S’intéresser au judaïsme en ex-Allemagne de l’Est aujourd’hui, c’est se confronter à une réalité religieuse spécifique liée à un contexte socio-historique complexe. Sur un plan démographique, les communautés juives de cette partie du pays étaient vouées à la disparition à la fin des années 1980. Bien que subsistante en 1989, la communauté juive de Leipzig (Saxe) ne comptait plus que 35 membres âgés et celle de Berlin, la plus importante, seulement 200 personnes. La chute du bloc de l’Est et la réunification de l’Allemagne ont engendré une immigration massive de juifs russophones, faisant passer respectivement ces deux mêmes communautés à quelques 1300 et 12 000 membres aujourd’hui. En ce qui concerne les pratiques religieuses, ces populations immigrées se caractérisent par une ignorance totale du judaïsme. Au sein des centres communautaires juifs, elles se retrouvent dès lors en situation d’apprentissage de leur propre religion.
Cette population russophone n’est pas homogène et des groupes générationnels nettement marqués sont visibles à travers une pratique religieuse différenciée. Les adultes et les plus âgés suivent le rite libéral, tendance religieuse officielle, dans le cadre des espaces synagogaux et communautaires. Les plus jeunes, âgés de 12 à 25 ans, s’orientent vers une pratique plus orthodoxe et se forment par le biais d’institutions juives orthodoxes extérieures à la communauté, telles que la fondation Lauder (The Ronald S. Lauder Foundation) ou le mouvement Habad Loubavitch. Cette orientation orthodoxe se traduit par des modifications dans la pratique liturgique, modifications qui s’expriment par la danse ou par la musique.
Dans ce cadre, le recours à des vidéos sur internet ou des morceaux de musique permet la mise en comparaison d’univers spécifiques, difficilement descriptibles par le seul texte écrit. De plus, les vidéos sont elles-mêmes mises en scène, renvoyant à des images symboles de contextes nationaux ou religieux précis. Travailler avec ces images et sons permet de rendre tangible une réalité de l’ordre de la perception sensorielle ; la danse et la musique, relais culturels de la religiosité, donnent à voir et à entendre les divergences de la réalité socio-culturelle décrite. Pour l’ethnologue, elles sont ainsi un outil d’observation à part entière. Dans ce papier, les vidéos sont illustratrices, et de ce fait révélatrices, de réalités sociales, religieuses et historiques qui s’exercent concomitamment et influencent la vie sociale et culturelle juive en ex-Allemagne de l’Est.
Les institutions religieuses formatrices : une empreinte orthodoxe et hassidique
La Fondation Ronald S. Lauder a été créée en 1987 à New York. Elle se donne pour objectif de promouvoir une éducation juive auprès de tous les jeunes juifs d’Europe. Un de ses bureaux s’est implanté à Berlin en 1996. Il se structure autour de trois unités : un centre d’enseignement, un institut éducatif pour adultes et une yechivah. Cette dernière est une école talmudique, une “maison du Midrash” ; elle dispense des cours intensifs à temps plein dans l’objectif de permettre à un étudiant ayant peu ou pas de connaissances de culture juive d’acquérir un haut niveau d’instruction en un ou deux ans.
Dans le même esprit, la synagogue Habad Loubavitch attire de nombreux jeunes et propose des activités pour les enfants : ateliers, camps de vacances, fêtes. Le mouvement, implanté à Berlin en 1996 et à Dresde en 2004, s’est donné pour rôle de conduire ou ramener chacun vers ses racines juives par la connaissance religieuse. Le mouvement possède aujourd’hui à Berlin un grand centre comprenant synagogue, mikveh (bain rituel), salle de réception, restaurant, bibliothèque et locaux de cours, et, depuis fin août 2007, une nouvelle synagogue.
