Jolka Nathanaili-Penotet

Jolka Nathanaili-Penotet

Sur l'autocensure dans l'Albanie totalitaire

L'article de Jolka Nathanaili-Penotet aborde la relation entre intime et politique à partir du phénomène de la mutilation des photographies dans l'Albanie communiste et post-communiste : la dimension visuelle de la politique de l'État communiste, qui veut que les « ennemis » ne soient pas visibles, prend la forme de pratiques d'autocensure appliquées aux photographies de famille. Psychanalyste, Doctorante à Paris VIII et l'Université de Tirana: Psychanalyse, Arts, Médias.

Premier temps :

la politique de l’image et le signifiant formaté

Tout d’abord il y a eu un mot doublement incompréhensible qui me frappa : déstalinisation. Prononcé par une historienne française lors de sa visite à la maison et à laquelle on avait montré des albums de photographies((Les albums de photographies ont un double statut à la fois public et privé puisqu’il y avait, d’une part, des photographies où figuraient des personnalités publiques et, d’autre part, des photographies privées de la famille, placées sans lien apparent avec le reste.)) accompagnés de leurs récits respectifs. À l’époque((Il s’agit du début des années 1990, peu après la chute du régime du dictateur Enver Hoxha.)), l’exclamation de ce mot et la manifestation d’une grande surprise de la part de cette dame m’ont frappée bien plus que les photographies auxquelles elles faisaient écho. Le mot résistait à la compréhension, même une fois qu’il a été traduit et soigneusement expliqué par les adultes. Ce mot ne me « rentrait pas dans la tête ». Il me parlait d’autant moins qu’il n’y avait pas eu vraiment de déstalinisation en Albanie. Bien au contraire, Staline devait être et a probablement été vénéré autant que le leader Enver Hoxha. Un processus de déstalinisation aurait fait chuter le leader albanais qui puisait chez Staline de quoi asseoir son propre pouvoir.

C’est l’effet mystérieux de ce mot qui fit d’abord naître en moi un intérêt. Après coup, je me suis penchée sur ces images nébuleuses où figuraient des personnes défigurées, aux visages noircis à l’encre de chine, rayées, mutilées à coup de couteau ou de rasoir, parfois même découpées avec des ciseaux. Ces procédés datant d’avant les années 1990 constituaient la première couche d’intervention, à vif, sur les photographies (Fig. 1). Les personnes proches du régime, qui étaient plus affectées par la censure, étaient aussi les plus susceptibles d’avoir recours à ces interventions sur les images. Cette autocensure s’appliquait aussi bien à des photos qu’à des revues, à des albums de photographies du leader ou à des livres.

Fig. 1 Visite officielle du Premier ministre albanais Mehmet Shehu à Sofia, Bulgarie, 1954 (Fonds privé).

Fig. 1 : Visite officielle du Premier ministre albanais Mehmet Shehu à Sofia, Bulgarie, 1954 (Fonds privé).

Le point de départ de mon analyse n’est pas simplement l’intervention dans l’image, le biffage et l’inscription de la tache dans la photographie, mais avant tout l’élucidation des couches psychiques qui s’étendent autour de ce matériel visuel. La photographie biffée, réalisée lors des moments d’intimité, est un matériel graphique qui abrite un acte psychique chargé principalement d’émotions. Deuxièmement, ce type de matériel relance à chaque fois le discours formaté qui est le véritable objet de cette recherche parce qu’il est intact et a été préservé en tant que tel. Ce discours qui habille l’image est aussi la matière première de la pensée. Intervenir sur cette image((Ils ont réalisé le biffage uniquement sur la tête des personnes indésirables et non pas sur d’autres parties du corps. Cela montre bien que la tête était ciblée, suivant l’exemple des actions publiques de censure qui visaient la suppression d’une pensée opposée et marginale par rapport à la pensée formatée banalement sous l’égide du PPSH (Parti du Travail d’Albanie).)) implique régulièrement la réactivation d’un langage particulier qui enrobe la tache tracée sur la photographie.

