Manoël Pénicaud

Manoël Pénicaud

Nouveaux réveils des Sept Dormants : étude de cas en Méditerranée

Post-doctorant, Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) / Chercheur associé, Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (Idemec), CNRS-AMU

Les Sept Dormants d’Éphèse sont des saints partagés par les chrétiens et les musulmans, sous le nom des Ahl al-Kahf, les Gens de la Caverne. Leur sainteté vient du fait qu’ils auraient dormi d’un très long sommeil (176, 196, 309, 372 années selon les versions) avant de se réveiller miraculeusement.

Dans le récit chrétien, sept jeunes nobles de la cité d’Éphèse en Asie Mineure sont persécutés au milieu du IIIe siècle de notre ère par l’empereur Dèce pour avoir refusé d’apostasier. Ce dernier les emmure vivants dans une grotte où ils s’étaient réfugiés, les condamnant à une mort certaine. Mais eux se réveillent beaucoup plus tard, au milieu du Ve siècle, comme s’il ne s’était passé qu’une seule nuit. Ils sont découverts et le miracle authentifié par l’évêque d’Éphèse, puisque l’Empire est devenu chrétien((Parmi les sources chrétiennes, citons les homélies de Jacques de Saroug (Ve-VIe siècle), De gloria martyrium de Grégoire de Tours (VIe siècle), ou La Légende Dorée de Jacques de Voragine (XIIIe siècle).)).

Mais une particularité de cette histoire s’est retrouvée consignée – avec quelques variantes – dans la sourate XVIII du Coran intitulée « La Caverne » (al-Kahf, en arabe). Moins précise et circonstanciée que les versions chrétiennes, les Dormants sont au nombre de 3, 5 ou 7, accompagnés d’un chien mystérieux. Ils dorment 309 années lunaires pendant lesquelles ils sont bercés de gauche à droite par la main de Dieu.

Dans les deux cas, la portée du miracle est eschatologique : témoigner de la résurrection des corps au Jugement Dernier. Cette finalité est d’autant plus forte en islam que les Dormants sont les seuls à avoir ainsi ressuscité. Ainsi, plusieurs hadiths (dits du prophète Mohamed) recommandent de réciter cette sourate chaque vendredi, comme protection et comme promesse au Jugement((Citons par exemple : « Celui qui récite la sourate al-Kahf le Vendredi, une lueur sort de sous ses pieds jusqu’à l’horizon céleste, qui le fera resplendir au Jugement, et ses péchés commis entre les deux Vendredis lui seront pardonnés. »)).

Le mythe des Sept Dormants a connu très rapidement une double diffusion géographique, en chrétienté d’abord, puis dans le monde islamique naissant. Le bassin méditerranéen a vu éclore de nombreuses cavernes où le miracle s’est fixé localement, donnant lieu à des cultes populaires. Les noms des Sept Dormants ont par exemple acquis une valeur prophylactique prisée et largement utilisée.

Le présent article n’a pas pour objectif de traiter de ces dévotions, mais plutôt des réveils contemporains du mythe des Sept Dormants. Comment ce mythe – partagé par les chrétiens et les musulmans – est-il réactualisé aujourd’hui et dans quelle intention ? Car ces réactivations révèlent une pluralité de situations qui peuvent déborder parfois du champ religieux stricto sensu.