Ces deux institutions s’ancrent résolument dans l’orthodoxie, voire l’ultra-orthodoxie, et le hassidisme. Ce terme désigne un mouvement populaire de renouveau religieux qui a été créé au XVIIIe siècle en Podolie, une région de l’Ukraine actuelle, par Israël ben Eliézer Baal Chem Tov. Il rassemblait autour de lui des groupes de mystiques, très attentifs aux prescriptions religieuses et s’inscrivant dans un idéal de sainteté (la hassidout). Ils reconnaissaient en Israël Baal Chem Tov un guide spirituel, un saint homme (un hassid) face aux tsaddiq, les simples pieux. Le hassidisme reprend cette conception mais en inverse les termes : les disciples sont des hassidim, le maître est le tsaddiq priant pour ses disciples. Ce mouvement est une philosophie du judaïsme, proche du mysticisme populaire qui met en exergue des idées de la Bible, de la littérature talmudique, du Zohar et de la Kabbale. Le hassidisme se caractérise par la valorisation de l’intention, de la ferveur et de la joie. Il promeut, de ce fait, l’enthousiasme dans toute prière.
À la troisième génération de tsaddiqim, ce mouvement hassidique s’est divisé, donnant naissance au mouvement Habad ou Loubavitch. Ce dernier a été fondé par Schneour Zalman de Lyadi en 1796. Il se base sur le Tanya, un ouvrage théosophique qui traite des rapports de l’homme à Dieu et surtout des obligations des hommes pieux. Au sein de la mystique hassidique, cet ouvrage insiste sur des axes fondamentaux, dits manifestations divines (sephirot) que sont la sagesse, la compréhension et la connaissance (respectivement Hohma, Bina, Daat en hébreu). L’acronyme de ces termes, HBD, est utilisé comme terme de désignation de ce groupe (Habad), aussi bien en exo-assignation qu’en auto-assignation. Le terme de Loubavitch également utilisé est une référence à une ville de Biélorussie qui fut un centre actif du mouvement jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale.
Le judaïsme en pratique : rites et festivités au sein des communautés
Hassidisme et mouvement Habad imprègnent le judaïsme des jeunes juifs russophones actuellement en ex-Allemagne de l’Est. Leurs pratiques rituelles et festives s’expriment à travers des manifestations de joie et de gaieté, telles que la danse ou le chant, valorisées par ces mouvements orthodoxes.
Le « rite de Carlebach » à Berlin
Les jeunes juifs russophones participent une fois par mois à l’office de kabbalat shabbat célébré dans la synagogue orthodoxe de la Joachimstalerstraße. À cette occasion, un rite spécifique, dit « rite de Carlebach », est ajouté à la liturgie habituelle, à la suite d’un accord entre les jeunes et le rabbin.
« C’est à la fin du mois, c’est ensemble avec les jeunes, ou l’association des étudiants de Berlin, que nous voulons amener beaucoup de jeunes vers la synagogue et c’est amusant. Et ça s’appelle Carlebach. Carlebach était un chanteur yiddish, euh… mort depuis plus de 10 ans je crois… qui a chanté de merveilleuses mélodies. Oui, qui a fait aussi de nombreux autres chants de kabbalat shabbat. Et maintenant, il est connu de par le monde pour sa façon de fêter le kabbalat shabbat, avec des chants et des danses, oui. Et ça ramène heureusement beaucoup de monde. […] Chaque dernier shabbat du mois, le Carlebach est fait dans le minyan« (Entretien, Rabbin Ehrenberg, 28 Août 2004, Berlin).
Dans le cas présent, le rite de Carlebach désigne une prière chantée et dansée. Les hommes forment une ronde autour de la bimah, le pupitre central, et les jeunes filles font de même dans la partie féminine. Ils effectuent alors, tout en chantant, une danse très rythmée, avec un martèlement très répétitif du pied sur le sol pendant environ 5 minutes.
Ce rite correspond à l’adoption d’un mode de prière très festif, caractéristique des mouvements hassidiques et fortement promu par Shlomo Carlebach. Dans ses concerts, les spectateurs s’engagent dans des rondes juives traditionnelles et dansent ensemble, répondant ainsi aux idéaux de joie et de ferveur mis en valeur par le hassidisme.