Dans ce travail de recherche sur l’autocensure, je me base sur une distinction nette entre deux cas de figure et je me concentre uniquement sur l’un d’eux. J’en exclus les proches des soi-disant « ennemis du peuple » qui ont pourtant eu plus souvent recours à ces interventions((Pour une analyse spécifique de ce groupe voir aussi le cas de la Russie (l’ouvrage de Skopin D., 2015, La photographie de groupe et la politique de la disparition dans la Russie de Staline, Paris, L’Harmattan). J’ai pu constater le même phénomène en Albanie. Les familles ou les collègues des victimes du régime justifiaient entièrement l’acte de biffage venu comme une réponse fondée sur la peur que ces actions de punitions pouvaient se multiplier sur eux-mêmes. Ceux-ci ne constituent pas des actions d’autocensure.)). Les proches de ceux qui ont directement subi les purges ne peuvent pas être considérés comme des acteurs d’autocensure. Ayant subi les exécutions, les persécutions ou les relégations pendant le régime totalitaire, ils exercent sur les photographies des actions qui ne correspondent pas à un véritable mécanisme d’autocensure. L’acte, donc l’intervention sur l’image, ne peut suffire pour être qualifié comme un acte d’autocensure. Il est à noter, néanmoins, que ces anciennes victimes s’avèrent beaucoup plus disponibles au récit et à la discussion que le groupe des proches du régime. Le contenu de leurs récits est cependant souvent pauvre en détails du fait de la charge émotionnelle et se focalise sur des généralités du système totalitaire plutôt que sur des phénomènes périphériques comme, par exemple, l’autocensure. Ils sont principalement moins intéressés par les photographies de cette période et s’intéressent encore moins au « devenir dans les photos » des personnes qui ont connu la montée et la chute de leur statut socio-politique. Dans les quelques rencontres que j’ai eues avec les proches des victimes, les personnes me disaient qu’elles n’avaient pas gardé les photos où figuraient leurs proches. Elles n’avaient pas non plus gardé d’albums de propagande. Par ailleurs, bien souvent, une bonne partie, voire toute la collection des photos privées de la famille, avait été confisquée ou détruite par les agents de la « Sigurimi((La direction de la sûreté de l’État (en albanais : Drejtoria e Sigurimit të Shtetit), appelée Sigurimi, était l’organe des services secrets albanais qui a fonctionné pendant le régime totalitaire. Elle a été instituée pendant la guerre, en 1943, par Enver Hoxha, futur dictateur du pays. Il s’en est servi principalement pour éliminer ses concurrents.)) ». En excluant ainsi ce groupe, je laisse de côté l’analyse des mécanismes de défense et le traitement du trauma.

Le but de cette recherche est l’analyse de l’acte psychique de l’autocensure. Il s’agit d’élaborer ce concept en tant que formation psychique par excellence et non comme phénomène relevant d’autres domaines (sociétal, politique, etc.), même si l’effet de censure véhiculé de la sphère publique vers le domaine privé est à prendre en compte systématiquement. Par conséquent, c’est uniquement le deuxième groupe, c’est-à-dire celui des personnes qui jouissaient d’un statut privilégié dans la société avant les années 1990, qui me permet une analyse approfondie de cet acte psychique dans sa forme la plus pure et la mieux conservée.

Chez eux, la motivation et l’effet de l’action sur les visages des « ennemis » est relevée de façon quasi automatique dans le discours. Je retrouve dans les récits de ce groupe un langage formaté où priment les signifiants tel que « personnes mauvaises » (en albanais : të këqinj), « ennemis » ou « traîtres » (en albanais : tradhtarë). Les signifiants formatés sont préservés et prononcés tels quels, accompagnés d’une humeur de type maniaque variant entre une grande loquacité et le mutisme. Très souvent, après s’être montrées d’accord pour une rencontre, les personnes ne communiquent plus et refusent de donner des explications((Il m’est arrivé après avoir cherché plusieurs fois à les joindre au téléphone ou par e-mails (quand c’est les enfants des personnes qui ont fait l’intervention) d’avoir droit à des justifications banales non liées au sujet. Parfois ils m’ont dit qu’ils ne trouvaient plus les albums et ils se demandaient s’ils les avaient vraiment gardés ou jetés. Deux fois il m’est arrivé que la personne ait déjà enlevé les photos des albums en faisant une présélection sur celles qu’ils préféraient me montrer. Il y aussi un refus de montrer les photos dans la maison, ils préfèrent les montrer « en dehors » dans des lieux publics. Un homme a refusé de me montrer les albums chez lui et j’ai pu savoir à ma grande surprise après avoir insisté sur la raison de ce refus que « sa femme était très jalouse ». Une famille « avait honte » de me montrer les photos biffées.)). Même lors des entretiens téléphoniques, il arrive régulièrement qu’elles refusent de parler après un laps de temps et évitent toute communication sur le sujet.

