur de la conception de la personne pentecôtiste, laquelle n’est individu plein et entier que complétée par un autre transcendant : le Christ. Il en résulte une équivoque quand on aborde le terrain de la propriété intellectuelle et de la créativité. La création artistique est-elle de l’homme ou est-elle de Dieu ?
Observer le religieux en biais, par l’un de ses relais parareligieux, en l’occurrence son expression musicale, nous a permis ici d’explorer de multiples facettes de la nébuleuse évangélique. Objet périphérique au premier abord, faisant partie a priori du décorum liturgique, la musique s’avère être un objet central de la vie chrétienne. Instrument subjectivant, il participe de l’édification du sujet croyant et du culte, de la mise en coprésence de Dieu, du traitement rituel de l’argent, de l’orchestration de l’émotion religieuse, laquelle ouvre une porte sur le travail institutionnel des agents religieux. La musique, objet invisible qui ne se vit que dans l’interaction entre des humains et des matérialités médiatrices, permet aussi l’exploration de l’histoire des scissions protestantes, elle éclaire les conceptions de la personne en milieu évangélique, laquelle est prise dans une dualité entre l’homme et le Christ, entre la part humaine et la part non-humaine qui constituent son individualité pleine et entière. En fermant les yeux et en passant outre le « visualisme » paradigmatique de l’anthropologie((Walter ONG, The Presence of the World, New Haven, Connecticut, 1967 ; Walter ONG, Interfaces of the World, Ithaca, New York, 1977 ; James CLIFFORD, « Vérités partielles, vérités partiales », Journal des anthropologues, vol. 126-127, 2011, p. 369-432.)), l’ethnographe peut ainsi avoir accès à un nouveau continent de l’imagination taxinomique du religieux : sa dimension sonore.
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Emir Mahieddin
- Cet auteur n\\\\\\\'a pas d\\\\\\\'autres publications.