Abdellatif Hassan Chaaban Essayed
La figure du dictateur dans les œuvres d’Idris Ali (Le Leader se coupe les cheveux) et de Yasmina Khadra Dernière nuit du raïs)
Maître de conférences en littérature française et comparée à l’Université du Fayoum
« Qu’est-ce que la dictature ? » est une question qui pourrait être considérée d’emblée comme inappropriée, car la dictature et les contextes répressifs ne relèvent pas d’une définition homogène.
Dès lors qu’il effectue une plongée dans les livres d’Histoire, les productions artistiques et littéraires consacrées au monde arabe, le chercheur est saisi par la diversité des représentations de la dictature, des dictateurs et de leurs victimes.
Nous allons, dans un premier temps, concentrer notre attention sur la notion de dictature et son corollaire « despotisme », traduction que l’on retrouve chez Montesquieu et Abdel Rahmane al-Kawâkibî((De l’esprit des lois de Montesquieu a largement influencé A. al-Kawâkîbî dans son ouvrage Du despotisme et autres textes, 2016.)). Certes, Montesquieu a amplement parlé de la notion du despotisme dans L’Esprit des lois où il définit sans ambigüité, dans plusieurs chapitres, la nature du pouvoir despotique, les traits caractéristiques du gouvernement despotique et l’anatomie de la figure du despote. Le chapitre XIII du livre V de L’esprit des lois est entièrement consacré à l’idée de despotisme :
« Il résulte de la nature du pouvoir despotique, que l’homme seul qui l’exerce le fasse de même exercer par un seul. Un homme à qui ses cinq sens disent sans cesse qu’il est tout, et que les autres ne sont rien. »((Montesquieu, 1979, p. 141.))
Al-Kawâkibî procède également à une critique détaillée et sévère du despotisme en général, surtout dans ses aspects orientaux. Il se livre à des analyses psychologiques et sociologiques assez pertinentes ; il nous présente un despote conscient, comme toujours, de l’arbitraire et de la répression qui peuvent s’exercer que sur des sujets « abrutis » par l’ignorance et égarés par l’aveuglement :
« S’il était un volatile, le despote serait la chauve-souris chassant dans les ténèbres. S’il était un simple animal, il serait le chacal qui s’attaque à la volaille au milieu de la nuit. Mais, c’est un homme qui sait capturer les ignorants. »((A. al-Kawâkibî, 2016, p. 49.))
Le roman du dictateur et l’exofiction
Nous allons aborder des œuvres inspirées par des dictateurs ou des chefs d’État et qui en font des personnages de romans. Ces derniers pourraient s’inscrire dans ce qu’on appelle l’exofiction. Par opposition à l’autofiction, l’exofiction est un néologisme forgé en 2013 par Philippe Vasset((http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx13.01/1091, consulté le 27-01-2017.)). C’est une forme d’écriture hybride qui mêle réalité et fiction. Cette tendance littéraire se confirme partout actuellement dans le monde et surtout dans les deux dernières années avec une riche production littéraire. C’est un genre littéraire qui crée une fiction à partir d’« éléments ou de personnages réels ». Genre de « biographie romancée », s’inspirant de personnages plus ou moins célèbres tels que le Kadhafi d’Idris Ali dans Le leader se coupe les cheveux et de Yasmina Khadra dans La dernière nuit du raïs, les deux romans objets de cet article.
La figure du dictateur y est abordée en deux langues, arabe pour le premier, et français pour le deuxième, selon deux perspectives narratives différentes. Les deux œuvres relèvent ainsi de l’exofiction puisque les deux écrivains s’emparent de la figure controversée de Kadhafi et en font un personnage romanesque. Ces fictions se penchent sur l’itinéraire pouvant conduire un homme vers la tyrannie ou vers sa perte. Elles dressent, non seulement le portrait physique, moral et social du colonel libyen, mais également le portrait universel de tous les tyrans. Ils dévoilent différemment les ressorts les plus inavoués de la dictature.