S’il est vrai que l’image fait voir et donne forme, elle n’est pas suffisante pour comprendre et communiquer avec le sujet sur les fantasmes et les représentations psychiques inconscientes sous-jacentes. C’est uniquement par l’appui du langage que l’on peut articuler les rapports aux autres, les mises en scènes ou les représentations qui véhiculent ces actions. Sans les récits, ces images resteraient ouvertes à de multiples interprétations, en rompant avec la position du sujet qui est à la fois créateur et producteur de l’acte.

L’exploration du champ de l’image mentale, c’est-à-dire du domaine de la représentation, oriente l’analyse vers les questions de l’après-coup et de la répétition, de la temporalité psychique, du mouvement des traces et de leur remaniement et du travail de remémoration, mais aussi vers celles de la transmission verticale (transgénérationnelle) et horizontale (de la sphère publique vers le privé). Depuis Freud, on sait que les objets de la culture sont une représentation du psychisme et de sa stratification, représentation de notre dedans psychique, des « vestiges déformés de fantasmes de désir(S. Freud, La naissance de la psychanalyse, Lettres à Wilhelm Fliess (Aus den anfängen der psychoanalyse, Imago Publishing, London, 1950), Paris, PUF, 1956, 1986 (5e édition).)) ».

Au-delà d’une interrogation sur la façon dont le sujet forme des objets de la culture qui s’inscrivent dans l’histoire, par son histoire, je tenterai de limiter ce travail plutôt aux questions concernant la fonction des images du point de vue du sujet. Il s’agit de penser la survivance et la fonction des images sur un double plan à la fois vertical et horizontal, mais surtout dans une perspective topologique((La topologie étant conceptualisée par Jacques Lacan pour rendre compte du psychisme, notamment par son concept du nÅ“ud borroméen se qualifiant comme le nouage des trois registres fondamentaux du sujet : le Symbolique (champ du langage, signifiants/signifié, de la Loi), l’Imaginaire (champ de l’image et de la relation à l’autre) et le Réel (champ des pulsions, incluant les phénomènes de l’angoisse, de l’action, etc.).)) qui rend compte des trois registres qui régissent le sujet : le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel. Dans l’analyse, ce qui importe est l’agencement de ces trois registres et donc le rapport entre l’image, l’acte et son représentant psychique.

La photographie biffée ou retouchée est un matériel intéressant à plusieurs titres. Ce type de document, grâce à un Å“il attentif, permet de scruter en profondeur quelques aspects préconscients et inconscients de l’individu qui intervient sur la photographie dans le but de « punir » de nouveau, mais cette fois dans l’image, la personne « mauvaise ». De cette manière, on obtient une réécriture de l’acte condamnatoire du domaine public vers le domaine privé et subjectif. Plusieurs fois, les personnes prétendent explicitement qu’il existait des ordres du parti, déléguant ainsi toute la charge de la responsabilité ailleurs, vers l’Autre du pouvoir, en niant toute implication subjective. Ainsi, ce déplacement horizontal réalise une reproduction des effets de la censure en même temps qu’une conformation avec la ligne politique du parti, ceci en l’absence d’instructions explicites de sa part.

