Fabienne Le Houérou

Fabienne Le Houérou

Un imaginaire barbelé. La crise de représentation des réfugiés de la Seconde guerre des Boers à nos jours (1895-2017)

Cet article tente d'historiciser la production d'images qui représentent les réfugiés en lien avec l'imagerie des fils de fer barbelé qui ont incarné différents conflits depuis la fin du XIXe siècle jusqu'à nos jours. Il questionne les héritages imagétiques des représentations des réfugiés et l'historicité de ces représentations pour enfin évoquer la crise actuelle des réfugiés (2015-2016 et 2017). Fabienne Le Houérou, Historienne, CNRS-IREMAM, MMSH, AIX-Marseille Université.

Cet article tente d’historiciser la production d’images qui représentent les réfugiés en lien avec l’imagerie des fils de fer barbelé qui ont incarné différents conflits depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Il questionne les héritages imagétiques des représentations des réfugiés et l’historicité de ces représentations pour enfin évoquer la crise actuelle des réfugiés (2015-2016 et 2017).

Depuis les années 1980, par glissements successifs « pirates », les sociétés européennes ont confondu les réfugiés avec les migrants et les migrants avec les terroristes. Opérant ainsi une mutation de la représentation de tout déplacé — originaire des suds — en criminel potentiel et en terroriste imaginé. Cette dynamique d’une représentation négative est liée à deux phénomènes qui se télescopent : une augmentation régulière de la demande d’asile et l’ampleur des attentats depuis l’affaire Merah de 2012 avec l’irruption politique de Daesh. Ces deux phénomènes se nourrissent l’un l’autre dans les représentations et ont fait progresser l’imagerie du migrant de manière criminelle. On évoque le terme de criminalisation de la représentation. Une dynamique représentationnelle aboutissant à la notion de crise. L’objet représenté est une icône de « mauvaiseté », de rejet et d’abjection. C’est le migrant voleur, violeur, insultant et sale.

Il faut rappeler également la réalité d’une demande d’asile en France en constante progression. Il est question de 40 000 demandes en 1992 et de 84 244 en 2016. La demande syrienne ne vient qu’en troisième position comme le démontre le tableau ci-dessous publié par la Cimade (2016), ce qui relative la surestimation des flux de Syriens perçues depuis 2011 en termes de vagues déferlantes.

Les ressortissants d’Afghanistan, du Soudan, de Syrie, d’Albanie et de Haïti représentent près de 40 % de l’ensemble des demandeurs d’asile. L’Ofpra a rendu 89 500 décisions en 2016, en hausse de 12 % par rapport à l’année précédente.

Source CIMADE : http://www.lacimade.org/wp-content/uploads/2017/01/top20-2016.png

Source CIMADE : http://www.lacimade.org/wp-content/uploads/2017/01/top20-2016.png

Le flux d’images de réfugiés syriens a inondé les médias de manière beaucoup plus envahissante que les Albanais, les Afghans et les Soudanais en raison de l’actualité d’une guerre sanglante qui dure depuis 8 ans. Aussi la représentation imagétique des réfugiés est largement impactée par cette crise syrienne. Cet échec du regard et ses distorsions permettent de saisir les effets grossissants et le caractère irrationnel des représentations. Ces effets optiques en France (mais également ailleurs comme en Égypte sur d’autres terrains) sont le fruit de publications photographiques et visuelles qui donnent à voir des perspectives d’envahissement de réfugiés butant sur des fils barbelés. Ces barrières de fer et d’acier insistent sur la dangerosité du passage, d’une part, et sur le « containment », d’autre part. Ces images qui, depuis la crise d’avril à septembre 2015, envahissent réseaux sociaux et médias sont historiquement construites. Elles n’émergent pas d’un néant.

Pour comprendre les sujets photographiés et la constance des cadrages, mais également la récurrence arithmétique des objets photographiés, il convient de rappeler la continuité de l’image du barbelé depuis les premières guerres des Boers où la photographie a immortalisé l’usage de ces « cordes du diable ».

La continuité visuelle du barbelé

Le mot barbelé vient de l’anglais barbed et bramble (ronce). Les premières commercialisations ont été engagées au 19e siècle aux États-Unis dans le monde rural du Middle West. L’Américain Joseph Glidden Dekalb (Illinois) a déposé le brevet du barbelé, une version de l’invention du Français Luis Jannin en 1865. Les éleveurs nord-américains adoptèrent alors assez vite le fil barbelé concertina.