Il est question d’une écriture de dévoilement, voire de dénonciation, essentiellement basée sur le démasquage. Elle nous met en présence d’une figure archétypale du dictateur dont la nature ambigüe expliquerait la surprenante ambivalence de ses représentations littéraires. Les deux romanciers sont, plus ou moins, aux antipodes de ce personnage autoritaire. Pourtant, Yasmina Khadra avoue, dans un entretien au Figaro((http://www.lefigaro.fr/livres/2015/09/07/03005-20150907ARTFIG00286-khadra-kadhafi-croyait-faire-le-bien-en-exercant-le-mal.php, publié le 07-09-2015.)), qu’ils avaient (Kadhafi et lui-même) des points communs : « Nous sommes bédouins, nous avons été militaires et nous sommes de grands rêveurs ». De son côté, Idris Ali est un romancier marginalisé et très souvent censuré. Il considère l’écriture comme un moyen de « se libérer, voire de se venger » de la dictature. Ecrire des textes de fiction n’était pas pour lui un bon moyen pour gagner sa vie :
La solution n’était pas du tout de rester en Égypte, car écrire des romans n’était pas suffisamment rentable. | ((إدريس علي، الزعيم يحلق شعره، دار وعد للنشر، 2011، ص. 18.))الحل لم يكن متاحا في مصر علي الإطلاق لأن كتابة القصص لا تدر دخلا ولا تطعم جائعا. |
L’écrivain, témoin oculaire de son temps : le marteau et la plume
La première question que se pose tout lecteur, dans cette forme d’écriture, se rapporte à l’efficacité du rôle subversif de l’écrivain considéré généralement comme ennemi de toute dictature.
Nombreux sont les auteurs qui ont témoigné à travers leurs œuvres, plus ou moins directement, sur cette situation extrême de totalitarisme aussi bien en Afrique noire qu’en Amérique latine, cherchant à transmettre un message, un constat ou une idée aux lecteurs.
Le point de départ du présent article est de mettre en valeur le rôle de l’écrivain, quelle que soient sa langue d’expression, son style ou sa manière de construire le récit. L’écrivain comme témoin oculaire de son temps. Comment réussit-il à travers ses romans à refléter pleinement une société à un moment donné ? Il transcende le personnage (ici, le dictateur) pour aboutir à une description plus universelle du phénomène totalitaire et développer des réflexions à portée générale sur les régimes dictatoriaux.
Il s’agit d’une écriture qui ne s’exerce pas en cachette ou en silence complice, mais plutôt qui s’insurge contre les injustices et les pratiques odieuses des êtres qui se prennent pour des dieux et dont l’histoire se termine toujours mal. Une écriture subversive portée par des écrivains dont l’œuvre ne cesse de provoquer des controverses de tout genre.
Idris Ali et Yasmina Khadra tentent d’analyser la figure du dictateur libyen Kadhafi, personnage à la fois atypique et emblématique, dans des conditions et à des périodes différentes de sa vie. Ils ont traité de la dictature libyenne non seulement dans son incarnation, mais également dans son inscription dans les esprits. Ils dévoilent les auto-aveuglements des peuples et les cicatrices cachées qui « suppurent » dans la société tribale. Ainsi, les romanciers ont pour objectif principal d’émouvoir et de communiquer leur exaltation :
« Le romancier n’est pas une conscience. C’est une âme inquiète. Ce n’est pas une étoile, c’est un feu follet qui brûle et s’éteint de toutes les passions. Ce n’est pas un éclaireur, c’est un homme simplement exalté qui cherche à communiquer son exaltation. Il n’analyse pas. Il ne juge pas. Il ne tranche pas. Il est ému et s’il a un rôle, c’est celui d’abord d’émouvoir. »((T. Monénembo, 1986, p. 293.))