Sur le plan transgénérationnel, il est intéressant de noter que les affirmations diffèrent selon que l’on se réfère aux récits d’une génération ou de l’autre. Les intervenants eux-mêmes avouent, sans le moindre questionnement ou doute apparent, qu’il y avait « des ordres » et que « c’était comme ça, tout le monde le faisait ». Même quand j’insistais pour en savoir plus, ils prétendaient ne pas comprendre les questions ou restaient indifférents devant elles. Tandis que chez leurs enfants, j’ai noté l’installation d’un doute face aux questions, voire d’une ambiguïté sur les raisons qui ont précédé l’acte. Ceux-ci se montrent perplexes, pris entre, d’une part, les déclarations des parents et, d’autre part, leurs avis personnels qu’ils ne délivrent pas pour autant lors de l’entretien. Dans un seul cas, j’ai pu recueillir l’affirmation suivante : « Elle n’avait rien d’autre à faire pendant les mois d’hiver et se mettait à scruter les photos de l’album une par une et noircissait les têtes ; puis, après la chute elle a recommencé à les gratter pour retirer l’encre de chine et les rétablir, une sorte de remise en identité ». J’ai remarqué dans ce récit l’élément de jouissance inhérente à l’acte qui était manifeste chez l’interlocuteur, transmis d’une génération à l’autre comme une marque du réel.

Cet élément s’est trouvé renforcé aussi par le fait qu’une fois que le régime est tombé, les personnes sont de nouveau intervenues sur les photos, cette fois en grattant les visages déjà noircis dans le but d’essayer de réparer l’acte réalisé avant le changement du régime car « on ne sait jamais ». L‘on ne sait jamais, corollaire du doute et de l’ambiguïté, se répète et revient dans le discours. Ces signifiants révèlent le contenu d’une représentation psychique à l’Å“uvre chez le sujet, entièrement déterminé par les signifiants formatés par le pouvoir, telle une parole d’ordre. L’état d’insécurité indiqué par l’on ne sait jamais déclenche des actes incompréhensibles pour le sujet lui-même, mais qui agissent automatiquement comme de purs signifiants dénués de signifié. L’état de perplexité s’avère très favorable à des actions automatiques et répétitives, inhérentes à la logique du signifiant formaté. Cet acte d’autocensure en est l’exemple le plus illustratif : il n’engendre aucune réflexion ou élaboration de la part des acteurs, puisque par son appartenance au niveau de l’inconscient, il échappe au sujet.

Les membres de la deuxième génération semblent ne pas chercher à approfondir l’analyse pour autant et s’accommodent en désignant la peur comme déclencheur principal des interventions de leurs parents. Mais cet élément révèle seulement le niveau conscient du sujet. Là où on attend qu’il y ait une manifestation de l’angoisse, c’est plutôt la peur qui est articulée au niveau du discours. L’angoisse, en tant que « signe du réel((Jacques, Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.)) », reste vécue au niveau inconscient par les auteurs de l’acte en les empêchant d’articuler au niveau de la pensée une analyse de leurs actes et leurs relations au monde. Le réel, qui est par nature indicible et appartient au vécu, ne peut se rattraper que dans les restes du signifiant et dans ses effets sur le sujet et sur son corps.

À travers ce processus d’autocensure, on remarque que l’auteur de l’acte se soumet simultanément à deux mécanismes, fonctionnant sur deux niveaux différents : le conscient et l’inconscient. Le premier mécanisme se manifeste principalement au niveau du discours et concerne le niveau conscient. À ce niveau prédominent la peur vis-à-vis du régime, mais aussi la peur dans les rapports aux autres. Dans plusieurs cas, les personnes avouent que les autres pouvaient les regarder, ils craignaient le regard ou l’Å“il de l’autre, un autre qui pouvait venir un jour chez eux voir les photographies et les dénoncer au cas où ils n’auraient pas biffé les visages des ennemis. Ce sont souvent les propos de la génération suivante qui rapportent ces raisonnements surmoïques((Pour leurs enfants, ces signifiants sont intériorisés sans questionnements particuliers et forment le noyau de leur surmoi.)). Pour les auteurs des interventions, ces raisonnements ne sont pas articulés de façon explicite. Ils tiennent plutôt un discours formaté, récité tel quel et constitué d’un signifiant vidé de sens : c’étaient des hommes mauvais, des ennemis, des traîtres, c’était comme ça à l’époque.

