André Julliard; Suzel Roche
Double focale sur Saint Lazare, work in progress d'un road movie en Méditerranée
André Julliard : Chargé de recherche, Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (Idemec), CNRS-AMU / Suzel Roche : Réalisatrice de documentaire, coordinatrice du Collectif Cailloux (Marseille)
Comment « on en » arrive à Lazare ?
Suzel Roche
Pour ma part, l’idée de travailler autour du personnage de Lazare est directement venue de la lecture de « l’Homme foudroyé » de Blaise Cendrars. Dans son passage sur Marseille, lors de son séjour sur les hauteurs de Ensuès-La-Redonne en 1927, Blaise Cendrars évoque son désir de tourner un documentaire sur Saint-Lazare((Blaise CENDRARS, L’homme foudroyé, Paris, Gallimard, 1973 (1945), chapitre 2, « Vieux port ».))
. Il met en scène sa recherche du crâne de Lazare au reliquaire de la cathédrale de Marseille, recherche infructueuse qui prolonge de façon anodine sa réflexion sur la vie « après la foudre ». J’ai aimé cette approche du religieux ancrée dans l’imaginaire, où la vérité ne se limite pas au réel tout en s’ancrant dans un questionnement essentiel, premier. Et j’ai voulu reprendre modestement le flambeau de cette quête sans avoir cerné absolument où elle pouvait mener.
« J’arrivais d’Égypte et du haut Soudan. Avant de faire le tour du Vieux-Port, (…), j’avais voulu aller voir le chef de St Lazare, cet homme qui me passionne parce qu’il est patron des lépreux et que le premier homme que j’ai tué était lépreux… Lazare, ami personnel de Notre seigneur ; qui mourut de maladie, la poitrine desséchée par les ardeurs de la fièvre, à 30 ans, et qui fut ressuscité quatre jours après par Jésus-Christ, qui vécut encore 30 ans après sa résurrection et mourut une deuxième fois, le 31 août de l’an 63 à Marseille, où il eut la tête tranchée sous Domitien ; Saint Lazare, premier évêque de Marseille, premier martyr des Gaules, dont le corps fut enfoui et caché profondément dans un sarcophage anonyme, relique insigne autour de laquelle se constitue peu à peu un sanctuaire parmi les tombes par l’apport d’innombrables sarcophages de plus en plus riches (…) mais j’ai déjà dit que les monuments n’ont aucune espèce d’importance à Marseille »
Ainsi donc, le Lazare de Cendrars a l’avantage de réunir le lépreux et le ressuscité, tout en un ! Le débat ne se situe pas là, il faut chercher plus loin… De plus, avec Cendrars, m’était donnée la possibilité de penser autrement un territoire marginal, volontairement caricatural et finalement très mystérieux, celui de Marseille où, précise-t-il, « tout est sous terre, tout est caché ». Cendrars invite à penser Lazare sous terre, dans un lieu non pas mortifère mais plutôt un lieu autre, caché, propice à la réflexion.
Ici, d’ailleurs, en dehors de Cendrars, Lazare n’est pas inscrit dans l’histoire officielle de la ville ni dans ses monuments. Le récit de sa « seconde mort » sous la place de Lenche est sans doute né au XIIe siècle de l’imagination fertile des Marseillais et des intérêts géopolitiques bien sentis de quelques-uns. Mais son inscription dans la légende de Provence (appelée aujourd’hui « la tradition orale provençale ») est favorable à un questionnement profond, non pas autour de Lazare, ses faits, ses gestes, mais autour de ce que le personnage évoque sur la vie, sur la mort…
Il reste à l’auteur la possibilité de se donner des « intercesseurs », c’est-à-dire de prendre des personnages réels et non fictifs, mais en les mettant eux-mêmes en état de « fictionner », de « légender », de « fabuler ». L’auteur fait un pas vers ses personnages, mais les personnages font un pas vers l’auteur : double devenir((Gilles DELEUZE, L’image-temps. Cinéma 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985.)).
Prologue : extrait du prémontage de Lazarus, come forth!
L’essai documentaire Lazarus, come forth! (qui à l’heure où j’écris ce texte est en cours de montage), se construit comme un fil tendu entre différents lieux reliés par Saint-Lazare : Marseille (France), Larnaca (Chypre) et Al Eizariya, ex Béthanie (Cisjordanie). Ce documentaire, dans sa logique de déplacement d’un lieu à l’autre, prend la forme d’un parcours de remémoration, une méditation filmique sur le thème des résurrections, des recommencements entre passé, présent et futurs possibles. D’une rive à l’autre de la Méditerranée, il est question de crises et de peurs mais aussi d’espérances. Ce parcours s’appuie sur des « stations » (Marseille, Chypre, Al Eizariya), des pauses (« silence »), des bascules et des déplacements.
Dans ce film, au sein de chaque « station », entre les images des rituels et des souterrains propres à chaque lieu, c’est dans la veine de l’intime qu’une autre dimension du fait religieux tente d’apparaître. Ainsi, ces extraits de vidéos amateurs (tirées d’Internet) inspirés par le personnage de Lazare ou cette voix off d’un narrateur parti à la recherche des tombeaux de Lazare. Le personnage du narrateur créé́ de toute pièce, est un homme de 45-50 ans. Il porte son propre questionnement sur Lazare : donc, d’abord, frontal, sur la mort et sa façon de l’appréhender, de la dépasser, puis plus largement sur la finitude des choses de la vie. Il exprime une souffrance dont l’origine précise reste inconnue. Il est l’intercesseur entre la recherche sur Lazare et le spectateur.
De même, dans ce travail d’images, de « fictionnisation » du réel, dans mon travail d’écriture propre au documentaire de création, je tente de recréer des scènes de rituels modernes autour de l’évocation de « ce qui est passé, mais qui n’est pas totalement mort » ; ainsi cette scène souterraine filmée dans un parking marseillais situé sous une ancienne nécropole paléo-chrétienne, scène où une jeune femme chante en mémoire « des gens qui ont été enterrés là, il y a plus de 16 siècle de ça ».
Le parking Malaval : extrait du prémontage de Lazarus, come forth!
André Julliard
Je pourrai facilement dire que je n’ai pas choisi Saint-Lazare comme thème d’étude, mais que c’est « lui » qui, dans les années 1980, traverse mon travail de thèse sur les représentations du malheur biologique dans le Jura méridional. En effet, le directeur des Archives départementales de l’Ain me demande d’intervenir dans une ferme chapelle (fondée au XIIIe siècle) privée qui menace de s’effondrer dans la Bresse (Ain)((Le propriétaire est en conflit ouvert avec la Conservation des musées des pays de l’Ain, pourtant, seule habilitée pour ce type d’intervention de sauvegarde patrimoniale.)). Il s’agit simplement de faire le relevé graphique et photographique d’environ 1200 prières murales (1900-1968) qui demandent à Saint-Lazare le Ressuscité la protection ou la guérison d’enfants en bas âge. Jusqu’en 1968, cette chapelle est le lieu de « voyages » (pèlerinage individuel sans date fixe) dont les pratiques sont classiques dans ce type de dévotion : poussière argileuse incorporée au lait du biberon, prière écrites et langes accrochés aux murs. Ce travail n’avait d’autre but que de « rendre service » aux Archives en leur permettant de conserver « la mémoire populaire » d’un pèlerinage((Seule subsiste, aujourd’hui, la chapelle en brique, isolée au sommet d’une bute argileuse, fortement restaurée et déshabillée de ses vêtements agricoles.)). Une quinzaine d’années plus tard, dans le cadre d’un programme éditorial « Religions et sociétés », Synergie Multimédia (Ain) me propose de publier ce travail sous forme d’un Dvd avec reconstitution 3D du pèlerinage et de la ferme chapelle dont les bâtiments agricoles se sont, entre temps, effondrés et les trois épaisseurs de chaux recouvertes de prières totalement émiettées, pétries par la pluie en bouillie de Lazare((André JULLIARD, Prières de protection et guérison de la petite enfance. Dévotions à Saint-Lazare (XIXe-XXe siècles), in Dénouer l’enfant. Protection et guérison de la petite enfance, Dvd rom, Lyon, Éd. Conseil Régional Rhône-Alpes et Synergie Multimédia, 2010 (ISBN 978-2-7466-1779-7) )).
De prime abord, le personnage de Lazare n’a pas particulièrement captivé mon attention, car je l’ai reçu comme un saint guérisseur que rien ne singularise dans le paysage des pratiques de « dévotions populaires » en France et en Europe. La lecture de la chapelle m’a plutôt saisi par les petites écritures rustiques empilées les unes sur les autres, se répétant souvent comme si la prière du haut servait de modèle à celle du bas, reprenant les maladresses d’écriture et, où les signatures des pères, mères, tantes, marraines et parrains se répondent de demande en demande d’intercession. Du sol au plafond, elles déroulent d’étroits rubans de textes ininterrompus qui finissent par déborder sur l’armoire sacristie, envahir la niche du bénitier et s’étendre jusque sur le bois de la porte d’entrée. Geste ultime après la fermeture de la chapelle, la dernière prière (1968) : se tenant contre le mur extérieur, la main passée entre les barreaux en fer forgé, l’auteur anonyme écrit une prière pour son fils sur le rebord intérieur de la fenêtre aux vitres éclatées depuis longtemps.
