Cette périodicité musicale correspond sur les îles Åland aux moyennes d’âge des fidèles de chaque dénomination ; aux assemblées qui jouent les musiques les plus récentes, les publics les plus jeunes. Ce sont d’ailleurs souvent des représentants des jeunes générations qui ont provoqué des scissions et fondé de nouvelles Églises ; ainsi les Églises pentecôtistes ont aspiré une bonne partie des plus jeunes générations de l’Église évangélique Missionskyrka dans le première moitié du XXe siècle, et ont elles-mêmes connu le départ de certains de leur plus jeunes membres lors de la formation du Verbe de Vie dans les années 1980-1990. La musique et le chant sont parfois invoqués comme les raisons mêmes de la scission, chose que j’ai pu entendre sur Åland en Finlande, à Jönköping en Suède mais aussi dans le cas des Églises d’Oslo, en Norvège, concernant l’émergence du mouvement de la foi (trosrörelsen, aussi connu sous le nom d’Évangile de la prospérité) dont participe l’Église du Verbe de Vie.
Quel est donc l’importance de cette musique au-delà d’une simple question de goût, ou de génération, qui vaille la peine que des Églises se fragmentent, allant jusqu’à mettre en danger l’unité du corps du Christ ? La question du chant m’a été présentée plus d’une fois comme une question qu’il est difficile d’aborder et qui peut poser problème lors des activités œcuméniques. La raison tient au fait que, dans les Églises, la musique est bien plus qu’une affaire de goût, elle dénote un état d’esprit et est un véritable véhicule de la présence de l’Esprit saint. Et si tout cela se traduit dans le style musical adopté, le contenu des textes chantés n’est pas non plus anodin.
« Je pense que Dieu veut se rapprocher de nous à travers la musique, à la fois à travers la musique comme mélodie et à travers les textes des chansons aussi. Je pense que la musique doit être importante. On ne peut certainement pas le comprendre avec nos cerveaux mais on le ressent et c’est comme ça, peut-être a-t-on là un avant-goût du Paradis », me dit Barbro, une musicienne pentecôtiste.
En tant que médiatrice de la relation à l’Esprit – et donc à Dieu – et avant-goût du Paradis, la musique prend une tournure très sérieuse. Elle revêtirait donc les atours d’un signifiant important, mais de quels signifiés ?
À la gradation évoquée en termes de périodicités stylistiques, en termes de volume et de moyenne d’âge, correspond une variation de la place accordée respectivement aux psaumes et aux chants de louange dans le culte. La place sur cette échelle de variation est ainsi la même que pour les autres catégories, allant de l’Église luthérienne, dans laquelle on entonne majoritairement des psaumes, à l’Église du Verbe de Vie où l’on chante en majorité, voire exclusivement, des chants de louange. La différence entre ces deux types de chants tient à son contenu tantôt monologique et narratif quand il s’agit d’un psaume, tantôt dialogique et émotionnellement chargé quand il s’agit d’un chant de louange. Si le psaume est un texte qui se réfère à la gloire de Dieu à la troisième personne, vantant son pouvoir, sa puissance et ses miracles, le chant de louange est une adresse directe à Dieu, dans laquelle un « Je », sujet humain, déclame son amour, sa reconnaissance et sa fidélité à un « Tu », sujet divin : le Christ. Quelques titres de chansons en guise d’exemple : « Jésus, Tu es mon tout » ; « Seulement en Toi » ; ou encore « À la lumière de Ton visage », etc.