Les réinterprétations politiques (institutionnelles ou contestataires) constituent par exemple une nouvelle modalité du mythe ; les initiatives interreligieuses sont les plus nombreuses, à l’instar de celles initiées dans les années 1950 par l’islamologue Louis Massignon((Manoël Pénicaud, « L’hétérotopie des Sept Dormants en Bretagne », Archives de Sciences Sociales des Religions, 2011, p. 131-148 ; Manoël Pénicaud, Le réveil des Sept Dormants. Un pèlerinage islamo-chrétien en Bretagne, Paris, Cerf, à paraître. Louis Massignon est le principal acteur de ces « réveils interreligieux » au XXe siècle. Il a par ailleurs consacré de nombreuses études scientifiques à ce thème : Louis MASSIGNON, « Les Sept Dormants d’Éphèse (ahl Al-Kahf) en Islam et en Chrétienté. Recueil documentaire et iconographique », Revue des Études Islamiques, Paris, Geuthner, 8 fascicules, 1954-1963 ; Louis MASSIGNON, « Les Sept Dormants, Apocalypse de l’Islam », Écrits Mémorables, Paris, Robert Laffont, 2009 (1950), t. I, pp. 321-335.)). Mais les exploitations économiques (touristiques et patrimoniales) se développent également, tandis que les réappropriations culturelles et artistiques fleurissent, souvent teintées d’une intention politique et/ou interreligieuse.

Plus largement, cet article vise à interroger l’actualité et les recompositions d’un mythe, en saisissant les processus d’instrumentalisation, les réemplois et autres réinterprétations dont il fait l’objet dans le monde contemporain et globalisé.

Cette étude – toujours en cours – se base à la fois sur des enquêtes de terrain (Turquie, Syrie, Jordanie, Maroc) et sur des prospections sur Internet, puisque ce réseau est sans doute le plus intéressant et le plus immense des territoires où les Sept Dormants sont réveillés simultanément dans des contextes très distincts. Depuis plusieurs années, une veille sur Internet a permis de collecter de nombreuses déclinaisons du mythe.

Deux types de ressources multimédias complètent cet article : d’une part, des diaporamas mettant en valeur la riche iconographie des Sept Dormants, d’autre part des extraits d’un film intitulé « La Méditerranée des Sept Dormants((Ce film de 35 minutes a été réalisé en 2011 dans le cadre de l’exposition éponyme, à l’occasion des 18èmes Rencontres d’Averroès dont le thème était : « L’Europe et l’Islam : la liberté ou la peur ? ». Disponible sur la plate-forme Youtube, des liens permettent de regarder directement des extraits choisis. [http://www.youtube.com/watch?v=1SE1ukOMOOM])) ».

Plusieurs études de cas, relativement différenciés, de « réveils » du mythe des Sept Dormants suivent et nous conduiront successivement en Turquie, en Syrie, en Jordanie, en Algérie, au Maroc et en Tunisie, permettant ainsi une approche comparative multi-site.

1. Istanbul : entre présence patrimoniale et exploitation touristique

Le mythe des Sept Dormants donne parfois lieu à une forme d’exploitation économique et commerciale. Cela est particulièrement le cas à Istanbul en Turquie. Lors d’une étude de terrain effectuée sur place fin 2010, nous avons retrouvé trace du mythe dans la mosquée Gul Camii (« Mosquée aux Roses », en turc) qui est une ancienne basilique chrétienne islamisée. Or, si un texte de 1894 y fait état de trois Dormants visités par les chrétiens et les musulmans((Henry Carnoy et Jean Nicolaïdès, Folklore de Constantinople, Paris, Aux bureaux de «la Tradition», 1894.)), il s’avère que cette croyance locale est désormais tombée dans l’oubli, vraisemblablement selon le processus d’orthodoxisation que connaît la Turquie contemporaine et où le culte des saints – d’autant plus lorsqu’ils sont partagés – est progressivement refoulé.

Néanmoins, les Sept Dormants/Eshab i-Kehf (« les Compagnons de la Caverne », en turc) sont présents dans les musées de la ville (Musée des arts islamiques, de la Marine, et Topkapı), notamment dans des calligraphies ottomanes et des miniatures persanes. Mais cette patrimonialisation d’œuvres d’art s’accompagne d’un processus d’exploitation commerciale accentuée par le tourisme international. Ainsi, les commerçants du Bazar des Livres d’Istanbul proposent aux touristes des reproductions des mêmes calligraphies et miniatures. Or, le but est uniquement marchand et jamais dans une intention islamo-chrétienne. « Pour moi, c’est un business, et ça me permet de financer mon propre travail artistique », nous confiait un miniaturiste iranien spécialement venu de Téhéran pour vendre ses reproductions.