Ces colonnes de prières me font penser aux « cahiers calligraphiés » de ces artistes autodidactes qui ne peuvent plus lever le crayon de leur texte à peine intelligible : comme si le noircissement méticuleux et intégral de la feuille blanche était la seule manière de nous faire éprouver ce « lointain intérieur » impossible à rendre compte à qui que ce soit ni à eux même((J’ai en mémoire les Cahiers de Constance SCHWARZLIN (1845-1911) exposés au Musée d’Art Brut à Lausanne (Suisse). Pour le commentaire : Michel THÉVOZ, L’art brut, Genève, Skira, 1981 (1975), p. 130-135.)).
Bien entendu, je n’assimile pas les quatre murs enduits de mots à une œuvre d’art brut, mais le regard comparatif incite à « voir » d’une autre manière l’écriture murale. Tout se passe comme si l’urgence du nouveau pèlerin « suspend » la supplique du précédent, pour mieux en prendre la « relève » dans une sorte de nécessité irrésistible de tracer « sans fin » la même parole((Par exemple, ces deux prières écrites l’une sur l’autre, à une semaine d’intervalle et encadrées dans un rectangle irrégulier : St Lazare priez bien / pour obtenir la / guérisons de mon / petit Jean -Pierre / et qu’il profite bien / 12 mai 1944 / [signature] ; St Lazare / guérissez mon / petit filleul prier / qu’il grandisse bien / sage et fasse la joie de / ses parents / le 19 mai / 1944 [frère] Bernard. André JULLIARD, Prières de protection et guérison, op. cit., chap. V.3, « Écrire à Lazare », prières 062 et 063.)). Les mots répétés jusque sous la voûte romane, remplissent la chapelle d’un murmure inlassable de demandes et, donc, de dialogue avec le saint. Dans le même temps, la maladie de l’enfant n’isole plus ses parents qui entrent dans cette communauté du malheur biologique. Elle se donne à voir et à s’entendre publiquement, notamment, aux parents qui, un jour, peuvent passer de la demande de protection (naissance) à celle de la guérison (petite enfance).
La chapelle est logos dans le sens où les prières écrites sont les empreintes des paroles proférées avec intensité et profondeur dans le dialogue silencieux (?) avec le saint. Aujourd’hui, les murs survivants nous les font littéralement « passer » en un bloc compact incorporant ferveur et peur devant le petit enfant qui, pareillement à Lazare ressuscité pour la traversée de la mort, ne peut pas témoigner de l’épreuve de sa maladie((Rappelons que les convulsions épileptiques étaient, jusqu’au milieu du XXe siècle, perçues comme une « petite mort ». Les prières murales renseignent sur l’âge des enfants malades : la sollicitation de la protection ou la guérison de Lazare intervient entre quelques jours après la naissance et jusqu’à douze mois, donc rarement après l’acquisition des prémices du langage et de la motricité.)). Finalement, Suzel et moi n’échappons pas à l’attraction de la méditation sur « la profondeur essentielle de l’être » que suscite toute rencontre avec l’histoire de Lazare : sans doute, est-ce le premier lien de notre collaboration ?
Des cultes à Saint Lazare
En Europe, Lazare le Ressuscité, l’Ami du Seigneur((H. GARCIA, « Lazare, du mort vivant au disciple bien-aimé. Le cycle et la trajectoire narrative de Lazare dans le IVe Évangile », Revue des Sciences Religieuses (Strasbourg), 3, juillet 1999, p. 259-293.)), est un saint majeur du catholicisme médiéval((Alain MARCHADOUR, Lazare. Histoire d’un récit. Récit d’une histoire, Paris, Cerf, 1988.)). Il est invoqué contre le grand péril de la lèpre((Par exemple : France-Olivier TOUATI, Maladies et sociétés au Moyen Age : la lèpre, les lépreux et les léproseries dans les provinces ecclésiastiques de Sens jusqu’au milieu du XIVe siècle, Paris, De Boeck Université, 1998.)) : le mal-sanction infligé par Dieu pour les péchés les plus graves. La thérapie se fonde sur le miracle obtenu par l’imploration pénitentielle, perpétuelle du pardon divin (seul remède connu) et la prévention de la contagion en isolant le lépreux dans une maladrerie appelée lazarium ou lazzaro. Le patronage((En Palestine, au moment des croisades, les ordres religieux hospitaliers adoptent Lazare comme patron : Rafaël HYACINTHE, L’Ordre de Saint-Lazare de Jérusalem en Occident. Histoire. Iconographie. Archéologie, Thèse de Doctorat en Archéologie, Université Paris I – Sorbonne Panthéon, 1999.)) joue très tôt sur l’homonymie entre les deux Lazare évoqués dans les Évangiles : le Pauvre lépreux (Luc 16, 19-31) et le Ressuscité (Jean 11,1-44)((Nous utilisons la bible de l’École biblique de Jérusalem, Paris, 1955.)).
La France compte le plus grand nombre de reliques (4 chefs) du saint ressuscité : Vézelay, Autun (cathédrale reliquaire, XIIe siècle) en Saône-et-Loire, Avallon dans l’Yonne : les trois entrent dans ce qu’on appelle « la tradition bourguignonne » (XIe siècle). « La tradition provençale » (XIe siècle) le reconnaît premier évêque de Marseille après avoir été celui de Larnaca à Chypre qu’il a dû fuir pour cause de persécution (multiples versions)((Le chef conservé à Marseille pourrait être celui de Lazare, évêque d’Aix-en-Provence au début du Ve siècle.)). Enfin, « la tradition d’Andlau » dans le Bas-Rhin (IXe siècle) : le corps de Lazare, évêque de Larnaca((Selon la tradition chypriote, Lazare fuyant en bateau la répression romaine en Palestine débarque à Larnaca où la Vierge Marie et Saint Paul l’ordonnent évêque de la ville.)), est transféré à Constantinople (fêté le 17 octobre) sous l’empereur byzantin Léon VI (896-912). Ensuite, l’abbesse Richarde rapporte des fragments à Andlau d’où, pour des raisons diplomatiques, elle distribue des reliques à Prague, Berne (Suisse) et en Italie((L’Église romaine ne reconnaît pas cette tradition depuis le XIXe siècle.)). Jusqu’à la fin du XIXe siècle, ces églises, cathédrales et abbayes se disputent la propriété des reliques car, attirant une grande foule de pèlerins, elles constituent une importante source de revenus financiers.
Lazare le Ressuscité est, aujourd’hui, quelque peu oublié du calendrier romain qui ne lui accorde aucune fête. D’abord fixé au 17 décembre, le Martyrologe (édition 2005), déplace son mémoire au 29 juillet, le même jour que celui de sa sœur Marthe. Jusqu’au milieu du XXe siècle, dans les campagnes françaises (Saint-Criard) et européennes, il est invoqué en tant que protecteur et guérisseur des maux et accidents de la petite enfance((Anorexie, épilepsie, retard de locomotion : André JULLIARD, Prières de protection et guérison … op. cit. ; brûlures : Alice TAVERNE et Robert BOUILLER, Médecine populaire et sorcellerie en roannais et forez, Ambierle, 1976, p. 21. Conjuration recueillie en 1973 : « Saint Lazare et Notre Seigneur allaient se promener dans la ville. Saint Lazare dit à Notre Seigneur : ” J’entends un cri “. Notre Seigneur dit : ” C’est un enfant qui se brûle ; allez-y, bouffez trois fois de votre vent, de votre haleine sans prendre vent, l’enfant guérira ».)).
Les deux Saint-Lazare passent en Amérique latine avec la traite esclavagiste et les missions jésuites. Aujourd’hui, son culte est très actif notamment dans les religions afro-cubaines. Équivalent de Babalù Ayé, l’un des seize orisha (saints) du panthéon yoruba-lucumi, c’est surtout Lazare Lépreux((Aujourd’hui, l’Église romaine ne fête pas Saint Lazare le Pauvre lépreux car elle le considère comme le personnage fictif d’une parabole : Théo, Paris, 1993, p. 93a.)) qui est invoqué pour la variole, la lèpre et la protection des pauvres((Lydia CABRERA, La Forêt et les Dieux. Religions afro-cubaines et médecines sacrées à Cuba, Paris, Jean-Michel Place, 2003 (1983), p. 49.)).