Nous allons traiter de ce rôle autour de plusieurs axes de réflexion :
– les représentations du dictateur (portrait physique, moral et social d’un personnage controversé) ;
– la manière dont la relation entre oppresseur et opprimé est construite et les moyens utilisés par le despote pour contrôler le peuple ;
– et, enfin, les procédés littéraires employés par les deux romanciers permettant de rendre compte d’un univers souvent lié à la terreur, à la répression et à la censure.
Autrement dit, dévoiler le vrai visage d’un dictateur qui tenait les rênes du pays depuis une quarantaine d’années et qui a complètement changé la face de la Libye :
« Pendant la dictature, il n’y avait qu’un seul visage en Libye, celui du “guide”, et il n’y avait qu’une seule couleur — le vert. »((G. Kepel, 2013, p. 208.))
Il avait, selon G. Kepel, non seulement altéré((« Le comput kadhafiste, selon G. Kepel (2013) commençait à la date du décès de Mahomet, en 632 (et non avec l’hégire du prophète de La Mecque à Médine, dix ans plus tôt) et il comportait des années solaires, alors que les mois hégiriens sont lunaires ».)) la langue arabe, mais également interdit les langues étrangères dans l’espace public au prétexte d’un anti-impérialisme et de nationalisme arabe assez exacerbés((Ibid.)).
Le dictateur au miroir de la littérature mondiale : figuration narrative du dictateur, pouvoir et contre-pouvoir
Cette expérience dictatoriale, dans ses représentations et dans ses modalités, est une situation universelle extrême, dont les limites peuvent toujours être remises en question dans les arts et la littérature : cinéma((Le cinéaste et acteur Charlie Chaplin combattait Hitler et le nazisme avec les armes de l’humour en créant son fameux film Le Dictateur écrit en 1938, tourné en 1939 et sorti sur les écrans en 1940 à l’époque du cinéma muet.)), arts plastiques((Plusieurs expositions consacrées à l’image du dictateur ont été organisées dans plusieurs musées européens. C’est le cas « Des fleurs pour Kim II Sung » exposition qui a eu lieu au MAK (Musée des arts appliqués à Vienne) et de « Hitler et les Allemands » au Musée historique allemand à Berlin (2011). De même, d’autres portraits ont été élaborés, à savoir « L’éternel président » Kim II Sun et son successeur. Le musée historique allemand a également organisé un parcours autour de neuf thématiques, toutes centrées sur l’envergure du Führer et son rayonnement national et nationaliste. Le « Mythe du Führer », le « Pouvoir du Führer » ou encore « l’État du Führer ». Nombreux sont les peintres et les sculpteurs qui ont dénoncé les brutalités des régimes dictatoriaux par la voie de leur art. N’oublions pas la peinture du Syrien Monif Ajaj consacrée à Bachar al-Assad qui a fait l’objet d’une exposition en 2013 à la Maison des Consuls à Saint-Junien (Haute-Vienne, France).)) ou sculpture((Maurizio Catellan (artiste italien né à Padoue en 1960, vivant et travaillant à New York) a réalisé une sculpture hyperréaliste représentant Hitler en position de prière. Elle a été installée en 2001 au Fargfabriken à Stockholm dans l’angle d’une pièce, tournant le dos aux visiteurs.)), théâtre, poésie, chant et musique. Des œuvres qui ont, toutes, mis en scène et en récit dans leur registre graphique respectif ces dictatures.
Nous allons nous intéresser particulièrement à la manière dont le texte romanesque rend compte de différentes réalités dictatoriales dans le monde et comment chaque écrivain arrive à faire passer cette réalité tyrannique dans son œuvre et retracer les métamorphoses du dictateur. Dans son ouvrage, La Persécution et l’art d’écrire, le philosophe exilé Leo Strauss, fuyant le nazisme, tente de penser le cheminement de la vérité dans les États où la liberté d’expression publique est supprimée et « remplacé(é) par l’obligation de conformer les discours aux opinions que le gouvernement croit utiles ou qu’il soutient le plus sérieusement du monde »((L. Strauss, 2003, p. 27.)).