Istanbul

Ailleurs également, les Sept Dormants donnent lieu à ce type d’exploitation commerciale. Dans la vieille ville de Jérusalem par exemple : un commerçant musulman proposait, à la vente aux touristes internationaux, une icône des Sept Dormants du XVIIe siècle qu’il tenait de Russes immigrés dans les années 1980 forcés de la revendre pour des motifs économiques. Exposée parmi les statues de Marie et des croix de David, elle révèle la circulation du mythe et des objets qui en sont le support dans un contexte de mondialisation.

Il faut toutefois nuancer la distinction entre tourisme et pratique religieuse (pèlerinage), les deux allant souvent de pair. Le cas de la caverne originelle d’Éphèse en Turquie est signifiant : faisant partie du complexe archéologique de la cité antique, le site est grillagé et ouvert seulement une partie de l’année. La plupart des visiteurs sont des touristes curieux de cette histoire de voyage dans le temps, même si les motivations de certains pèlerins – chrétiens ou musulmans – sont spirituelles. Retenons qu’il s’agit aujourd’hui d’abord d’un lieu patrimonial et non pas d’un lieu saint, alors que la basilique élevée au Ve siècle sur la grotte des Dormants fut au Moyen-Âge un important centre de pèlerinage de la chrétienté.

Éphèse

Evoquons enfin le site des Ahl al-Kahf en Jordanie, situé à quelques kilomètres d’Amman, qui génère une forme de tourisme à la fois cultuel et culturel. Les visiteurs, musulmans pour la plupart, ne prient pas dans la caverne présentée comme celle du Coran par le guide qui relate les grandes lignes du récit coranique. Les prières sont accomplies dans la grande mosquée flambant neuve qui domine le site et attenante au centre de formation des imams du royaume. Notons que l’existence des Sept Dormants chrétiens est évoquée sur des panneaux aux alentours du site, autour de tombes paléochrétiennes. La référence chrétienne n’est donc pas occultée comme c’est le cas ailleurs. Cette réhabilitation patrimoniale du site des Ahl al-Kahf s’inscrit dans la politique d’ouverture – y compris au dialogue islamo-chrétien – engagée par la dynastie hachémite depuis les années 1960. Ainsi, le roi Abdallah II a-t-il visité la caverne des Ahl al-Kahf, ce dont témoignent les Dvd promotionnels vendus in situ par le même guide.

Amman

2. Les Sept Dormants de Mar Mûsa en Syrie

En 1982, le jésuite italien Paolo Dall’Oglio s’est lancé dans la rénovation du monastère abandonné de Mar Musâ al-Habbashin (Saint Moïse l’Abyssin), haut perché dans une vallée montagneuse, près de Nebek, à 80 kilomètres au nord de Damas. Très tôt, il a rêvé de le remettre en fonction au service de son idéal abrahamique. Après trente ans de travaux acharnés, c’est chose faite. Grâce à des financements internationaux – comme le prix de la Fondation Annah Lindh pour le dialogue des cultures –, il a par exemple restauré les fresques du XIe siècle de l’église, tandis qu’il a récemment terminé la construction d’un second monastère (Deir el-Hayek) à flanc de falaises, destiné à loger les femmes. Paolo est un prêtre-bâtisseur.

Disciple de Charles de Foucauld et de Louis Massignon, il a fondé en 1991 la congrégation religieuse Al-Khalil (« l’Ami de Dieu », en arabe) en référence à Abraham, et dont l’un des piliers est le dialogue islamo-chrétien. C’est dans un élan « massignonien », que le P. Dall’Oglio a aménagé une ancienne citerne désaffectée en caverne des Sept Dormants, et ce, pour valoriser le lien islamo-chrétien. Un artiste italien a peint des fresques relatant l’histoire des Dormants, en ajoutant leur chien (typique de l’islam), et accompagnées d’un texte « que chrétiens et musulmans peuvent lire », selon les mots de Paolo. Dans ce cas, il s’agit bien d’une invention ex-nihilo et « par le haut ».