Parallèlement, Lazare le Ressuscité occupe une place autrement plus dynamique dans l’Église orthodoxe. Issues de la liturgie de Jérusalem (IVe siècle), l’office et la procession du « Samedi de Lazare » (veille des Rameaux) ouvrent le temps de la Semaine Sainte (Pâques)((Il faut noter que la liturgie byzantine orthodoxe célèbre moins Lazare le Ressuscité que le passage de Jésus à Béthanie (Al Eizariya) qui annonce la Passion six jours plus tard. Pour l’étude de la liturgie : Job GETCHA, Le typikon décrypté. Manuel de liturgie byzantine, Paris, Cerf, 2009, p. 232-260 (Lazare, p. 232-235).)).
Dans les Balkans, de nombreux rites « populaires » (quête d’œufs, danses, chants) fêtent ce jour-là Lazare le Ressuscité. Ils célèbrent le renouveau générationnel (rites de passages entre classes d’âge surtout dans le groupe des jeunes filles) et le renouveau de la nature (protection des troupeaux, des récoltes futures, etc.). Aujourd’hui, ces rituels se font plus rares ou, comme le Lazarouvaneto en Bulgarie, prennent la forme de cérémonies folkloriques((« Lazarovden. Saint Lazare, fête des jeunes filles (lazarina) », sur : http://www.bulgaria-france.net/traditions/lazar.html, consulté le 17 décembre 2007.)).
Observer. Filmer
Le « Samedi de Lazare » est célébré avec ampleur tant à Al Eizariya (Cisjordanie) dans le tombeau de la première mort du saint qu’à Larnaca autour de la seconde sépulture du saint.
La tradition chypriote à Pâques 2012
À Larnaca, l’église de Lazare se compose de trois nefs séparées chacune par deux fortes colonnes : les deux nefs latérales étaient historiquement réservées aux femmes. Au-dessus de la nef centrale, s’élèvent trois coupoles qui donnent trois absides équivalentes à trois églises cruciformes. Une immense iconostase en bois, entièrement peinte d’icônes (XVIIIe siècle), se dresse jusqu’au plafond, cloisonnant totalement le naos (lieu des fidèles et des chantres) des absides : la bèma (lieu du clergé célébrant) et des deux diakonikon (sacristies). Sur le palier d’un d’escalier de quelques marches qui court tout le long de l’iconostase, les stalles des chantres entourent la porte médiane fermée par un lourd rideau sur lequel est brodée la scène de la résurrection.
Le tombeau
Les deux sarcophages de Lazare, « en marbre », à moitié recouverts par leurs couvercles brisés, sont exposés in situ (?) dans une petite et très basse pièce rectangulaire située sous la bema, l’abside centrale où se prépare l’eucharistie. À partir de l’entrée sud de l’église, ils sont accessibles par un bref et raide escalier qui débouche dans une première salle rectangulaire : sur une banquette longeant le mur de droite (sud), les pèlerins déposent cierges et tama((Tama (genre neutre : vœux, offrande, ex-voto) représente un enfant ou un adulte sexué, un organe physiologique (cœur, poumon, intestin et foie) ou un membre anatomique : jambe, tête, bras et main. Ils sont moulés dans une cire épaisse et vendus par un seul (?) artisan dont l’atelier est enclavé dans une ruelle voisine de l’église. Vocabulaire apporté par Andreas Dimitriou que l’équipe remercie pour sa disponibilité chaleureuse et son aide précieuse lors de notre séjour à Larnaca.)) qui, selon nos entretiens, sont moins des ex-voto que des demandes de protection. Une icône de Saint-Lazare barre le mur du fond : le fidèle l’embrasse avant de passer dans la salle des sarcophages par un couloir perpendiculaire sur la gauche.
Juste avant l’entrée, scellé dans le mur, un robinet permet aux pèlerins de se servir en eau souvent appelée « de Saint-Lazare ». Pourtant la majorité de ceux que j’ai rencontrés (AJ), ne la considère pas vraiment comme ayant une propriété miraculeuse suffisante pour, par exemple, être rangée dans la pharmacie familiale((En dix jours d’observation quasi continue, seules deux jeunes mères de Larnaca ont fait remplir une bouteille par leurs enfants (comme un jeu). L’une d’elle me dit (en anglais) que sa mère lui en faisait boire un demi-verre quand elle avait mal au ventre ou un état fiévreux. Elle ajoute qu’elle oublie souvent de le faire pour ses deux enfants. L’autre, plus âgée, ne parlant que le grec chypriote, me montre sur le plus petit de ses trois enfants, qu’elle désinfecte ou frictionne (?) les petites plaies ordinaires à « l’eau de Saint Lazare ».)). Par contre, avant ou après la prière sur les sarcophages, pratiquement tous, hommes et femmes, font usage de cette eau soit pour en boire à même le robinet, soit pour se laver les mains, les avant-bras, le bas des jambes, parfois les pieds. Et, plus systématiquement, en recueillant d’une main un peu d’eau, ils se frottent les yeux, la nuque et le front.
L’eau est en quelque sorte le contact vivant (« frais ») avec Lazare. Elle est perçue comme ayant une vertu prophylactique revigorant les organes essentiels ou les organes défaillants sous les rudesses de l’âge. Ces petits actes modestes ne s’enchaînent pas dans un rite complet et obligatoire de purification ou de « lavage curatif ». Pour le regard extérieur, ils composent une myriade continue de gestes solitaires ou bousculés dans le confinement de ce « bout de couloir ».
Dans la seconde salle, très basse obligeant les personnes à rester courbées, les sarcophages constituent les deux côtés d’un carré appuyé contre une murette archéologique (est) et fermé par le mur nord. L’exiguïté du lieu autorise la présence d’une demi-douzaine de personnes à la fois qui ne peuvent pas circuler autour des sarcophages.
Les témoignages recueillis distinguent le vrai (perpendiculaire au mur) du faux (perpendiculaire au premier) sarcophage((Découvert à la fin du IXe siècle, l’histoire de la tombe de Lazare évêque est très mouvementée avec la translation des reliques à Constantinople et, au XVIIe siècle, le vol du sarcophage remplacé par « le faux » (?).)). De manière générale, pèlerins et pèlerines répètent la même dévotion sur les deux cuves. La prière silencieuse de demande, de bénédiction, d’intercession ou de supplication, se dit le plus souvent debout, penché les deux mains appuyées sur le bord ou le fragment du couvercle : elle se termine en balayant d’une main le fond du sarcophage et trois signes de croix. Cette forme accepte au moins trois variantes : s’agenouiller, étreindre le couvercle et plus rarement et brièvement s’allonger dans le sarcophage. Il semble que ces postures soient pratiquées le plus souvent par des pèlerins orthodoxes (Russie, Balkans) qui, en vacances de Pâques sur l’île, associent tourisme et religion. Quelques pèlerins posent une fleur sur l’un des couvercles. D’autres déposent une prière-papier au fond du « faux » sarcophage protégé par les deux tiers intacts de son couvercle.
Une grand icône de la « Vierge à l’enfant » est dressée devant le mur est : chaque fidèle l’embrasse avant de retourner dans la nef. Pendant toute la semaine sainte, cette sorte de crypte est animée très tôt le matin (5h30) à tard le soir (22h) par un incessant va-et-vient de fidèles de tous âges et, même, des élèves des écoles primaires.
Le tombeau de Larnaca : extrait du prémontage de Lazarus, come forth!