Le deuxième mécanisme est inconscient et Å“uvre dans le sillon de la censure dictée par le régime. Le sujet l’assume et, pire encore, la prolonge. Cela se trouve confirmé parfois chez leurs enfants qui s’identifient à moitié à ces propos : c’étaient des hommes mauvais. Même en supposant une bonne foi de leur part, le fait que les sujets ne prennent aucune distance par rapport à ces propos, et les rapportent tels quels, est en soi un indicateur important de l’identification. La perplexité face à leurs propos ainsi que leur absence d’opinion sur le sujet rendent l’identification avec les auteurs de l’acte beaucoup plus saillante et susceptible de se manifester dans le domaine social.

Là où on s’attend à une manifestation de l’angoisse, on retrouve plutôt la peur qui s’articule au niveau du discours. L’angoisse comme « signe qui nous vient du réel » (Lacan) est vécue par les auteurs des actes au niveau inconscient. Cela empêche leur articulation au niveau de la pensée (consciente) de toute élaboration de leurs actions et de leurs relations aux autres. Le réel est par nature indicible et appartient au spectre du vécu et de l’expérience.

La photographie biffée : archéologie de l’image et du signifiant chez le sujet

Si j’ai choisi la photographie comme matériel de recherche, c’est premièrement parce que les témoignages de l’époque totalitaire se raréfient avec le temps. Par ailleurs, ces témoignages sont souvent ceux des « ennemis du peuple » ou de leur proches, ce qui donne un point de vue très restreint et partiel, totalement insuffisant pour mener une analyse approfondie sur les positionnements psychiques des sujets. Les récits des autres sujets, « les privilégiés », sont au contraire beaucoup plus rares, mis sous silence à cause de leur exploitation à partir des années 1990 par des groupes aux intérêts politiques. Ces derniers tentaient de polariser l’opinion publique en deux groupes : les « victimes » du régime totalitaire et les autres, incluant diverses catégories : « les privilégiés », « les espions », « les bourreaux », etc.

Les récits de ce deuxième groupe, si l’on parvient néanmoins à les recueillir, se trouvent être limités au niveau du langage. Mais ils ont l’avantage d’être riches du point de vue clinique puisque l’on y retrouve des éléments appartenant à la catégorie du réel comme la peur d’être espionné, l’idée qu’un Å“il regarde leurs actions, la méfiance par rapport à tout témoignage de leur part sur la période totalitaire, la transmission du non-dit chez leurs enfants qui reproduisent souvent les mêmes mécanismes, l’incapacité d’élaborer autrement que par des phrases formatées et l’emploi exclusif d’un langage plaqué et conforme au pouvoir de l’époque. Ils s’avèrent aussi plus révélateurs que les récits de l’autre groupe puisqu’ils n’ont pas subi les effets directs des représailles sur les corps. C’est d’ailleurs la raison principale de leur sélection comme objet de recherche afin de permettre l’analyse des positionnements psychiques sous l’effet de la censure.

Le choix de la photographie biffée comme matériel de recherche est lié à une de ses propriétés inhérentes. Avec le temps, la photographie prend une valeur supplémentaire et offre un regard nouveau sur les questions qui sont restées dans l’ombre. De l’invisible, on passe au visible, à ce qui sort en surface et saute aux yeux et qui est souvent relaté lors de témoignages des personnes qui ont vu ces photographies après le changement du système. Cette partie de la photographie les a immédiatement interpellées. Le regard s’est posé directement sur les taches, distinguant automatiquement cette partie qui se détache du fond. Ces photos interrogent les personnes qui les découvrent uniquement après un laps de temps et qui correspond aux changements de système politique et de valeurs sociales. Car ce qui était connu et communément partagé avant les années 1990 a cessé d’être un simple produit de propagande. La levée de la censure a ouvert la voie aux questionnements qui étaient jusque-là non-articulés. Cependant, cela ne constitue pas tout à fait un problème. Je remarque plutôt la stupeur devant des phénomènes tel que le biffage des visages, un certain penchant à survoler le phénomène et non pas l’orientation vers une élaboration de ces actes. C’est une incapacité à traiter ce phénomène autrement que par blocage, laissant la place à la perplexité ou la reproduction du même discours (c’était comme ça à l’époque, tout le monde le faisait, il n’y a rien à y voir, c’est plutôt banal pour l’époque, etc.), car il faut préciser que cela devient plus familier pour certains.