Retranchée de l’espace public, la vérité ne survivait alors qu’entre les lignes des ouvrages dont le sens serait accessible à quelques-uns, lecteurs attentifs et bien intentionnés, capables de désenfouir ce sens caché en le dégageant des enveloppes protectrices destinées elles à tromper la censure et, par la même occasion, le grand public((L. Jurgenson, 2009, p. 9.)).
Un aperçu rapide sur la production littéraire mondiale, essentiellement consacrée à la représentation de la figure du dictateur, nous permet de constater que l’instrumentalisation de cette production se construit autour de deux actions complètement opposées. Il s’agit soit de légitimer le régime et de soutenir sa propagande, soit de le critiquer et de le dénoncer. Par conséquent, les autorités dictatoriales adoptent des politiques diverses de soutien ou de censure, de persécution ou d’interdiction selon la visée polémique de chaque écrit.
1984 d’Orwell, La Fête au Bouc de Mario Vargas Llosa, L’Automne du patriarche de Gabriel Garcia Marquez et Terra nostra de Carlos Fuentes, pour ne citer que quelques exemples, demeurent des références primordiales en ce domaine.
Dans 1984, à titre d’exemple, nous constatons que le texte mène vers une réflexion en profondeur sur la tyrannie. On y trouve le régime de Big Brother, le plus despotique imaginé en littérature : un monde abominable où il y a une seule version des faits, celle du « Big Brother, dictateur à la grosse moustache noire qui nous montre que « personne n’est à l’abri du contrôle ». Il convient également de ne pas oublier les autres textes qui ont largement mis en scène le portrait du dictateur américain hispanophone.
Les versions arabe et francophone du roman du dictateur : censure et autocensure
Aborder le phénomène dictatorial et plus précisément la figure du dictateur dans le récit arabe et francophone pourrait, d’une certaine façon, s’inscrire dans le cadre d’une tentative de figurer l’infigurable, de représenter l’irreprésentable et de dire l’indicible. Ceci n’est pas sans rappeler ce que Michel Foucault a décrit comme rapport de la transgression à la limite :
« La transgression franchit et ne cesse de recommencer à franchir une ligne qui, derrière elle, aussitôt se referme en une vague de peu de mémoire, reculant ainsi jusqu’à l’horizon de l’infranchissable. »((M. Foucault, 2000, p. 265.))
De même, nous constatons que dans presque toutes les littératures des États totalitaires((« Tel qu’Orwell l’emploie, le terme “totalitarisme” désigne des stratégies (à la fois pratiques et intellectuelles) qui visent “l’abolition de la liberté de pensée jusqu’à un degré inconnu dans les époques antérieures”, des stratégies qui sont appelées ainsi parce qu’elles ont pour but de parvenir à un contrôle total de la pensée, de l’action et des sentiments humains ». J. Conant, 2012, p. 95.)) (selon les termes de Hannah Arendt), y compris celle du monde arabe et francophone, la répression ou la crainte de la répression contraignent les auteurs à des stratégies narratives ou poétiques originales : des contournements, des stratégies de brouillage qui masquent la place du narrateur et des dimensions littéraires interdites pour échapper à la censure, à la poursuite et au contrôle. Cette évidence n’est pas absolue ; elle est à relativiser et à remettre en débat en ce qui concerne la littérature de la dictature, une littérature subversive faite de critique directe et ayant quelquefois une position « ésotérique » qui peut être détournée par les régimes en place.
Dans tout système despotique, dans des pays où la dictature devient un mélange d’atrocité et d’ironie, d’opportunisme et de démagogie comme c’est le cas dans les pays du monde arabe, l’écrivain est constamment confronté à des pièges destinés à le compromettre. Il est souvent attaqué et marginalisé.