Le Samedi de Lazare
À la fin du XIXe siècle, l’archéologue Max Ohnefalsch-Richter a observé la cérémonie processionnelle à Larnaca((
Max OHNEFALSCH-RICHTER, Kypros, die Bibel und Homer, Berlin, Asher, 1893, p.122-123 (traduction R. Hyacinthe et M.-C. Bernard).)) :
« La célébration constitue une fête en soi, avec une messe, des fleurs et des branches décorant l’église […] la fête à l’extérieur, qui débute dans la cour des colonnes devant l’église, puis va à travers la ville et se termine tard la nuit. La mort de Lazare et sa résurrection par le Christ font, alors, l’objet d’une représentation avec des personnages. Le protagoniste est un jeune garçon. Les prêtres de l’église Saint-Lazare choisissent à cette occasion le jeune homme le plus beau et le plus intelligent de la ville. Des fleurs venant de la région de Larnaka sont utilisées pour cette fête((Très répandues à l’état sauvage autour de la ville, les « fleurs de Lazare » sont de petites Chrysenthemum coronarium d’une belle couleur jaune citron.)) [avec lesquelles] on tisse une robe que revêt le jeune homme. En sa compagnie, les prêtres, les serviteurs de l’église, un chœur et des musiciens traversent la ville de porte à porte pour répéter partout la même cérémonie : le jeune Lazare se jette par terre sur un tapis de fleurs préparé par les autres. Un des prêtres ou diacre, lit alors l’Évangile de Jean (11). Quand il arrive au vers 43 lorsque le Christ dit “Lazare sorts”, un des prêtres le plus prestigieux jette de l’eau bénite sur le garçon allongé sur le tapis. On le rafraîchit avec un éventail fait d’une branche de Myrte. Lazare se relève alors vite, le chant de joie commence, accompagné de la flûte, la guitare, le violon et la tambutschi. Les habitants de la maison l’arrosent avec de l’eau citronnée ou de l’eau de rose. Ils donnent des cadeaux aux musiciens, du vin « for » avec des fruits secs, du pain croustillant et des bretzels. La cérémonie prend fin aussitôt afin que la procession puisse aller dans la maison suivante. Chez les riches, elle reste plus longtemps et néglige les appartements des plus pauvres. Ainsi, ils traversent toute la ville »
L’auteur ajoute un complément ethnographique qui précise le calendrier de ce début de printemps :
« À cette fête Saint-Lazare qui a lieu lorsque le blé est prêt à être récolté, précède une autre fête de cinq semaines auparavant : la fête de printemps… Elle tombe à l’arrivée du printemps lorsque le blé est vert et que le pays en est éphémèrement recouvert comme un tapis. Le premier des quarante jours menant à Pâques, la population se dirige vers les champs de blé avec des corbeilles afin de récolter. On mange, on joue, il y a beaucoup de vin. La famille et les proches fêtent tous ensemble. C’est la fête du blé, propice aux réunions de famille. On y récite des poèmes. Le soir le peuple revient au village en fête. Cette fête du printemps marque le début du jeûne »
Fête du printemps (récolte symbolique du blé ?) et « Samedi de Lazare » apparaissent comme des reposoirs festifs au cours de ce long (40 jours de jeûne) rite de passage annuel entre hivers et été. Dans cette société (encore) agricole, il s’agit de célébrer la continuité de la survie économique (protection des récoltes) et de la vie sociale (exaltation des forces de travail). Dans ce sens, Lazare semble remplir les fonctions de renouvellement des hommes et de la nature propre à un saint agraire((
Arnold VAN GENNEP, « Cérémonies et rites de protection et de croissance des récoltes », Manuel de folklore français contemporain, Paris, Picard, 1951, p. 2142-2165.)).
Aujourd’hui, l’économie du sud de l’île((La guerre de 1974 a séparé l’île entre la « République Turque du Nord de Chypre » et la République de Chypre qui est membre de l’Union Européenne (2004).)) est passée de l’agriculture aux industries du tourisme, de l’immobilier, des services financiers et des activités commerciales maritimes « offshore » (troisième flotte européenne)((Dans la bibliographie peu abondante, nous nous référons à Pierre BLANC, La déchirure chypriote : géopolitique d’une île divisée, Paris, L’Harmattan, 2000.)). À Larnaca, la procession du « Samedi de Lazare » s’est dépouillée de ses attributs agraires((Il faut mentionner en mai, l’Anthestiria, la fête des fleurs que l’Office du tourisme annonce comme « la célébration de la renaissance de l’homme et de la nature [qui] remonte à la Grèce antique ».)) et de rites de passage pour se centrer sur sa résurrection annonçant celle du Christ.
Du vendredi des Rameaux jusqu’au dimanche de Pâques où elle est totalement fermée, l’église ouvre journellement à 5h30 pour deux longs offices chantés : 7h-11h et 17h-22h (vêpres et complies). La messe du soir de Lazare, des Rameaux et du Samedi Saint, est suivie par une procession extérieure circulaire : église-front de mer-vieille ville-église.
Autrement dit, la procession de Lazare se singularise uniquement par son icône portée solennellement dans les rues((Dans la procession du dimanche des Rameaux, elle est remplacée par l’icône du « Christ assis sur un âne entrant dans Jérusalem » (Mt 21, 1-9).)). Il s’agit de « l’icône merveilleuse de Lazare »((Lazare assis, habillé en évêque, tient dressé les évangiles sur sa cuisse gauche et bénit de la main droite. La peinture est recouverte d’une fine plaque gravée en métal argenté. Entre ses jambes, un fragment de bois, provenant du cercueil du saint, est incrusté dans un médaillon. Les fidèles embrassent les évangiles et la relique : la vitre de protection est nettoyée plusieurs fois dans la journée.)) (XVIe siècle) qui, dès le vendredi, est exposée sur un chevalet devant les stalles des chantres, au centre de l’allée, sorte de transept entre les entrées sud et nord de l’église((Ce sens de circulation est, en fait, donné tout au long de cette semaine par les scouts qui, en uniforme, régulent la foule des fidèles.)). Le rituel orthodoxe est toujours le même. Le fidèle entre, achète des cierges, embrasse le reliquaire de Lazare, puis l’icône de la Vierge qui voisinent sur le côté droit du palier des chantres. Ensuite, il embrasse l’icône merveilleuse puis passe en dessous du cadre avant de (ou après avoir) plant(é)er ses minces bougies jaune marron dans le sable de l’un des deux portes cierges situés de chaque côté de la tribune. Il embrasse l’icône qui a été posée pour la journée contre le pilier gauche de la tribune. Enfin, il fait le tour d’une demi-douzaine des seize icônes répertoriées dans l’église sans compter celles de l’iconostase. Ce parcours n’est qu’un schéma général et les fidèles assemblent les éléments selon leur propre façon de faire et, souvent, selon les opportunités de places libres dans les files d’attente devant chacun des mobiliers liturgiques.
Le matin du « Samedi de Lazare », des paroissiens s’activent pour décorer le reliquaire et l’icône avec des fleurs blanches serrés en rubans dans lesquels sont piquées des brassées de fleurs jaunes de Lazare. Le reliquaire demeure à sa place sur le côté droit et l’icône est accrochée au pilier à gauche des stalles.
Les parcours de dévotion reprennent dès 6h du matin : ni les messes, ni la procession n’interrompront le flot des fidèles qui enfle au fil des heures. Seule la fermeture des portes l’arrêtera, non sans protestation, vers minuit – une heure du matin. Familles avec enfants, adultes vêtus avec recherche, adolescents en petit groupe avec casque MP3 sur le cou ou se tenant par la main, jeune couple avec poussette, clochards, personnes âgées devant qui tout le monde s’écartent… tous veulent, ce jour-là, embrasser l’icône au moins une fois et laisser leurs bougies((Les touristes sont plutôt rares ce samedi 7 avril : un couple d’anglais qui, ne pouvant s’approcher, renonce à photographier l’iconostase. Et vers midi, un groupe de touristes allemands emmenés par une guide qui décrit rapidement l’iconostase et explique que le tombeau est inaccessible parce que c’est le « samedi de la Passion » (!).)). Dans l’église, le bourdonnement de ces milliers de gestes semblables qui, pourtant, ne se répètent pas à l’identique, mais s’activent à remuer, à brasser l’ensemble des pratiques, autrement ordinaires de la dévotion orthodoxe aux saints, constitue l’épaisseur de la célébration de Lazare.
La procession de Larnaca : extrait du prémontage de Lazarus, come forth!
La procession débute à la tombée du jour devant l’entrée sud de l’église et elle est emmenée par une première fanfare qui est suivie par une chorale un peu informelle. Un détachement de la Garde nationale, avec armes de combat (et non de parade) à l’épaule, forme à la fois une haie d’honneur et un rempart quasi hermétique autour de l’icône portée par un prêtre. Le long du chemin, beaucoup de personnes ne pourront pas le franchir pour toucher Lazare. Il est suivie par l’évêque, le clergé (l’un d’entre eux porte un petit reliquaire de Lazare, un autre une bouteille d’huile sainte), les autorités municipales et régionales, puis viennent une fanfare, des groupes scolaires, un groupe religieux d’aide publique (« Bénévoles d’Amour ») portant des lumignons et, en fin de cortège, la foule des fidèles((La procession peut s’arrêter devant quelques maisons qui ont demandé à recevoir une provision d’huile bénite.)).
Al Eizariya, « Samedi de Lazare » à Pâques 2011
Au sud-est de Jérusalem, Al Eizariya (« le lieu de Lazare ») s’étend en partie sur l’ancien village de Béthanie où Lazare et ses deux sœurs, Marthe et Marie-Madeleine, vivaient aux temps de Jésus((Alberto STORME, Betania, Jérusalem, Franciscan Printing Press, 1992.)). La ruelle menant au tombeau a été récemment rénovée en un escalier à larges marches dallées en pierre et aux rebords peints en jaune pour la sécurité des pèlerins. Elle monte en pente douce vers le Jardin des Olives, à une heure de marche d’Israël, passe devant le premier tombeau de Lazare pour, à peu de distance, aboutir dans… le Geder hahafrada, « grillage de séparation » israélien. C’est un haut mur en béton complètement « tagué », hérissé de matériels électroniques de surveillance qui relègue le bourg à l’état de village hors remparts d’une forteresse de science-fiction. Impressions frileuses de « nulle part », de paysage à la lumière badigeonnée, de temps sans futur que soulignent la proximité du tombeau et de quelques maisons inachevées qui s’éparpillent sur la pente en friche. Les enfants courent partout.