Pour la plupart, les individus nés après les années 1980 ne connaissent pas ce phénomène de biffage des photographies puisqu’il relève du domaine de l’interdit et qu’il ne leur a été ni raconté ni montré. Et si dans quelques exceptions, certains en ont pris connaissance en famille, leur savoir, ainsi que le point de vue qu’ils adoptent, restent partiels et largement inarticulés, puisque cette connaissance leur a été transmise par l’emploi d’un langage formaté. Les conséquences du défaut de la fonction du signifiant chez les sujets s’étalent au-delà du seuil familial privé vers l’espace des interactions sociales : un non-accès au registre symbolique qui régit les rapports aux autres, un refus d’avoir des relations approfondies avec les semblables autrement que par la rivalité ou le semblant.

Au-delà d’une problématique typiquement adolescente, je remarque que ces questions s’incluent plus largement dans une culture appauvrie du partage des savoirs. Il y a une tendance à communiquer ces élaborations avec les étrangers en articulant ainsi dans une autre langue quelque chose qui survit du système totalitaire. L’usage de nouveaux signifiés inhérents à une langue étrangère est toujours très privilégié par les sujets et, même dans le cas où les étrangers parlent albanais, ils seront toujours considérés en référence à d’autres signifiés, détachés et éloignés des signifiés formatés et familiers.

 L’enflure du registre imaginaire et réel prend le dessus au détriment du champ symbolique. Dans les entretiens avec cette dernière génération, j’ai constaté une grande difficulté dans la compréhension et dans l’inscription chez le sujet de l’histoire familiale et individuelle. La non-constitution d’une trame subjective est généralement à la base des lacunes du processus de mémorisation. Ces lacunes sont transmises de génération en génération en tant que non-dit traumatique, « un point qui fait trou au savoir », selon Lacan, un réel par excellence qui défie la mise en langage. Ce point, il me semble qu’il se loge dans l’écart entre la vérité du sujet et le savoir, fonctionnant comme le tissu de la mémoire du corps.

Si l’on procède à une comparaison de l’impact du langage((Ici, je fais référence à la fois aux discours de la propagande et aux textes de témoignages produits après la chute du régime totalitaire.)) et de l’image chez le sujet post-totalitaire, je dois souligner que la photographie biffée s’avère particulièrement captivante et avantageuse par rapport au langage. Ce type de photographie permet le passage du domaine de l’invisible (ce qui a été effacé, rayé, etc.) vers le visible, ce qui se montre et monte au-devant de la scène. Cela est seulement possible si l’on procède à une torsion de la censure à travers le temps. C’est ce qui est arrivé en Albanie au début des années 1990 au moment du renversement du système socio-politique et de ses valeurs consécutives. La tache, au niveau ou à l’endroit du visage, qu’on a enlevée comme une peau, révèle un visage abject et fonctionne comme un objet-regard((Dans cette analyse, je me suis appuyée en partie sur un des objets pulsionnels conçus par Lacan, l’objet regard. Voir : Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1973.)) (voir fig.1). Les taches endossent toutes les strates de l’objet-regard qui garde obstinément la forme des têtes disparues. Là où les visages mutilés s’enferment dans un silence retenu, la tache fonctionne bien au contraire comme dévoilement en situant le sujet vers le terrain du débordement et dans la démesure de l’acte. Le sujet véhicule ici toute la série des questionnements : comment je me vois, comment l’autre me regarde.

Ce sont justement ces qualités qui viennent affirmer la puissance de l’image, en tant que matérialité, qui questionne le sujet en profondeur, tandis que le langage reste difficile à pénétrer sur les questions interdites de ces sujets.