Mar Mûsa

Contrairement au pèlerinage islamo-chrétien fondé par Louis Massignon en Bretagne autour de la figure partagée des Sept Dormants((Manoël Pénicaud, Le réveil des Sept Dormants. Un pèlerinage islamo-chrétien en Bretagne, Paris, Le Cerf, à paraître.)), cette création a connu un succès certain, au regard des cinquante mille visiteurs annuels qui s’y rendaient avant l’éclatement de la guerre civile en 2011.

Notre hypothèse de travail est que ce lieu de culte – où tourisme et pèlerinage sont imbriqués – est une »hétérotopie ». Emprunté à Michel Foucault, ce concept désigne « un espace autre », une utopie réalisée et localisée dans l’espace((Michel Foucault, « Des espaces autres », Dits et écrits, Paris, Gallimard, t. II, 2001 (1994), pp. 1571-1581.)). Le père Paolo a construit un lieu chrétien abrahamique, ouvert au partage et à la rencontre avec d’autres religions, notamment l’islam. Il apparaît comme un entrepreneur de l’interreligieux, doté d’un charisme débordant qui lui a souvent valu les rappels à l’ordre de sa hiérarchie((Cf. Manoël Pénicaud, « Le Père Paolo Dall’Oglio, entrepreneur interreligieux et acteur géopolitique », in Les figures d’exception, Séminaire organisé par l’IDEMEC, 11 janvier 2013.)). Héritée de la vision weberienne du champ religieux, cette notion d’entrepreneur insiste bien sur le caractère de « fabrication » d’un lieu relativement atypique.

En juin 2012, il a été expulsé de Syrie à cause de ses prises de position publiques pour la paix et la réconciliation. On voit donc qu’un tel discours est perçu comme subversif par le pouvoir ; son appel au dialogue se heurte au mur du régime et revêt une portée politique réelle. Dans son exil, ce rôle politique n’a cessé de grandir si bien que sa vie est désormais menacée. Depuis plusieurs mois, il a quitté la contemplation monastique pour s’engager pleinement dans un rôle inattendu d’acteur médiatique et d’expert géopolitique pour témoigner de la situation((Paolo Dall’Oglio, La rage et la lumière, Paris, 2013 ; Paolo Dall’Oglio, Amoureux de l’islam, croyant en Jésus, avec Eglantine Gabaix-Hialé, préface de Régis Debray, Paris, Éditions de l’Atelier, 2009.)).

3. Les Sept Dormants de Tibhirine (Algérie, Maroc)

Cette partie concerne la récente identification » entre les Sept Dormants et les sept moines de Tibhirine, tragiquement disparus en mai 1996. Ce rapprochement est apparu pour la première fois dans un article du journal La Nation à Alger, sous la plume de l’universitaire italienne Annie Bozzo qui pensait que les moines finiraient par revenir et elle avait alors fait l’analogie avec le retour des Sept Dormants. Une fois les corps retrouvés sans vie, c’est l’anthropologue Patrick Prado qui a publié à son tour dans Le Monde, l’article intitulé Les Sept Dormants de Tibhirine (8 juin 1996). Cette fois, l’auteur reprenait l’analogie pour souligner le courage et l’abandon des moines, martyrisés comme les Ephésiens du IIIe siècle pour avoir refusé de renier leur foi. Or, bien qu’il n’ait pas approfondi la relation outre mesure, cette identification allait être largement reprise par la suite dans les réseaux islamo-chrétiens et par certains artistes.