Le statut ambigu de la fiction, en règle générale, et plus particulièrement des œuvres contestataires, est mieux perçu dans les États dictatoriaux. Ces derniers se sentent menacés par des discours littéraires référentiels ou non référentiels, directs ou indirects, symboliques ou réalistes. L’univers d’un texte littéraire est souvent traité par l’État autocratique soit comme un ami ou un ennemi, toujours dangereux. De nombreux écrivains ont joué le jeu. Ils ont vacillé passant d’une réelle résistance par leur écrit à la négociation avec les régimes au pouvoir de privilèges. La plupart des écrivains arabes ou francophones feignent de bien distinguer le narrateur de l’auteur, cela afin d’éviter la poursuite ou l’emprisonnement, de montrer que le monde de référence, dans leurs textes, n’est que fictionnel. D’autres ont payé le prix fort, en subissant ponctuellement internements et enfermements systématiques.
La censure, police secrète de la parole, est l’une des redoutables armes du pouvoir. Tout un appareil de surveillance et de répression est renforcé. Cette surveillance est mise en place partout dans le monde, y compris dans les pays où la liberté d’expression est sans bornes. Le pouvoir répressif intervient et dicte aux écrivains ce qu’ils doivent faire ou écrire. Il essaie de s’insinuer au cœur des raisons d’être de la littérature et des œuvres littéraires, œuvrant à limiter leur jaillissement et leur influence médiatique probable sur le public même élitiste.
Par ailleurs, la littérature arabe, malgré la présence ancienne de régimes dictatoriaux((De la dictature des militaires en Algérie (depuis l’indépendance en 1962), en Égypte (après la révolution égyptienne de 1952 et le coup d’État des officiers libres), à celle du parti unique et du régime policier en Tunisie (depuis l’indépendance en 1957 ou en Syrie à partir de 1963 avec l’arrivée du parti Baath au pouvoir en passant par les régimes monarchiques et celui du colonel Kadhafi en Libye (coup d’État de 1969), c’est l’image du chef autoritaire, du dictateur qui nous intéresse dans cette présente étude.)), n’a pas particulièrement consacré une part importante de sa littérature, comme c’est le cas en Amérique latine ou en Afrique noire, à la dictature et aux régimes répressifs. Par conséquent, très peu d’études critiques ont été consacrées à cette problématique.
Cela pourrait être largement interprété pour des raisons à la fois historiques, politiques et culturelles. Historiquement, on peut constater que plusieurs écrivains ou historiens arabes ont évité par crainte la critique abrupte de leurs dirigeants. Ces auteurs souhaitaient même, parfois, garder certains privilèges que les régimes leur attribuaient pour s’assurer de leur silence. En cherchant dans les archives, les bibliothèques ou les médiathèques, nous rencontrons très peu de livres qui ont analysé ou abordé frontalement la question totalitaire. Politiquement, de nombreux écrivains arabes se sont exilés ou ont publié leurs ouvrages à l’étranger. Nombreux sont ceux qui étaient également victimes de marginalisation, d’exclusion, voire de sanction directe ou indirecte.
Par ailleurs, en jetant parcourant la production narrative du monde arabe et francophone, ayant pour objet la dictature, nous constatons que celle-ci apparaît comme un leitmotiv, dépassant les frontières nationales et linguistiques sans, pour autant, que l’on assiste à un genre ou un sous-genre indépendant de ce qu’on pourrait désigner par « roman du dictateur »((Ce qui n’est pas le cas de la littérature hispano-américaine ou d’Afrique noire où le roman du dictateur occupe une place importante.)).
En d’autres termes, la version arabe du roman du dictateur, s’illustre par l’absence du portrait détaillé (physique, social et moral) du dictateur. En dehors de certaines évocations allégoriques ou métaphoriques, qui ne reflètent en rien la complexité de la répression et de la torture dans ces pays, nous ne parvenons pas à rencontrer un « courage littéraire » franc.