Figure 1. Fil barbelé.

Figure 1. Fil barbelé.

Les ruraux du Middle West nomment ce barbelé le « devil rope ». Au départ, utilisé pour clôturer les fermes et enfermer les bestiaux, le barbelé fut utilisé pendant la guerre de Sécession (notamment à la bataille de fort Sander), mais surtout pendant la Seconde Guerre des Boers, pour enfin atteindre des sommets pendant la Première Guerre mondiale où ces pointes lacérées furent utilisées comme « défense accessoire » devant les tranchées. Les tirs d’artillerie visaient les barbelés afin de se frayer un passage dans les tranchées. Avec la Deuxième Guerre mondiale, le barbelé devient un élément important de l’univers concentrationnaire, élément central de la gestion totalitaire des camps de la mort. Il servait de double clôture électrifiée en mur de 4m de haut, mais également de roseraie où l’on enfermait les prisonniers pendant de longues heures avant de les acheminer aux chambres à Gaz. Il bordait le chemin de la mort.

Efficacité du barbelé

L’usage des barbelés est bien connu de la science militaire. Il est largement employé pour les fortifications, car les barbelés sont performants dans le ralentissement d’un ennemi. L’enchevêtrement est une barrière coupante susceptible de meurtrir l’ennemi. Ce sont des couteaux tissés entre eux, pensés pour contrarier le mouvement. Des lames tirées contre l’Autre, des armes tranchantes, qui peuvent se dérouler sur plusieurs kilomètres. Ils retardent l’ennemi, contrarient sa capacité de manœuvre et désorganisent son avancée. L’Empire britannique en avait un usage généreux et fournissait aux colonies des rouleaux de 110 mètres. Efficace et peu onéreux, le barbelé s’est imposé sur les théâtres des conflits dès la guerre des Boers.((Les deux guerres Boers des Africains du Sud contre l’Empire Britannique se sont déroulées à la fin du XIXe siècle (en 1880 et en 1899) et ont conduit à la perte de l’indépendance des deux États (l’État libre d’Orange et la République sud-africaine du Transvaal).))

Le barbelé instrument de torture

Stratégiquement utilisé comme élément de technique défensive, le barbelé s’est également imposé comme instrument de torture offensive. Les réfugiés tibétains témoignent de son utilisation par la police chinoise qui l’enroule autour d’un bâton ou autour d’un fouet afin d’aggraver les coups et les blessures. Ces outils de torture sont montrés dans le film ethnographique « Les Sabots roses du Bouddha » sur les réfugiés politiques tibétains à Daramsala (Inde).((Fabienne Le Houerou, Les Sabots roses de Bouddha, CNRS-IREMAM, CNRS Images, 26mn, 2010. Accessible sur Dailymotion : https://www.dailymotion.com/video/xd94rf_les-sabots-roses-du-bouddha-webdoc_news.)) À Melilla, à la frontière espagnole, le barbelé joue ce double rôle : défensif (créer un barrage anti migrant) et offensif (infliger des blessures graves aux contrevenants).

Symbole politique et élément imagétique d’un imaginaire européen

En sus de cet aspect physique et matériel, le barbelé fait également partie d’une sorte de patrimoine négatif immatériel. Olivier Razac  nous rappelle, dans son ouvrage Historique du barbelé, que le barbelé est l’incarnation « d’une frontière entre la vie et la mort » (Razac, 2009). Ce fil du diable symbolise les espaces de relégation, de l’enfermement, du concentrationnaire et de la paralysie du mouvement que l’on oppose à celui de la mobilité. Démontrant ainsi que l’on ne peut penser la mobilité sans son contraire solidaire, à savoir l’enfermement. En ce sens le barbelé incarne dans l’imaginaire européen la contrainte et l’arrêt de la liberté de mouvement. C’est une icône historique du mouvement contrarié qui a été immortalisé avec les camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale. Il consacre mentalement un univers de clôture. Un monde fermé qui se barricade. Les archives visuelles de l’Holocauste Encyclopedia nous montrent des images de camps où le barbelé occupe une place centrale dans la composition du plan et dans le cadrage. Dans le nombre important d’archives sur les camps la centralité du barbelé est récurrente. Elle vient délivrer le message simple de l’enfermement. L’association camp et barbelé est si mécanique que le barbelé viendra se