Le tombeau troglodyte
Il possède un vestibule et une chambre qui, suite à des travaux de réaménagement au cours du Moyen Âge et à l’époque classique, se trouvent en dénivelé et communiquent par un passage couvert qu’il faut franchir à genoux. La chambre basse possède trois niches funéraires (arcosolium) creusées dans les parois calcaires. Une religieuse bulgare indique à un groupe de sœurs (et à l’ethnographe) patientant pour descendre dans le tombeau que « Lazare était déposé dans la première à droite » de l’entrée. Jésus se tenait dans le vestibule quand Il cria d’une voix forte : « Lazare, viens ici. Dehors ! » (Jn 11, 43).
Le tombeau s’enfonce d’une trentaine de marches sous la mosquée Al Uzair ((Attestée au XIVe siècle, elle est agrandie au XVIIe siècle.)) qu’un étroit chemin, en amont, sépare de la terrasse de l’église orthodoxe tandis qu’en aval, elle est mitoyenne avec l’église franciscaine (XIIe-XIIIe siècles)((Les lieux de cultes chrétiens, reconstruits au milieu du XXe siècle, sont régulièrement en activité pendant l’année.)). Le chemin conduit à l’esplanade d’un château médiéval en ruine, appelé La Tour par les pèlerins du XIXe siècle.
Le « Samedi de Lazare »
La cérémonie s’engage très tôt le matin avec, dans l’église, l’office inscrit à l’ordinaire de la liturgie orthodoxe : une icône moderne de la résurrection de Lazare est inclinée sur un pupitre au milieu de l’iconostase dans l’axe de la nef. Contrairement au rituel chypriote, le dispositif interdit toute intention de passer sous l’image : chacun l’embrasse avant de s’installer pour « entendre la messe ». Par la suite, beaucoup d’entre eux, surtout des femmes, reviennent à l’icône sur laquelle elles frottent légèrement des photographies de leurs enfants, petits-enfants et parents qu’elles rangent soigneusement dans une pochette plastique transparente. Tous rapporteront, également, dans leur foyer deux ou trois petits cierges qu’ils ont fait brûler en partie devant l’iconostase.
L’assistance grossit au fur et à mesure des arrivées de cars en provenance de Jérusalem où, pour la Semaine Sainte, résident les touristes-pèlerins notamment russes, ukrainiens, roumains et grecs. En fin de célébration, l’un des prêtres dévoile un petit reliquaire de Lazare qu’il invite à venir embrasser.
La préoccupation première est de commémorer la mémoire des défunts. Sur le côté gauche de l’entrée dans la nef centrale, les fidèles se pressent pour écrire les noms des disparus dans les cases d’une fiche imprimée qu’ils glissent dans une urne posée sur une table et à côté de laquelle sont disposés un panier à offrande et un casier de cierges. Chacun en achète et les plante dans le sable de l’un des deux portes cierges placés à hauteur de l’iconostase. Dans la religion orthodoxe, nous explique en allemand une jeune femme russe, il faut chaque matin invoquer les morts de la famille. Elle nous montre un petit carnet épais où elle consigne les noms connus de toute sa parenté((Trois femmes, qui écoutant notre conversation, montrent spontanément leurs carnets personnels. L’une d’elle précise que cette sorte de litanie des défunts ne doit pas se réciter lors de la messe du dimanche.)). D’autres noms sont écrits sur des feuilles volantes pliées en quatre : ce sont ceux des familles amies ou voisines pour qui elle remplit également des fiches quand elle fait un pèlerinage à l’étranger.
La majorité des fidèles descendra dans le tombeau pour prier la tête appuyée sur l’une des parois. Certains d’entre eux glisseront à nouveau une fiche nécrologique dans un interstice de la paroi ou dans l’un des sarcophages.
Mais, l’observation du lieu montre que les pèlerins préfèrent les confier aux prêtres plutôt qu’au sépulcre. « Il n’y a personne pour les surveiller après que tout le monde soit parti », nous dit en français une religieuse orthodoxe bulgare. Elle exprime le sentiment général de défiance par rapport au zèle des gardiens palestiniens du tombeau qui le nettoient rapidement (récupération des cierges, ramassage partiel des prières-papier) pour accueillir les touristes de l’après-midi.
Après un bref office, la procession se met en marche à partir de l’église grecque orthodoxe appelée « la pierre de la réunion » située à la sortie est du bourg, sur la route menant à Jéricho. Elle conserve le rocher où Jésus « s’est assis » pour attendre Marthe et Marie avant de se rendre au tombeau de Lazare (Jn 11, 20-32)((Juste de l’autre côté de la route, il y a une église orthodoxe russe qui, dans son parc, possède un autre rocher où Jésus aurait également attendu les deux sœurs : ce lieu est rarement visité par le pèlerin.)).
Ouverte par un groupe de scouts palestiniens (?), elle est conduite par le patriarche (ou un métropolite ?) du patriarcat orthodoxe (grec) de Jérusalem, accompagné par le maire, entouré de nombreux prêtres, moines et nonnes. Ils sont suivis par une croix et deux bannières rouges (Résurrection de Lazare ; entrée du Christ dans Jérusalem) encadrées par une lanterne de procession et une enseigne en cuivre (gloire rayonnante avec des anges)((Deux ou trois pèlerins portent, sans vraiment les brandir, un drapeau national : Bulgarie, Roumanie et, peut-être, Ukraine.)). Le cortège (quelques chants) tend à les déborder comme si les pèlerins voulaient « se ramasser autour » des ecclésiastiques.
Les frères franciscains ne sont ni participants ni spectateurs de la procession. Un seul frère garde le parc et l’église (aucun office) ouverts au public. L’attitude de l’Ordre des frères mineurs confirme que la liturgie catholique romaine ne fête pas Lazare((Par contre, les frères célèbrent Sainte Marthe (29 juillet) par deux messes : une première, tôt le matin, au tombeau de Lazare, la seconde dans leur église. La spiritualité franciscaine est très attachée à la figure « de la servante humble et dévouée » ainsi qu’à la symbolique de l’amitié fraternelle qui unissait Jésus à la famille de Lazare. Caterina FOPPA PEDRETTI, « Béthanie pour la fête de Sainte Marthe », jerusalem-religions.net, 14 août 2011.)). Elle peut, également, signifier soit des dissensions avec la municipalité palestinienne à propos de la propriété du tombeau dont il avait historiquement la garde, soit des relations très distantes avec l’Église orthodoxe (?)((L’église copte est également absente alors qu’elle possède un monastère moderne sur une hauteur d’Al Eizariya.)).
La procession s’arrête devant le tombeau pendant que l’église se vide des derniers fidèles. Se tenant face à l’entrée, l’évêque lit (en grec) l’évangile de Jean (?)((L’évangile du jour est celui de Saint Jean Chrysostome : J. GETCHA, Le typikon décrypté, op. cit., 2009, p. 234. Cependant, un moine assis au pied du mur de l’église orthodoxe, me confirme (en anglais) qu’il s’agit bien du texte de « John ».)). Puis, la foule écoute la prédication((Dans la religion orthodoxe, la prédication n’est pas l’équivalent du sermon de la messe catholique car elle est un véritable acte liturgique : Joan TOADER, « Parole et prédication dans le contexte liturgique orthodoxe », Transversalités, 75, 2000, p. 201-217.)) (centrée sur le temps de Pâques) dite par un prêtre juché sur le mur au-dessus de la porte. Enfin, l’évêque descend pour prier et bénir le tombeau : sa sortie est le signal de la cohue des pèlerins pour descendre à leur tour. En tout début d’après-midi, les cars sont repartis vers Jérusalem : dans la ruelle déserte, un couple de touristes russes se heurte aux portes fermées de l’église orthodoxe, du tombeau et, en face, des trois commerces (objets religieux et produits locaux((Ces derniers commercialisent des « graines de Saint Lazare » (Sinapis arvensis ?) qui, une fois moulues, servent à confectionner de la moutarde.))). Ils prennent une photographie de la porte du tombeau et continuent aussitôt leur périple vers Jéricho.
al Eizariya : extrait du prémontage de Lazarus, come forth!
Retenir le touriste
La visite du tombeau de la première mort de Lazare n’est inscrite que dans quelques circuits touristiques des lieux saints((Parfois, il n’est même pas mentionné dans le guide comme celui-ci : Israël. Jérusalem. Cisjordanie, Paris, 2010.)). Son dénuement archéologique le rend ordinaire parmi les dizaines de tombeaux juifs du premier siècle qui sont disséminés sur le territoire israélien. Par ailleurs, Al Eizariya, déjà coupé de Jérusalem, ne possède pas de monuments significatifs de l’histoire biblique. Connue pratiquement que des pèlerins orthodoxes, l’église de « la pierre de la réunion » est rarement ouverte à la visite libre en dehors des offices.