À titre d’exemple, Naguib Mahfouz a fait preuve de courage littéraire. Son roman Les fils de la Médina a été interdit en 1959 par al-Azhar. Il s’est attaqué aux tabous religieux, ce qui a soulevé, en son temps, un tollé dans les cercles religieux, politiques et sociaux.
On rencontre plus souvent des modèles d’intransigeance qui composent avec certains tabous et interdictions et se soumettent à la censure sous toutes ses formes : censure visible de nature politique, religieuse et administrative ou invisible et complexe qu’on pourrait désigner des termes de censure « sous-sol ». Une censure qui dépasserait quelquefois sa dimension préventive pour se traduire en répression et violence. Elle devient « un acte de puissance qui a pour objet d’empêcher la diffusion de toute information, d’une pensée, ou d’une idée »((J.-F. Théry, 1990, p. 21.)).
Une sanction démesurée et arbitraire est toujours remise en cause et critiquée avec les termes les plus forts. La police pourrait même intervenir et procéder à des descentes dans les maisons d’édition pour saisir les livres et les confisquer. C’est ce qui arriva avec l’ouvrage Le leader se coupe les cheveux, la veille du sommet égypto-libyen en 2010. Le roman a été considéré préjudiciable à Kadhafi.
Dès lors, la notion de censure peut être appréhendée comme un acte de « rupture de la communication » au moyen duquel on perturbe un circuit de diffusion. « La censure, écrit Robert Estivals en se référant à la théorie des modèles, est un acte de rupture de la communication »((R. Estivals, Dictionnaire des littératures de langue française, Bordas, cité in R. Netz, 1997, p. 7.)).
Ceci pourrait aboutir à la confiscation, voire à la destruction complète de tous les exemplaires d’un ouvrage en ne laissant rien subsister du texte en papier. Cela montre clairement que rien n’échappe à la censure, que tout est contrôlé et surveillé.
À l’exception du roman d’Idris Ali Le leader se coupe les cheveux, qui aborde frontalement la dictature libyenne dans un contexte de liberté bafouée, nous rencontrons dans certains écrits qui ont recours, face à cette machine répressive, à des chemins détournés, des métaphores et des paraboles, tels que dans 26 avril de Khalid Ismaïl qui décrit partiellement la tyrannie libyenne en termes de « pouvoir répressif » ou dans Aswar ou « Barrières » de Mohamed al-Bisati qui évoque l’univers carcéral en Égypte en évoquant indirectement l’image du dictateur. Ces textes ont largement prophétisé les soulèvements dits du « printemps arabe ». Ceci montre, pourtant, que l’intérêt porté à la liberté, par nos écrivains arabes, est plus ou moins insignifiant. Pourtant, ils évoquent tous le mal qui ronge les pays du Machrek et du Maghreb, sans finir forcément en prison.
Ces observations sur ce Soft Power (puissance douce) qu’est la littérature et plus particulièrement le roman dans son rapport au politique nous conduisent à nous poser la question préoccupante du pouvoir en littérature et du pouvoir de la littérature. Celle-ci décrit le monde hallucinant de la dictature : délation, violence arbitraire, exactions de tous ordres, assassinats, bestialité, abus sexuels, amour maladif du pouvoir que finalement l’arrogance transforme en folie et avidité.
« Le dictateur demeure enfin seul possesseur de la plénitude de l’action. Il absorbe toutes les valeurs dans la sienne, réduit aux siennes toutes les vues. Il fait des autres individus des instruments de sa pensée, qu’il entend qu’on croie la plus juste et la plus perspicace, puisqu’elle s’est montrée la plus audacieuse et la plus heureuse dans le moment du trouble et de l’égarement public. »((P. Valéry, 1945, p. 89.))
Si dans les deux textes considérés, ici, la perception du dictateur est moins uniforme, il n’en demeure pas moins que quelques caractéristiques communes seraient suffisantes pour les considérer comme partageant des aspects d’une même figure, celle de Kadhafi.