substituer au camp et représenter à lui seul l’univers concentrationnaire. La clôture métallique est une image récurrente de cet univers et il a imprégné négativement les imaginaires européens. Il n’a jamais cessé d’être revisité par les images produites par les photographes de l’AFP et agences de presse afin d’illustrer les migrations. Si nous faisons une étude sur les archives visuelles des migrations, force nous est de conclure que les graphies de barbelés n’ont jamais cessé de s’imposer dans le champ migratoire depuis les années 1970 avec les Boat People. Des archives de cette tragédie vietnamienne nous donnaient à voir des mater dolorosa derrière des barbelés.

Figure 2. Auschwitz photograph, Encyclopedia of Holocaust

Figure 2. Auschwitz photograph, Encyclopedia of Holocaust
Figure 3. Boat People vietnamiens dans un camp de réfugiés à Hong Kong en 1989. Crédit photo (UNHCR). Photo publiée sur le site Radio Free Asia (Source UNHCR)

Figure 3. Boat People vietnamiens dans un camp de réfugiés à Hong Kong en 1989. Crédit photo (UNHCR). Photo publiée sur le site Radio Free Asia (Source UNHCR)

Continuités visuelles

Si l’on se réfère à l’ensemble de la production d’images sur les réfugiés, la continuité visuelle des perspectives est un élément objectif de représentation du réfugié. Ces éléments structurent les cadrages répétitifs. Il s’agit de composer des plans en référence au passé des deux guerres mondiales. Il est question de montrer des files indiennes, des bagages, des routes, des trains, des bateaux (éléments de transport), des gares, des mers, des mères et des pères effondrés et des barbelés. Sur des centaines d’archives visuelles consultées, ces éléments de structuration des plans sont récurrents et se répètent depuis 1914-1918. On pourrait parler de proto-images fondatrices de la représentation imagétique des réfugiés. Perspectives de files d’attente… visages de la désespérance derrière des barbelés.

Les proto-images, premières sources visuelles structurantes, marquent une formidable continuité visuelle. En dépit des grands progrès de la photographie et des technologies de pointe apportant une qualité d’image exceptionnelle, les sujets et les plans sur les réfugiés demeurent fondamentalement traditionnels et héritiers des images des deux guerres mondiales. La crise des réfugiés depuis 2015 ne fait pas exception à ces règles de perspectives, de cadrage et de choix des angles de vue et des sujets, voire des expressions. Pour s’en convaincre, il est utile de se référer à la production des agences de presse sur les réfugiés syriens photographiés en train de traverser des frontières de barbelés, des enfants butant et se blessant sur des grillages meurtriers. La représentation de la crise des réfugiés syriens s’inscrit dans le droit fil de cet héritage visuel. L’imaginaire barbelé a impacté les formes de représentation en les enfermant dans des figures victimaires qui sont bien sûr des figures réelles, mais d’une certaine réalité.

Figure 4. Photos publiées par le site SPUTNIK. (Consulté le 30/07/2017).

Figure 4. Photos publiées par le site SPUTNIK. (Consulté le 30/07/2017).
Figure 5Figure 5. Photo AFP de 2017 publiée sur le site Sputnik (consultée le 30/07/2017).. Photo AFP de 2017 publiée sur le site Sputnik (consultée le 30/07/2017).

Figure 5Figure 5. Photo AFP de 2017 publiée sur le site Sputnik (consultée le 30/07/2017).. Photo AFP de 2017 publiée sur le site Sputnik (consultée le 30/07/2017).

La concurrence des mémoires

Les mémoires des deux guerres sont en concurrence dans l’esprit des publics européens. Force a été d’observer que les souvenirs-images de la Deuxième Guerre surpassent ceux de la première. La mémoire de 1939-1940 possède encore ses ambassadeurs et témoins, elle est plus vivante, plus prégnante que celle de 1914-1918 qui s’estompe. Il faut ici reconnaître l’immense effort des historiens de 1914-1918 qui ont largement contribué à la faire revivre en interrogeant des sources plurielles avec souvent beaucoup d’innovation méthodologique. Ils ont revitalisé cette mémoire en train de s’estomper, car une mémoire sans témoin, ni témoignage finit par devenir muette. Aussi, le barbelé, largement représenté dans les clichés des tranchées de 1914, s’est-il éclipsé pour céder la place aux icônes des camps de concentration. Il signe dans l’espace-temps une forme de continuité visuelle où l’impact du second conflit mondial est déterminant dans la représentation actuelle des réfugiés et des migrants.