Aussi, pendant la semaine de Pâques, les cars et les taxis se comptent en quelques unités journalières. La halte est très brève : dix minutes pour une personne, un quart d’heure–vingt minutes, tout au plus, pour un groupe car seuls les participants les plus valides tentent la raideur de l’escalier.
Depuis plusieurs années, la municipalité palestinienne élabore un programme de développement urbain : construction de nouveaux quartiers, rénovation du centre-ville, développement de l’office du tourisme, etc. Le projet comprend la réalisation d’un parcours patrimonial entre les ruines médiévales de la première église franciscaine et l’esplanade du château et le tombeau((Il faut noter que dès la fin du XIXe siècle, la famille Aburish, gardienne de génération en génération du tombeau de Lazare, plaide pour la promotion touristique et religieuse d’Al Eizariya : Saïd K. ABURISH, Les enfants de Béthanie. L’histoire d’une famille palestinienne, Paris, Grasset, 1988, p. 6-11.)). Il prévoit la construction d’un complexe touristique abritant un restaurant et un musée essentiellement lapidaire((Il exposerait les fouilles archéologiques pratiquées au milieu du XXe siècle et dont les découvertes sont inventoriées dans un volumineux catalogue : Sylvestre J. SALLER OFM, Excavations at Bethany (1949-1953), Jérusalem, Franciscan Press, 1982.)).
Cependant le maire et la directrice en charge des services de la culture à la mairie, sont bien conscients que quelques chapiteaux, fragments de mosaïque, lampes à huiles et autres menus objets domestiques de l’Antiquité et du Moyen Âge, ne suffisent pas à retenir le touriste et le diriger vers le restaurant « panoramique ». Trop proches, les grands musées d’Israël sont mieux « achalandés » en œuvres plus rares et exceptionnelles de ces époques.
Dialogue
Pourquoi dans ma démarche de création, ai-je eu besoin de recourir aux « lumières » d’un ethnologue ?
Suzel Roche
L’intérêt pour un documentariste de recourir aux connaissances, aux informations et au point de vue d’un ethnologue n’est pas à démontrer. Pour être plus précise dans ma démarche, c’est essentiellement en tant que réalisatrice de « documentaire de création » que ce croisement de regards m’a paru fertile.
Dans mes films, je souhaite croiser plusieurs matières documentaires (textes enregistrés en studio/ sons directs, archives/ éléments du présent, culture populaire/documents d’exégèse, images d’amateurs / cinéma direct…) et surtout j’aime désenclaver les représentations propres à chaque sujet (religieux, politique, domaine de l’intimité, histoire et imaginaire…). Dans ces mises en liens parfois risquées, où les marges sont intéressantes à pousser pour définir au mieux l’ampleur d’un questionnement, un ethnologue m’était essentiel en tant que « garde-fou »…C’est le rôle qu’André a joué à plusieurs reprises, lorsque suite aux premiers tournages en sa compagnie, j’ai posé par écrits les intentions du film Lazarus, come forth! et j’ai monté les premiers rushs. Discussions, réactions, interrogations sur certains termes employés (ainsi une longue interrogation sur ce que j’appelais le « crypto-religieux ») et surtout sur les champs du réel que recouvrent les mots utilisés ou les premières séquences montées …
L’apport du regard d’un ethnologue m’apparaît donc précieux pour questionner la pertinence des croisements et les prolongements de sens que produisent ces croisements et, cela, dans les phases de post-production (montage, remontages, écriture des voix, finalisation) encore plus que dans les phases des toutes premières écritures et des premiers croisements à oser, dans la solitude et la simple sensibilité artistique. Mais il faut sans doute le rajouter (car l’ouverture d’esprit n’est nulle part une caractéristique professionnelle répandue), la possibilité de ces échanges tient plus à l’homme André Julliard qu’à sa fonction. De même, si la conversation et la contradiction sont riches de sens, c’est qu’il n’y a pas de réponse unique dans ce type de questionnement. Les réactions d’André, toujours bienveillantes, n’étaient pas là pour dire le vrai, elles m’ont permis de me situer, de situer mon propos, ce qui est fondamental pour sa compréhension.
L’accompagnement d’André Julliard dans la construction de ce film me semble essentiel dans ces phases de montage, remontages, écriture des voix, finalisation ; dans ces phases de post-production encore plus que dans les premières phases d’écritures.
Pourquoi l’ethnologue répond-il positivement à l’entreprise de création artistique ?
André Julliard
On pourrait répondre de plusieurs manières, d’abord en expliquant que, depuis ses débuts, l’ethnologie s’intéresse à l’activité artistique (masques, chants, danses, tissus, peintures corporelles, etc.) comme expression des représentations symboliques et liens culturels qui structurent une société. Ensuite, on pourrait disserter longuement sur la relation entre art et science((Le DVD rom : Dénouer l’enfant, sur Saint-Lazare protecteur des enfants, est l’un des dix projets retenus et financés par la Région Rhône-Alpes sur le programme « Les chantiers du millénaire : arts et sciences » (Lyon, 2000).)) ou, enfin, évoquer les liens personnels entre ethnologues, peintres, poètes ou réalisateurs de film de fiction. Mais, ici, il s’agit de rester à l’intérieur de la collaboration étroite sur le « projet Lazare ».
Pour faire court, ma participation s’arc-boute sur « une posture d’écoute », propre à ma démarche ethnographique qui a traversé des terrains aussi différents (en apparence) que les savoirs thérapeutiques des tradipraticiens Diola (Guinée-Bissau), les fêtes et dévotions aux saints protecteurs, et les discours des élus régionaux sur la culture patrimoniale dans l’élaboration des politiques de développement territorial (Rhône-Alpes). Dans la relation personnelle et intime que, chaque fois, je construis (ou j’essaie de construire) avec un interlocuteur((Qu’il soit un individu rencontré à son domicile ou un saint vivant par la pratique des fidèles.)) de longue durée, je ne peux m’empêcher de penser combien nous sommes et restons « étranges » (et non pas étranger) l’un à l’autre. Lui et moi savons que nous sommes deux « poseurs d’énigmes » qui ne seront jamais tout à fait levées par le temps de la recherche((Je me réfère aux propos éclairants d’Antoine LAZARUS, psychanalyste, au cours du débat (non publié) sur « Le malheur biologique, guérisseur et sorcellerie » que j’ai animé au Centre Thomas More (L’Arbresle, 1977).)). Le « ”je” de mon ethnographie » cherche perpétuellement à « cerner cette étrangeté du « ”j” de l’autre »((Je suis très proche de la démarche du médiéviste Georges DUBY lorsqu’il évoque sa fascination pour les « trous », c’est-à-dire les manques dans les archives du XIe au XIIIe siècles. Pour les combler, il s’est beaucoup servi des travaux d’artistes plasticiens comme Gérard Titus-Carmel ou Pierre Soulage. Voir : Georges DUBY, Intérieurs. Nuits, Paris, Bayard, 2008, p. 84-88)) à travers l’étude de ses systèmes de savoirs et de représentations du monde.
Dans ce contexte où il ressent fortement les absences dans ses matériaux oraux, l’ethnographe doit « imaginer ce qu’on ne lui dit pas » : imagination qui n’est pas invention libre (romancier, etc.), car elle est contrainte par l’accumulation des témoignages recueillis. C’est alors que le regard artistique entre autre contemporain, entraine sa réflexion dans les lointains du terrain qui, par définition méthodologique, est déjà exotique à la culture de l’ethnographe. Il peut éprouver par l’approche « hors-piste », sensible, les contours des « non-dits » qui s’entassent entre les mots de ses entretiens. Bien sûr, il est rarement possible d’utiliser directement « ces matériaux dans ses matériaux », mais à lire les expériences d’autres ethnologues, ils nourrissent en profondeur l’écriture ethnologique((Par exemple : Michel LEIRIS, L’Afrique fantôme, Paris, Gallimard, 1934 ; plus récemment, Marie-Claude DUPRÉ et Étienne FÉAU, Batéké. Peintres et sculpteurs d’Afrique centrale, Paris, Réunion des musées nationaux, et Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, 1998 ; ou, encore, Michel PERRIN, Les yeux fermés. Arts, chamanismes et thérapies, Paris, Seuil, 2007.)).
La rencontre avec Suzel Roche relance ma recherche alors que je la considérais achevée depuis la sortie du Dvd fin 2009. Avec un enthousiasme communicatif, elle m’invite à poursuivre le questionnement sur « le dialogue avec le supra humain » que je voyais dans les traces murales laissées par les parents pèlerins dans la chapelle bressane. Il me semble, alors, que la compréhension mutuelle, qui s’est immédiatement imposée entre nous, repose sur la rencontre entre « ma » méditation ethnographique et celle de Suzel qu’elle prend pour matière de son documentaire qui « se déploiera comme un parcours de remémoration, une méditation filmique sur le thème des résurrections, des recommencements entre passé, présent et futurs possibles ».