Cette sensibilité de la question de la louange fait écho à un certain encodage du cadre de l’interaction avec Dieu, de ce qui est permis ou interdit. Pour faire sens, cette variation ascendante dans le chant de louange ne doit pas être isolée d’autres registres d’activités auxquels elle est pleinement associée : des postures du corps, de plus en plus déployé, passant d’un corps contenu et « maitrisé » dans la prière – connaissant très peu de marge de manœuvre dans le rite luthérien – à un corps de plus en plus agité à mesure que l’on se rapproche du Verbe de Vie, dans un éventail dessinant un mouvement de l’intériorité de la foi vers l’extériorisation du soi. Entendons-nous bien, il n’est pas ici question d’un comportement général, ou typifié, des individus qui composent le public de chacune des assemblées, mais bien plutôt d’un éventail des possibles qui contribue à définir un cadre d’action – et d’interaction, avec Dieu, l’estrade et les autres fidèles – pour chacune des assemblées. La définition de ce cadre, au-delà du chant et du corps, comprend aussi le style de la prière collective, le style du prêcheur et son fondement de légitimité, de même qu’il s’inscrit dans une économie des charismes chrétiens, inégalement autorisés ou distribués dans chacune des assemblées lors du culte dominical. Ainsi les assemblées les plus récentes sont aussi les plus charismatiques dans leur relation à Dieu et insistent plus sur l’efficacité de l’Esprit saint et sur ses manifestations. La musique est pensée et ressentie comme la marque de la présence de l’Esprit. Son volume et sa rythmique sont un véhicule pour le corps, comme pour les âmes, étant donné sa charge émotionnelle. Et là est l’affaire sérieuse. Elle consiste à définir comment se tenir devant Dieu et quel véhicule choisir pour médiatiser sa présence au monde. En d’autres termes, Dieu est-il soluble dans le rock’n’roll ? Mais aussi, peut-on sautiller et taper des mains et interpeler Dieu comme on interpelle un ami ? Par ce jeu d’associations et de correspondances avec la musique et le chant, c’est tout l’enjeu moral de la relation à l’être divin qui est mis en branle.
Ainsi Peter, un prêcheur pentecôtiste suédois itinérant n’a-t-il pas hésité à me livrer ses critiques quant aux Chrétiens charismatiques du Verbe de Vie :
« Chez eux, on traite Dieu comme un « pote », ça ne va pas du tout. On peut être proche de Dieu et de l’Esprit mais il ne faut pas aller trop loin ! »
Une attitude religieuse qu’il ne manque d’ailleurs pas de qualifier de « totalement américanisée ». Mais pourquoi ce reproche ? Comment Peter, qui exprime là une opinion en fait répandue, peut-il en venir à penser que chanter des louanges sur de la musique rock et taper des mains, sautiller sur place et parler publiquement en langues le dimanche, est une attitude irrespectueuse vis-à-vis de Dieu ? Cette question relève probablement d’éléments à investiguer dans la configuration religieuse nationale, voire nordique, puisque les politiques religieuses y sont historiquement assez similaires. Le fait que les fidèles du Verbe de Vie soient qualifiés de chrétiens « américanisés » est d’ailleurs peut-être un indice de la liaison qu’entretiennent ces jugements à un certain imaginaire national.
La Suède, tout les autres pays scandinaves, est aujourd’hui encore marquée par le magnétisme et l’hégémonie de l’Église luthérienne, qui résultent d’une longue histoire monopolistique de cette dernière en tant qu’Église d’État (jusqu’en 2000) et en tant qu’Église nationale (jusqu’aujourd’hui). Elle rassemble jusqu’à 70% des Suédois de nos jours, malgré un net recul depuis les dernières décennies. La majorité des Suédois y sont socialisés au religieux dès le plus jeune âge et la sobriété luthérienne contribue largement, par conséquent, à définir le cadre de référence d’un « religieusement correct ». Cette sobriété luthérienne déteint même sur la poétique nationale, laquelle nourrit un imaginaire culturaliste de la « personnalité de base » du Suédois, comme étant un personnage réservé, introverti, mesuré, modeste, organisé, enclin au silence méditatif, etc. L’hymne national même vante les mérites du silence des vertes contrées du Nord. De là provient la représentation, d’une part d’un Dieu lointain, bien que présent, auprès duquel il s’agirait d’agir avec révérence, et d’autre part, l’idée selon laquelle toute attitude de déploiement de soi par le son et par le corps lors d’un culte s’avère « non-suédoise », voire « anti-suédoise », ou osvensk, comme on dit
. L’Église pentecôtiste a d’ailleurs été qualifiée de la sorte pendant les premières décennies de son existence en Suède. Mais cette dernière a fini par devenir une institution tolérée qui a regagné le giron national, malgré quelques faits divers, controverses et polémiques qui contribuent à la construction d’une opinion générale quelque peu sceptique à l’égard du pentecôtisme. Cette « intégration » s’est faite progressivement, notamment depuis que les charismes n’y sont plus déployés qu’en comités restreints (environ depuis la fin des années 1980), avec un mouvement de repli de ces manifestations spirituelles derrière le voile des sphères de l’intime. Ce processus, qui a commencé, semble-t-il, depuis la fin des années soixante-dix, est évidemment non-linéaire, inégal en fonction des assemblées. On ne peut par conséquent pas exclure la possibilité de nouvelles parenthèses charismatiques à tout moment.