En 2004, l’artiste plasticien Rachid Koraïchi a par exemple dirigé l’ouvrage : Les Sept Dormants. Sept livres en hommage aux Sept moines de Tibhirine((Rachid Koraïchi, Les Sept Dormants. Sept livres en hommage aux sept moines de Tibhirine, textes de John Berger, Michel Butor, Hélène Cixous, Sylvie Germain, Nancy Huston, Alberto Manguel et Leïla Sebbar, préface Mgr Henri Teissier archevêque d’Alger, Arles, Actes Sud, 2004)). Or, le rapport avec les éphésiens n’est qu’à peine mentionné dans la préface de l’archevêque d’Alger, Mgr Teissier. Pourtant, l’initiative est porteuse, puisque le compositeur Dominique Joubert a conçu un oratorio également intitulé Les Sept Dormants à partir de ce livre, en incluant des psaumes enrichi d’un texte de Mounir Ben Taleb. On voit comment le mythe des Sept Dormants est convoqué à l’occasion de ce tragique événement, ce qui lui assure une nouvelle vie et une actualité patente. Le récent succès du film de cinéma Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois (2010) vient donc à son tour irriguer cette identification.

Au-delà du monastère de Tibhirine en Algérie, ce rapprochement concerne également le monastère de Notre Dame de l’Atlas à Midelt au Maroc où se sont installés, en 2000, les deux moines rescapés et d’autres frères. Lors d’une enquête en mars 2011, nous avons constaté qu’ils avaient aménagé un oratoire aux sept moines et qu’une icône des Sept Dormants écrite par une sœur du couvent catholique melchite de Tazert au Maroc, en hommage aux sept disparus, trônait dans l’église du monastère. De plus, l’analogie est ritualisée, puisque le 27 juillet (fête des Sept Dormants au martyrologe chrétien), les moines déposent cette icône au pied de l’autel en commémoration des sept moines assassinés.

Encore plus récemment, nous avons rencontré à Marseille une catholique pratiquante, très marquée par ce qu’elle appelle « l’effet Tibhirine ». Elle a aménagé sur les hauteurs de Bonifacio en Corse un autre oratoire dédié aux sept moines et qui abrite une copie de l’icône des Sept Dormants de Midelt déjà évoquée. Ainsi, voit-on se profiler en filigrane un réseau de Tibhirine doublé des Sept Dormants, dont il faut poursuivre l’étude.

4. Les Sept Dormants et la Révolution de Jasmin en Tunisie

La Tunisie a récemment concentré plusieurs réemplois politiques du mythe des Sept Dormants dans le contexte révolutionnaire dit des Printemps arabes. Or, la caractéristique commune est que ces expressions sont le fait d’artistes activistes et contestataires.

Fin janvier 2011, un poète tunisien, Mohsen Lihidheb, composait spontanément un texte intitulé La chasse au requin dans lequel il faisait directement allusion aux Sept Dormants pour qualifier le retour de pêcheurs découvrant leur ville transformée suite à la fuite du tyran de la légende (Zine el-Abidine Ben Ali). Le mythe est ici convoqué par un artiste dans un sens politique qui n’est plus du tout eschatologique.

Toujours en Tunisie, un collectif de jeunes artistes et activistes avait pris le nom de « Ahl al-Kahf » (les Gens de la Caverne, en arabe), avant même la chute de Ben Ali, et faisaient du Street Art contestataire dans l’espace public. Le rapport avec les Dormants était alors lié à leur résistance et à leur clandestinité (comme les Dormants réfugiés dans leur grotte sans renier leurs valeurs). Depuis le départ de Ben Ali, ils ont continué à s’exprimer dans l’espace urbain en laissant libre cours à leur créativité révolutionnaire. Mentionnons également une radio « subversive » sur Internet – mais basée en Tunisie –, également appelée « Ahl al-Kahf », pour les mêmes raisons. Reste à savoir si elle est liée au groupe précédent.