Bien sûr, nos deux spéculations diffèrent quant à leur objet respectif mais, pourtant, se rejoignent sur une attention commune que Suzel formule avec une citation du philosophe Jean-François Lyotard :
« la relation entre les hommes et les Dieux est à penser en terme de confins, de « pagus » […] de pays. C’est l’endroit où justement on pactise avec autre chose […] Les confins ne sont pas des frontières […] ou deux ensembles de parole qui s’affrontent, c’est au contraire, sans arrêt un lieu de négociation et de ruses… »((Jean-François LYOTARD, Au juste. (Conversation avec Jean-Loup Thébaud), Paris, Christian Bourgeois, 2006 (1979).)).
Le film nous a entrainé dans ces confins de paroles entre christianismes orthodoxe, byzantin et islam, entre tourisme et patrimoine, entre territoires occupés, fracturés et toujours à développer pour survivre.
« Garde-fou » scientifique
La fonction de conseiller scientifique m’est familière puisque je l’ai occupée plusieurs fois dans trois domaines voisins : scénographie d’exposition, muséologie (construction de musée) et scénarios de film documentaire. Les promoteurs des projets ont surtout fait appel à mon expérience ethnographique d’une société, d’un terrain ou d’un thème d’étude. J’étais, alors, invité à participer à l’écriture du scénario muséographique ou cinématographique, à proposer des lieux, des pratiques ou des objets, etc. En bref, j’ai toujours été situé sur la frontière entre « fournisseur de matériaux ethnographiques », pourvoyeur de sens et auteur((Entre autres, l’exposition : Les millénaires de Dieu. Une vieille histoire pleine d’avenir, Musée Dauphinois (Grenoble), 24 décembre 2000 – 25 février 2002 (direction de l’ouvrage d’accompagnement sous le même titre aux éditions du Musée, 2000).)) : j’étais impliqué dans la fabrication de l’œuvre !
J’avoue que j’ai été quelque peu déconcerté par la lecture des premiers argumentaires du film Lazarus, come forth!, d’autant que j’ignorais totalement l’existence du « documentaire fiction ». En m’exposant plusieurs fois oralement sa démarche très personnelle et poétique, éloignée de toute méditation sur ce que l’on appelle communément « le syndrome Lazare »((Depuis le Moyen Âge, la résurrection de Lazare fascine moins par le prodige que par l’interrogation qu’elle pose : comment peut-on vivre après l’épreuve de la mort ? Question que les Évangiles laissent sans réponse : la tradition chypriote mentionne simplement que l’évêque de Larnaca était devenu « l’homme qui ne riait jamais ». Fréquemment comparé à un rescapé des camps de concentration ou de la mort biologique, « L’être Lazaréen » (Jean Cayrol, Lazare parmi nous, Paris, Ed. de la Balconnière, 1950), est prisonnier à jamais de cette expérience radicalement incommunicable et intransmissible. Elle fait de lui un paria impur à jamais étranger non seulement dans sa propre société mais, surtout, chez lui-même. Présenter un ou deux ouvrages n’aurait aucun sens tellement la bibliographie est « sur abondante » dans toutes les catégories de la littérature (essais, romans, fantastique, policier, théâtre, etc.).)), Suzel m’adresse en définitive trois requêtes :
- faire le récit, presque comme un témoin, des cultes à Lazare. J’ai eu ce sentiment lorsque, dès notre deuxième rencontre, elle me demande l’autorisation de me filmer « en train de raconter » : une impression, rarement ressentie, d’être ce que l’on appelle en ethnologie « un informateur » ;
- demeurer en bordure du scénario car l’analyse ethnologique n’est qu’une inspiration parmi d’autres pour la création d’auteur ;
- enfin, être un lecteur attentif aux textes préparatoires, notamment sur les cohérences entre les champs du réel et de l’imaginaire.
En résumé, je dirais que Suzel requiert l’ethnologue moins pour ses connaissances spécialisées sur les cultes à Saint-Lazare – là où il a tendance à s’engouffrer au plus vite – que pour l’inciter à commenter « sans retenue », sans soucis des notes de bas de pages, les scènes vues sur le terrain. Autrement dit, de les commenter avec sa culture ethnologique plutôt qu’avec ses analyses scientifiques.
Qu’as-tu vu à Al Eizariya ?
Suzel Roche
À Al Eizariya, j’ai eu du mal à voir autre chose que le mur qui coupe en deux l’ex-Béthanie. Ce contexte géopolitique impacte non seulement la survie du tombeau mais aussi la pratique ancestrale des rituels autour de la résurrection de Lazare et plus largement autour des fêtes de Pâques. C’est comme si les pèlerinages extrêmement touristiques du printemps à Jérusalem étaient tronqués de leur départ véritable et que le sens de ce parcours complet de mémoration était oublié ; un déni joué dans l’allégresse des pèlerins chantant alléluias dans la procession des Rameaux au lendemain du Samedi de Lazare.
Dès la première station, à Marseille, je voyais dans Lazare, un questionnement sur notre façon de gérer le passé : le passé est-il mort ? Qu’est-ce qu’on en garde ? Pourquoi ne pas tout oublier ?
En « Terres Saintes », ces questions se reposent avec plus de force du fait des enjeux économiques (touristiques) et surtout politiques.
À Al Aizeriya, les questions spirituelles si ce n’est religieuses posées par Lazare se transformaient de fait en question politique. Dans l’écriture du film, cette mutation m’a permis de creuser autrement ce que je voyais comme « liens » tissés aux autres au sein du champ religieux à partir de Lazare et de les observer, de les esquisser dans le champ politique.
André Julliard
Il est vrai que le mur israélien surplombe pratiquement le tombeau de Lazare. En longeant la paroi verticale et lisse, sous l’œil des caméras de surveillance, je n’ai pas immédiatement pensé à la coupure du parcours processionnel de la Pâques ni, même, à la séparation en deux du bourg d’Al Eizariya. J’ai surtout été stupéfié, même angoissé, par le fait qu’il rend sourd et aveugle à l’autre : on n’entend aucune parole, aucun bruit de la vie ordinaire, on n’aperçoit aucune personne, aucune maison, aucune rue. Cette partie du Geder hahafrada est une véritable clôture où le regard n’a que l’échappatoire du ciel et de la haine de ceux qui ne veulent pas être fréquentés. Plus que la libre circulation, il interdit le brassage des populations alors que, derrière ou devant (?), ce brassage est la vie même de Jérusalem.
Il est impossible de ne pas faire le rapprochement avec le mur séparant la république de Chypre de la République turque de Chypre du Nord, et les checkpoints qui fendent toujours Nicosie (capitale européenne !) en deux parties. Comme il est impossible de ne pas faire le rapprochement entre Lazare emmuré dans le silence d’outre-tombe et les deux maçonneries emmurant des populations : que cachent ces différents murs ?
L’observation du « Samedi de Lazare » à Al Eizariya est, finalement, emportée par la réflexion sur le voir : que voit le pèlerin ? L’arrivée en car, une partie du long office orthodoxe, la prière dans le tombeau, la procession ou plutôt la présence du patriarche dans le tombeau, le magasin de souvenirs religieux et le départ par le même car. Il ignore l’église franciscaine, la mosquée, le bourg, le mur et, quasiment, l’église de « la pierre de réunion ». Contrairement à la procession des Rameaux((Il faut noter qu’en 2011 (comme en 2004, 2010 et 2014) les dates de la Pâques orthodoxe coïncident avec celles de la Pâques catholique.)), le lendemain à Jérusalem, celle de Lazare n’envahit pas les rues et les commerces d’Al Eizariya : mêmes les orthodoxes grecs, roumains et bulgares ne se côtoient que dans la bousculade à l’entrée du tombeau. La cérémonie processionnelle n’attire aucun spectateur ou marchand palestinien à l’exception de quelques enfants qui, sans grand succès, vendent de maigres fleurs et rameaux d’olivier (à déposer dans le tombeau).
Comme je l’ai écrit plus haut, il n’y a pas de pratiques « populaires » propres au tombeau puisqu’il n’y a pas de communauté de base pour les transmettre au fil des générations((Pour amorcer une discussion critique sur ce thème : Danièle HERVIEU-LÉGER, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993.)) : la transmission se fait dans l’éloignement de cultures étrangères. Les pèlerins se glissent dans la liturgie orthodoxe pour qui, je le souligne encore une fois, le « Samedi de Lazare » parle moins de sa résurrection que de celle du Christ. Aussi, pour accomplir la prescription cérémonielle, chacun s’affaire de la même manière qu’il le fait, les autres années, dans sa propre paroisse. La seule pratique sortant de l’ordinaire consiste à se rendre dans ou à côté du tombeau pour honorer les défunts de la famille((Réciter la litanie des défunts hors de l’église (sur le parvis, appuyer contre l’un des murs), constitue une pratique « régulière » dans l’office orthodoxe.)). Le « Samedi de Lazare » est « une chance de proximité » pour le pèlerin qui n’aura sans doute pas l’occasion de renouveler le pèlerinage. Et, contrairement à Larnaca (Chypre), il n’est pas festif((Peut-être faut-il chercher le lien pendant le voyage en car vers le tombeau du saint ?)) : absence qui, a contrario, apporte une preuve supplémentaire que cette journée ne commémore pas la fête d’un saint protecteur.