Dans les photos où il y a eu intervention, on trouve des traits et des traces de mécanismes inconscients du fait du pouvoir des images qui agissent et formatent l’individu de manière plus saisissante comparée aux récits et aux témoignages. La raison se trouve dans les propriétés inhérentes aux textes dans les récits et les témoignages de la période totalitaire. Qu’ils soient parlés ou écrits, le sujet y exerce un contrôle sur toute forme discursive, dû en grande partie à l’influence toujours en vigueur du langage formaté. Par ailleurs, il m’est arrivé régulièrement d’employer un langage formaté afin de déclencher la parole chez ces sujets qui autrement seraient restés à l’écart de toute forme de dialogue. Tandis qu’à travers ces images biffées, l’effet de la censure se dissout (on ne vit plus en dictature), permettant ainsi le détachement de la forme du fond et la révélation des éléments psychiques sous-jacents.

Ainsi, la réalité psychique se trouve renversée et se manifeste ouvertement à nous, voire nous saute aux yeux. Cette qualité du renversement permet la mise à nu du sujet et de la part inconsciente dans laquelle il logeait. La photographie biffée montre bien que le récit sous forme de langue de bois peut être transmis de génération en génération, comme j’ai pu le constater et l’entendre lors des entretiens avec les enfants des auteurs. Mais confronté à des images ayant subi à deux reprises des interventions, ce discours ne résiste plus à l’analyse. Les deux couches d’intervention sur les photos ont été réalisées durant deux périodes différentes, avant et après les années 1990. Les auteurs de ces interventions, une fois le système politique renversé, se sont lancés dans la « réparation » des images mutilées en grattant les ratures effectuées sur les visages des « ennemis ». Le but était de défaire le plus possible les traces du biffage et de se conformer aux nouvelles valeurs sociales. Mais les traces elles-mêmes ouvrent le questionnement dans la direction inverse de celle souhaitée par les auteurs de l’intervention, en devenant ainsi un objet d’étude à long terme sur les effets de l’autocensure dans la société albanaise.

Selon Arendt : « Toute société exige de ses membres une certaine part de comédie, la capacité de présenter, de représenter, de jouer ce qu’ils sont réellement((Arendt H., Les origines du totalitarisme, Sur l’antisémitisme, Paris, Le Seuil, 1984, p. 188.)). » Lacan précise que les trois registres, le réel, l’imaginaire et le symbolique s’organisent toujours de façon nodale et dépendent l’un de l’autre. Si un des ronds se défait, les trois se dessoudent. Dans le cas d’un régime totalitaire, le champ symbolique est étouffé par l’enflure du champ réel et imaginaire. Le ratage du symbolique (du langage) fait que toute la structure psychique se retrouve désorganisée. Par conséquent, la possibilité de l’advenir du sujet reste une question ouverte, car il n’y a pas cette assomption par le sujet de son histoire, en tant qu’elle est constituée par la parole adressée à l’autre.

Bibliographie

Arendt Hannah, 1984, Les origines du totalitarisme, Sur l’antisémitisme, Paris, Seuil.

Freud Sigmund, 1950, La naissance de la psychanalyse, Lettres à Wilhelm Fliess (Aus den anfängen der psychoanalyse, Londres, Imago Publishing (rééd. Paris, PUF, 1956, 1986 [5e éd.]).

Lacan Jacques, 1953, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Les Écrits, Paris, Seuil.

Lacan Jacques, 1973, Le Séminaire, livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Seuil, coll. Champ Freudien.

Lacan Jacques, 2004, Le séminaire, Livre X : L’angoisse, Paris, Seuil.

Skopin Denis, 2015, La photographie de groupe et la politique de la disparition dans la Russie de Staline, Paris, L’Harmattan.

Jolka Nathanaili-Penotet
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"Sur l’autocensure dans l’Albanie totalitaire." Revue Science and Video [Online]. Available: https://scienceandvideo.mmsh.fr/6-5/. [Accessed: 11 octobre 2024]
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