La Tunisie qui amorce actuellement sa transition démocratique constitue un cas particulièrement intéressant où le mythe des Sept Dormants a resurgi dans un sens séculier (« horizontal ») et plus du tout résurrectionnel (« vertical »). Il s’agit bien d’un réveil politique dont l’originalité est qu’il avait eu lieu avant l’éclatement de la révolution. Ne peut-on pas alors considérer son utilisation subversive (par le groupe d’activistes Ahl al-Kahf) comme les prémices annonciatrices du soulèvement populaire ? C’est une question à laquelle la poursuite de cette recherche devra répondre.

En conclusion, les déclinaisons contemporaines du mythe des Sept Dormants permettent de saisir les relais culturels et les « à-côtés » du religieux, ou comment un récit millénaire se réactualise et se recompose au gré du présent. La légende du sommeil miraculeux des Dormants est devenue un mythe à part entière, une réserve de sens et de symboles que chacun peut s’approprier et interpréter, quitte à en détourner la signification première. À la fois polyvalent et polysémique, il ne reste pas la propriété exclusive de l’islam ou du christianisme et peut désormais traverser les frontières confessionnelles, jusqu’à être réemployé à des fins non religieuses.

L’hypothèse de la sécularisation du mythe se précise de plus en plus, que ce soit en France ou en Tunisie et certainement dans d’autres contextes. Le mythe semble convoqué et mobilisé sur un terrain qui n’est plus eschatologique, ni même transcendant. L’histoire des Sept Dormants participerait d’un imaginaire collectif, certes d’origine religieuse, mais qui suivrait en certaines occasions un processus de sécularisation et d’évidement religieux.

Le mythe est un véhicule que chacun investit du sens de son choix. Outre l’usage qu’en font les « pratiquants de l’interreligieux », selon la formule d’Anne-Sophie Lamine((Anne-Sophie Lamine, La cohabitation des dieux. Pluralité religieuse et laïcité, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2004.)), nous envisageons une étude comparative des productions artistiques (littéraires, théâtrales, cinématographiques, picturales et musicales) inspirées par ce mythe. Les artistes semblent être les premiers à se l’approprier subjectivement et sans craindre de dépasser la frontière du politiquement ou du religieusement correct. Ces réemplois et réagencements peuvent conduire à un bricolage créatif d’où naît l’éventuelle œuvre d’art, exempte ou non de sa racine religieuse.

Bibliographie

Carnoy Henry, Nicolaïdès Jean, Folklore de Constantinople, Paris, Aux bureaux de «la Tradition», 1894.

Dall’Oglio Paolo, Amoureux de l’islam, croyant en Jésus, avec Eglantine Gabaix-Hialé, préface de Régis Debray, Paris, Éditions de l’Atelier, 2009.

Dall’Oglio Paolo, La rage et la lumière, Paris, Éditions de l’Atelier, 2013. 

Foucault Michel, « Des espaces autres », Dits et écrits, Paris, Gallimard, t. II, 2001 (1994), pp. 1571-1581.

Koraïchi Rachid, Les Sept Dormants. Sept livres en hommage aux sept moines de Tibhirine, textes de John Berger, Michel Butor, Hélène Cixous, Sylvie Germain, Huston Nancy, Manguel Alberto, Sebbar Leïla, préface Mgr Henri Teissier archevêque d’Alger, Arles, Actes Sud, 2004.

MASSIGNON Louis, « Les Sept Dormants d’Éphèse (ahl Al-Kahf) en Islam et en Chrétienté. Recueil documentaire et iconographique », Revue des Études Islamiques, Paris, Geuthner, 8 fascicules, 1954-1963.

MASSIGNON Louis, « Les Sept Dormants, Apocalypse de l’Islam », Écrits Mémorables, Paris, Robert Laffont, 2009 (1950), t. I, pp. 321-335.

Pénicaud Manoël, « L’hétérotopie des Sept Dormants en Bretagne », dans Archives de Sciences Sociales des Religions, 2011, p. 131-148.

Pénicaud Manoël, Le réveil des Sept Dormants. Un pèlerinage islamo-chrétien en Bretagne, Paris, Cerf, à paraître.

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