Troisième observation qui nous est commune : il n’y a pas de tourisme religieux qui pourrait vivifier à la fois l’économie d’Al Eizariya et, ne l’oublions pas, les Églises du tombeau. Ces dernières ne s’investissent pas dans la vie du bourg sous forme d’aide et intervention sociales. Elles paraissent repliées à l’intérieur de leur « propriété », promptes à dénoncer tout empiètement de leur territoire. Dans ce sens, le maire nous fera part, avec diplomatie, de ses bonnes relations avec les franciscains même s’il est difficile de parler avec eux (!). Et, il nous cite les négociations pour ouvrir au public leur (petit) parc en terrasse, permettant de la place l’accès directe à leur église et, aussi, un raccourci au tombeau.
Les orthodoxes et franciscains s’ignorent pour ne pas dire qu’ils sont en rivalité car l’Ordre des frères mineurs semble avoir été progressivement écarté de la tutelle du tombeau (?).
La léthargie religieuse laisse le champ libre à des projets municipaux recherchant une économie pour le territoire. Dans le contexte d’élaboration d’une politique de développement, je suis, alors, surpris par la similitude des situations que je rencontre dans les communautés de communes que j’étudie en Rhône Alpes. En effet, en écoutant le maire, présenté (et filmé) par Suzel((Je souligne amicalement cette rencontre avec les politiques locaux : elle est plutôt inhabituelle dans ma démarche ethnologique qui, le plus souvent, se tient à l’écart des sphères du pouvoir.)), j’entends les problèmes exposés par les présidents des territoires ruraux ou rurbains : manque de savoir-faire pour « recruter » des entreprises, focalisation sur l’activité touristique, faiblesse du secteur tertiaire. Là, le président de la communauté de communes fait appel aux ressources administratives et financières régionales et européennes, ici, le maire va les chercher auprès des institutions internationales. Mais, dans les deux cas, ils sont « à l’affût » d’interlocuteurs capables de répondre à ce service culturel : l’ethnologue se voit « naturellement » sollicité à prendre place !
Qu’as-tu vu à Larnaca ?
Suzel Roche
À Larnaca, j’ai vu beaucoup de traces du féminin sacré… Venus, Mélusine, la Vierge Marie… Normal, on dit bien que c’est à Chypre qu’Aphrodite serait née, du côté de Paphos. Bel argument touristique qui peut tout autant se méditer… « La naissance se fait par la femme, la résurrection par l’homme » : c’est ce genre de propos que l’on peut entendre lorsqu’on commence à parler théologie et genres… Pour ma part, j’ai vu des hommes célébrer les rituels religieux orthodoxes lors du Samedi de Saint-Lazare, entourés de fleurs comme des jeunes filles ; des jeunes femmes porter des lumières en trainant les pieds comme des revenantes ; d’autres femmes posant des bébés en cire dans le tombeau de Lazare…
André Julliard
À Chypre, et contrairement à Al Eizariya, le « Samedi de Lazare » est complètement intégré dans la paroisse de Larnaca et dans la liturgie byzantine orthodoxe de la Semaine Sainte. Il est le premier degré qui, jusqu’au samedi suivant, mène à la Pâques. C’est un chemin de mémoire, de commémoration de plus en plus intense au fur et à mesure que l’on s’approche de la passion du Christ. Le recueillement est alourdit par les longs offices chantés (véritable performance vocale des chantres) que des rituels liturgiques viennent soudainement alléger voir humaniser : le tonnerre de bancs pour la résurrection, les jeux de lumières, etc. Je venais voir un rituel de pèlerinage et j’ai observé une pratique liturgique. Tout se passe comme si l’ancien rituel agraire dont seules les fleurs jaunes évoquent le souvenir (cf. plus haut : le samedi de Lazare à Chypre), a été réintroduit dans la norme du rituel liturgique. Mais, le dépouillement des attributs agraires ne fait qu’entériner l’évolution urbaine et tertiaire de la société chypriote. Et, nous ne pouvons que constater la forte capacité de l’Église Byzantine orthodoxe à faire vivre – même sous une forme « affadie » – ces pratiques « populaires », car elle a su conserver ses propres rituels liturgiques, contrairement à l’Église catholique qui s’en dépouille après le Concile Vatican II (1962-1965). Nous pourrions même avancer que sans cette Église quelque peu « immobile », ils auraient disparu ou n’auraient survécu que sous la forme de la fête des fleurs ? L’église locale devient le relais de la pratique religieuse ordinaire !
La seconde observation marquante, déjà mentionnée plus haut, est la présence de la Garde nationale en arme, faisant des militaires un mur autour de l’icône. Bien entendu, il s’agit d’une garde d’honneur mais qui n’est pas en uniforme d’apparat. Et, inévitablement, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser qu’il y a là comme une exaltation de l’identité chypriote menacée par la présence turque au nord de l’île. Le conflit armé et la partition de l’île sont encore dans toutes les mémoires même s’ils tendent à s’estomper chez les jeunes nés après 1974. Ici, la mémoire nationale blessée s’affirme sans que le politique la relaie dans le rituel religieux : toutes manifestations demeurent sensibles dans les négociations actuelles sur l’avenir de l’île.
Finalement, pourquoi Lazare ?
Suzel Roche
Dans mes premières recherches sur Lazare et dans les discussions menées avec André Julliard, il a souvent été question de l’ambivalence élémentaire et permanente de la question des « résurrections » : à partir de Lazare, « la résurrection » parle-t-elle plus de la vie (et de ses petites morts) ou de la mort (et de la peur viscérale qu’elle inspire aux vivants) ? André est le plus souvent du côté de la vie, de l’espérance, de l’allégorie de la résurrection dans les différents rituels et théologies ; moi, plus souvent du côté de la mort, effroi et stimuli, chose noire et incontournable et de ce qu’elle suscite comme gestes pluriels, absurdes et beaux…
Progressivement, en travaillant les scènes du film et les lieux de tournage, les souterrains sont devenus les décors principaux du film. Progressivement par là-même, ces lieux sombres, grottes, parking, tombes, ont simplement révélés leur double ancrage et du côté de la vie (situation fœtale), et du côté de la mort (tombeaux), dans une même spiritualité, celle qui rattache l’homme au sens de sa vie. Les nombreuses icônes byzantines et les représentations catholiques (sans parler des représentations de l’église éthiopienne particulièrement explicites sur la question) donnent aussi à voir un Lazare emmailloté comme un bébé : vie et mort, braise et cendre ; comme si Lazare rejouait le mythe d’Osiris, la succession des vies, des jours et des nuits…
Finalement, à partir de Lazare et en m’appuyant sur ce tournage périple clairement introspectif, c’est l’opposition même entre la mort et la vie qui s’est fondue doucement en une même réalité, deux facettes d’une même chose. C’est dans ce qui relie les hommes entre eux que cette opposition se dépasse : dans l’évangile de Saint Jean, un homme en ressuscite un autre, dans les rituels autour des reliques de Saint-Lazare, des fidèles prient pour « leurs » morts et « leurs » vivants… C’est pourquoi, je me dis qu’autour de Lazare se jouent des relations non pas fœtales ou mortifères mais plutôt ombilicales. Ce ne sont pas les deux pôles qui comptent mais le fait qu’ils soient reliés… C’est d’ailleurs dans cette conception de ce qui relie que j’aime pêle-mêle croiser et permuter religion et politique.
Dans Lazarus, come forth!, ces liens sont noués et dénoués au cœur de l’intime, là où vie et mort ont un sens direct, premier. Les images tournées sur place ont leur rôle, mais c’est aussi par la voix du narrateur que la dimension intime du religieux et du politique se dessinent.
De façon générale, dans nos façons de voir et d’analyser le religieux (mais pas forcément dans ma façon de filmer le moment), j’ai l’impression qu’André zoomait et que moi, je cherchais le plan large, ou le décadrage…
André Julliard
Je suis en accord avec les propos de Suzel et, notamment, avec sa dernière remarque. « Zoomer » renvoie certainement à la passion (obsessionnelle !) de l’ethnographe pour la marge des pratiques : là où se « voit » comment la démarche individuelle interprète les normes et les règles, pour mieux actualiser et participer à cette relation avec le divin. Mais, de manière plus spécifique, je recueille et consigne des petits éléments, sans les détacher de l’ensemble de ces cérémonies, dans le but principal de commenter les images filmées et non, pour l’heure, de construire des théories impossibles sans retourner à l’ethnographie pleine et entière. On pourrait dire que je requiers le détail pour dialoguer avec la pensée introspective de Suzel.
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