Dans la mise en scène imagétique des médias sur la crise des réfugiés, les référents historiques sont consciemment ou inconsciemment convoqués, installant dans les univers de la représentation une subjectivité imagétique qui participe de la fabrique des images dans le choix même des postures des sujets photographiés, des situations, des objets, des perspectives, des expressions émotionnelles. Les clichés insistent sur une forme de continuité visuelle où les deux guerres mondiales ont un impact majeur. Il existe une concurrence mémorielle entre les deux conflits dans la mise en représentation des migrants.

Force est de conclure au terme d’entretiens et de questionnements pluriels que la mémoire de la Deuxième Guerre écrase celle de la Première. En raison de la proximité chronologique du deuxième conflit d’une part, mais également du développement fulgurant des corpus imagétiques et de la popularité grandissante de la photographie, d’autre part. En deux décennies, les images s’imposent comme éléments d’information incontournables. Ces référents imagétiques des deux guerres ne correspondent plus à notre univers contemporain et créent un décalage dans la représentation du phénomène migratoire. Ce décalage entre l’objet photographié et les référents sur lesquels il s’appuie correspond à ce que l’on appelle la crise de la représentation telle que la définit Nöth.

« The crisis of representation in the media has many facets (Nöth 2001). The best known is, of course, the crisis of truth in political discourse, which is a crisis in the correspondence between the representing discourse and the represented world of facts and events. However, truth is a universal semiotic problem. Hence, this crisis is not specifically relevant to the crisis of representation as it emerged in the twentieth century. If modernity has been the cradle of a hitherto-unknown crisis of representation in the arts, the crisis of representation in the media is most certainly connected with postmodernity. Two of the prophets who have not ceased conjuring up this crisis in the media are Lyotard and Baudrillard. » (Nöth, 143–1/4 : p. 10)

Le hiatus entre la chose représentée et la réalité provient d’une uchronie doublée d’un anachronisme. Reprendre des cadrages du début du XXe siècle dans l’Europe dévastée d’après-guerre pour représenter des mouvements de réfugiés du XXIe siècle, en provenance d’autres mondes que l’espace européen, produit une « déréalisation » et un dévoiement du regard. Un regard façonné par des analogies du passé et qui produit des « simulacres » (Baudrillard, 1976) de la réalité. Leurs effets seront pluriels et leurs impacts innombrables dans le discours politique. La crise de représentation nous dit Bougnoux, c’est lorsque les images télévisuelles nous prennent en otage affectivement dans un « live », les jeux de la représentation se dégradent et provoquent un abaissement du regard avec une urgence présentiste qui vient « abaisser » la représentation. Photographier l’urgence, le corps naufragé du réfugié et les situations de désespoir se ramène ainsi à simplifier la chose et son signe jusqu’à les confondre ; le réfugié devenant ainsi le naufragé. On pourrait également nommer ces glissements des appauvrissements du regard.

 

Ressource associée


Source : Université de Poitiers

Bibliographie

BAUDRILLARD, Jean. 1976. L’échange symbolique et la mort. Paris : Gallimard.

BOUGNOUX, Daniel. 2006. La Crise de la représentation. Paris : Éditions La Découverte.

CIMADE, 2016. Cartographie de la demande d’asile en 2016. Url : http://www.lacimade.org/cartographie-de-la-demande-dasile-en-2016/

MACDOUGALL, David, « L’Anthropologie visuelle et les chemins du savoir ». Journal des anthropologues, 98-99, 2004, p. 279-233.

NÖTH, W. “Crisis of Representation”. Semiotica, n°2003, 143–1/4, 9–15. https://philpapers.org/archive/NTHCOR.pdf

RAZAC, Olivier. 2009. Historique du barbelé. Paris : Flammarion.

Fabienne Le Houérou
Fabienne Le Houérou
Histoire, Anthropologie à Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM) | Site Web | Plus de publications
Historienne, anthropologue et réalisatrice, CNRS, IREMAM, MMSH, Aix-Marseille-Université; Fellow à l'Institut convergences migrations, Aix-en-Provence, Directrice de la Revue Science and Video

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