Dieu et le musicien : une exigence de spontanéité
Le chant de louange et l’ensemble des caractéristiques qui y sont associés (jeune âge, déploiement des corps, intensité des manifestations charismatiques, musique contemporaine) embarrasse au plan moral. Cette réprobation provient probablement du fait qu’il traduit un régime de gestion du culte qui accorde plus de place à l’individu dans les congrégations les plus charismatiques, là où le culte luthérien exige de l’individu un corps « docile », écrasé sous le poids de l’institution, priant et chantant à l’unisson, se pliant à une distribution de la parole rigoureusement codifiée. Chez les pentecôtistes et les charismatiques, l’usage de la première personne du singulier est privilégié dans le chant et les Églises autonomes revendiquent la tradition de la « prise de parole libre ». Comme cela a été spécifié plus haut, les corps individuels connaissent une plus grande latitude de mouvement, et cette caractéristique marque aussi bien l’assemblée que les musiciens, qui ressentent différemment leur rôle et leur art en fonction des églises dont ils font vivre les murs par leurs chansons. Ainsi Christina, une musicienne finlandaise (finnophone), qui, en s’installant sur les îles Åland a aussi migré de l’Église luthérienne à l’Église pentecôtiste, m’a dit avoir noté des différences significatives dans son ressenti lorsqu’elle joue pour son assemblée :
« Avant [à l’Église luthérienne], il fallait lire les partitions « à la virgule près », il fallait lire précisément chaque note, il ne fallait absolument pas modifier quoi que ce soit, c’était précis. C’était comme une logique mathématique. Ce devait être correct et il fallait précisément savoir quand ça montait et quand ça descendait. Tout était décidé par avance. Il y avait beaucoup de contrôle, beaucoup de stress et cetera, si je peux m’exprimer ainsi. Maintenant [à l’Église pentecôtiste], je ressens une communion [gemenskap], au moins quand il s’agit de diriger une chanson, il faut conquérir l’audience, c’est ça qui est important ! Ce n’est pas de jouer juste ou faux. Et puis, particulièrement quand on joue des chants de louange, je trouve que c’est extrêmement important de pouvoir porter le message, que ce n’est pas seulement la musique qui compte, mais vraiment ce qu’on dit à Dieu. Aussi, que les chansons puissent parler aux gens et qu’ils puissent s’identifier dans ce que nous chantons. Mais si je joue pour moi-même, alors je dois dire que je me fous de la technique… [rires]… je l’ai perdue quelque part en route, je n’ai jamais été très douée de ce côté-là, enfin je n’ai jamais eu l’envie de m’exercer aux tons et accords… Non, ça ne m’a pas vraiment donné envie, de sorte que le demi-ton disparaît [quand je joue]. Je cherche à m’exprimer aussi, à ce que je puisse jouer, seulement me poser aussi, à raconter quelque chose avec ce que je fais. Aujourd’hui, je fais plus d’improvisation aussi. Et j’essaye de faire passer des intentions. Cela ne veut pas simplement dire lire des partitions, des notes, des notes, des notes, calculer un, deux, trois, un, deux, trois…et cetera (rires). »
On retrouve dans les propos de Christina, bien évidemment, la structure classique des récits de conversion mettant en discours une rupture entre un avant et un après. Elle décrit un acte émancipateur qui mène le croyant d’une vie religieuse institutionnalisée, dans laquelle il a développé le ressenti d’une religiosité technicisée, automatisée, bureaucratisée, à une vie religieuse régie par la spontanéité nécessaire à une relation d’amour sincère avec Dieu. La conversion permet ici de vivre pleinement cet amour dans l’intensité de rigueur dans l’exercice de la foi pour le converti. Cette « exigence de spontanéité » – oxymore qui exprime selon moi une tension fondamentale dans le pentecôtisme des contrées svécophones – prend pied dans une individuation et une individualisation de la relation au divin qui fait fi des relations intermédiaires, tels que celle du clerc. Le plus frappant ici, est que cette « libération » est incarnée dans la musique et dans le corps musiqué. L’improvisation, soit la « liberté d’interprétation » de la partition, mais aussi l’inspiration présentiste impulsée par l’Esprit saint, est l’espace privilégié dans lequel se déploie l’individualité du musicien et l’extériorisation de sa foi. Le caractère important de la spontanéité du culte (notamment dans la tradition de la prise de parole libre), de la foi et de la nécessité d’improvisation pour échapper au piège de la routine qui éloigne de Dieu, n’a d’ailleurs pas manqué d’inspirer à Harvey Cox une analogie entre le pentecôtisme et le jazz. Ce style musical apprécié des pentecôtistes, parmi d’autres, le serait, selon Cox, du fait de l’importance qu’y prend l’improvisation du musicien et de l’indifférenciation qui en découle entre créateur et interprète.
L’Esprit saint est un être subversif pour les pentecôtistes, et permet, par sa distribution « incontrôlée » de dons à l’assemblée, de contester les autorités avec la légitimité prophétique de la parole divine elle-même ou de déverser sur les croyants le message, qu’il soit dicible ou indicible, que Dieu tient à leur transmettre. Il est important, au moins au plan rhétorique, qu’une pratique routinière n’entrave pas la volonté du Seigneur qui est prêt à utiliser les dons de tous pour faire venir son peuple à la foi. De cette distribution résulte la représentation d’une division sociale du travail de Dieu dont chaque individu a vocation à accomplir une partie. Ce travail de Dieu consiste en une besogne permanente visant à améliorer la Création du Seigneur en disséminant partout dans la vie terrestre les traces de sa présence, en vue aussi de faire triompher le Bien sur le Mal. Dans cette « guerre spirituelle », la musique apparaît aussi comme une « arme » dont certains sont dotés par Dieu pour lutter contre les forces des ténèbres. Elle est d’ailleurs employée comme auxiliaire lors des séances de délivrance pour convoquer l’Esprit saint et expulser les démons.
La musique chrétienne et son économie
La construction conséquente du sujet qui s’opère dans un tel schème de relation avec l’invisible est celui de la superposition d’une posture active et d’une posture passive dans l’action, rapprochant l’activité religieuse de l’activité artistique. Les figures bien connues du musicien qui se laisse porter par son œuvre, laquelle se voit dotée d’une capacité d’agir qui lui est propre (comme dans le mythe grec de Pygmalion séduit par sa propre statue qui prend vie sous ses yeux), ou encore de l’écrivain qui découvre son texte à mesure qu’il l’écrit, constituent le propre de l’expérience esthétique. Elle est une mise à distance, de laquelle résulte la contemplation d’une œuvre dont nul ne semble être l’auteur. Celui-là même est subjugué par son œuvre et voit en sa création l’œuvre de Dieu, dont le musicien, dans le cas qui nous intéresse ici, n’a été finalement que l’instrument.
Cela ne va pas sans poser de problème dans un contexte d’économie de marché dans lequel les créations intellectuelles sont propriétés individuelles. La musique chrétienne est aujourd’hui devenue une activité commerciale et industrielle majeure. De nombreux labels ont émergé et la scène rock chrétienne (née dans les années 60 et qui a connu un boom dans les années 1990) a aujourd’hui ses étoiles, parmi lesquelles on compte les groupes MercyMe, Casting Crowns (qui a vendu deux albums à plus d’un million d’exemplaires), Jesus Culture ou encore Hillsong United. Nous pourrions aussi citer le rappeur KJ-52, véritable star du hip-hop chrétien. La scène musicale chrétienne a aujourd’hui ses propres festivals, ses magazines, ses radios, des maisons de production, et ses propres « victoires de la musique » (les Dove Awards), etc. Les labels d’ampleur mondiale, Sony, Universal et la Warner ont d’ailleurs tous créé des filiales spécialisées en musique chrétienne. Si l’industrie musicale connait aujourd’hui une crise liée aux téléchargements sur internet, plus de 24 millions de titres de musique chrétienne contemporaine ont été vendus en 2009, ce qui représente 6,2% des ventes, soit plus que les parts de marché de la musique classique et du jazz réunies. On l’aura compris, la musique chrétienne, qui s’inscrit en premier lieu dans une économie des biens symboliques de salut, est gagnée par les logiques de l’économie de marché. Une question éthique émerge alors : peut-on faire bénéfice de l’œuvre de Dieu ?
Lars, pentecôtiste et musicien, est devenu producteur de musique chrétienne en 1972. Depuis quelques années, il fait le tour de Suède, d’assemblée en assemblée, pour parler de l’importance du chant et de la musique dans la foi. Lui-même a fait de la musique, dit-il, une « nourriture spirituelle » et c’est cette musique et ce chant qui l’ont sauvé du péché dans sa propre vie. Il encourage les compositeurs à breveter leurs œuvres afin qu’elles tombent sous le régime de la propriété intellectuelle. Certains compositeurs refusent en effet de toucher de l’argent pour les airs qu’ils ont pu composer. La plupart sont des amateurs, ont une profession qui leur permet de vivre et ne souhaitent pas être rémunérés pour une chanson qu’ils ont « reçue », disent-ils. Sous-entendu, qui leur a été inspirée par l’Esprit saint, un énoncé qui traduit bien une posture existentielle vécue sur un régime passif. Tout au contraire, pour leurs détracteurs, en général des professionnels de la musique, dont Lars, tout s’énonce dans un paradoxe simple : « Comment peut-on prétendre louer le Seigneur tout en volant le bien d’autrui ? ». Certaines congrégations vendent en effet des compilations de morceaux chrétiens desquelles elles peuvent retirer de l’argent, tout en contournant les artistes dont les œuvres ne sont pas nécessairement brevetées.
Lars est en cela un acteur social intéressant ; entrepreneur, il contribue avec d’autres à dessiner les contours encore flous d’une économie culturelle au sein du pentecôtisme dont il s’agit encore de définir les modalités de convocation de l’invisible et la morale de l’enrichissement.
Si, dans les mouvements affiliés à la théologie de la prospérité, l’argent en tant que tel est un objet désirable, dont la circulation et l’accumulation peuvent être marquées du sceau de la bénédiction divine, il n’en demeure pas moins une substance problématique dans les branches plus classiques du pentecôtisme, comme c’est le cas de l’Église de Pentecôte de Suède (Pingstkyrkan), au sein de laquelle j’ai effectué mes principales recherches de terrain. Le questionnement mis en lumière par Lars sur l’économie générée par l’activité musicale prend une dimension éthique dans la mesure où, dans le cadre de transactions purement marchandes, la production perdrait son marquage divin, passant du statut d’offrande à celui de marchandise. Comme le note très bien Gwendoline Malogne-Fer, l’argent est traité rituellement pour être converti en capital de Dieu, notamment en l’accompagnant par un don de parole, un chant religieux. La collecte est effectivement toujours accompagnée par la musique.
Comment la musique, médiatrice qui habituellement permet la transvaluation de l’argent en capital de Dieu, pourrait-elle être désormais députée au dieu-argent ? Certains y voient une posture intenable, une inversion dans une politique de la valeur qu’ils ne sauraient remettre en question. Lars leur propose de remettre l’argent engendré par la musique dans le circuit « sacrificiel » en l’offrant à des œuvres de charité, mais de ne pas laisser la propriété intellectuelle de l’œuvre au tout venant. Cette solution proposée par Lars résulte d’une tension vécue et perçue entre l’économie séculière (régie par la consommation comme fin) et une conception chrétienne de l’économie (dont le salut est la finalité et Dieu le médiateur de la circulation de l’argent) de laquelle Dieu ne doit pas être absent. Ainsi Lars propose-t-il de réintégrer Dieu dans le circuit de l’échange et d’éviter à l’activité musicale de tomber dans l’escarcelle du Capital.
Ces questionnements dépassent le cadre d’une anthropologie économique de la propriété et de la transaction monétaire dans l’activité religieuse. Ils renvoient, au-delà, à une anthropologie morale et à une anthropologie de la personne. Le dilemme éthique qu’ils suscitent parmi ces « musiciens du Christ » est aussi révélateur de la conception de la personne pentecôtiste, laquelle n’est individu plein et entier que complétée par un autre transcendant : le Christ. Il en résulte une équivoque quand on aborde le terrain de la propriété intellectuelle et de la créativité. La création artistique est-elle de l’homme ou est-elle de Dieu ?
Observer le religieux en biais, par l’un de ses relais parareligieux, en l’occurrence son expression musicale, nous a permis ici d’explorer de multiples facettes de la nébuleuse évangélique. Objet périphérique au premier abord, faisant partie a priori du décorum liturgique, la musique s’avère être un objet central de la vie chrétienne. Instrument subjectivant, il participe de l’édification du sujet croyant et du culte, de la mise en coprésence de Dieu, du traitement rituel de l’argent, de l’orchestration de l’émotion religieuse, laquelle ouvre une porte sur le travail institutionnel des agents religieux. La musique, objet invisible qui ne se vit que dans l’interaction entre des humains et des matérialités médiatrices, permet aussi l’exploration de l’histoire des scissions protestantes, elle éclaire les conceptions de la personne en milieu évangélique, laquelle est prise dans une dualité entre l’homme et le Christ, entre la part humaine et la part non-humaine qui constituent son individualité pleine et entière. En fermant les yeux et en passant outre le « visualisme » paradigmatique de l’anthropologie, l’ethnographe peut ainsi avoir accès à un nouveau continent de l’imagination taxinomique du religieux : sa dimension sonore.