Comment appréhender la représentation du pouvoir dictatorial et saisir la réalité textuelle d’un dictateur aussi médiatisé que Kadhafi ? S’agit-il d’une représentation idéalisée ? Procède-t-elle d’une volonté de démystification et de désenchantement du pouvoir dictatorial ?
Deux univers romanesques diamétralement opposés
Autant d’éléments qui permettent de mettre en évidence les spécificités stylistiques et romanesques du roman arabe et francophone traitant de la même problématique. Il s’agit de tracer les contours de la physionomie du leader et de mettre en évidence les invariants, puis de rendre à chaque œuvre ce qui la caractérise et lui appartient en propre.
Les deux textes témoignent du caractère fatal et absolument circonscrit de la violence totalitaire et de la folie tyrannique : on y assiste à des scènes odieuses qui fonctionnent comme paradigme. Ils rappellent la fonction critique de la littérature et mettent en valeur l’importance des témoignages littéraires. Chaque œuvre s’inscrit narrativement dans le contexte de son temps et dans la figuration du même dictateur. En d’autres termes, les deux auteurs ont dessiné, chacun à sa manière, un portrait spécifique du tyran libyen tout en créant une image commune de Kadhafi. Image nourrie soit de l’expérience quotidienne de l’auteur, soit forgée à partir des témoignages des ouvriers égyptiens en Libye ou encore relevant de la création fictionnelle d’un personnage polémique à tous points de vue.
La distinction des deux représentations, dont l’une a suscité une controverse en Égypte et a été censurée par les autorités, commence même par deux « seuils éditoriaux », deux éléments paratextuels((« Le paratexte n’est qu’un auxiliaire, qu’un accessoire du texte. » Parce que « si le texte sans son paratexte est parfois comme un éléphant sans cornac, puissance infirme, le paratexte sans son texte est un cornac sans éléphant, parade inepte », G. Genette, 1987, p. 413.)) selon les termes de Gérard Genette : le titre et la couverture. Le titre, lui, est un point de rupture visible. Les deux textes sont écrits à des moments différents : l’un est écrit avant les mouvements du « printemps arabe » (2011) et l’autre après la mort de Kadhafi. De même leurs titres sont frappants dès la première lecture. Le leader se coupe les cheveux a un titre explicatif, qui annonce la teneur satirique et fantastique de son contenu en faisant allusion à un aspect physique distinguant Kadhafi, à savoir ses cheveux qu’il coupe pour se débarrasser de ses anomalies, de ses mystères qui suscitent moquerie même dans le milieu des dirigeants. Les métaphores animalières, procédé narratif emprunté à la satire dont la fonction dégradante est évidente, nous offre une représentation symbolique et imagée de ce personnage. On imagine un tableau fantastique.
Le texte amplifie un langage corporel synonyme d’arrogance, de violence et de démonstration de force ; une façon d’affirmer une forte présence dans l’espace public. Un portrait ironique et dénonciateur d’une irrésolution et d’une prétention maladive. Le dictateur est coléreux et arbitraire. Sa puissance est ressentie par ses proches comme un fardeau dont ils supportent à peine le poids excessif.
Quant au roman La Dernière nuit du raïs, il met l’accent sur un moment très décisif dans la vie de Kadhafi : sa dernière nuit. L’instant qui précède la mort, lorsque tout se précipite, lorsque tout le monde est pris de peur et de panique sans espoir de survie. Le texte s’arrête sur le dernier instant du dictateur et sur son délire d’agonisant. La béance du dernier moment est aussi la béance au sein même de l’œuvre. De plus, nous constatons que le personnage principal est explicitement caractérisé dans les titres : « Le leader » dans l’un et « Le raïs » dans l’autre. Leader est une traduction plus ou moins fidèle du terme original « al-Zaïm ». Le leader est « une personne qui prend la tête d’un mouvement politique, d’un groupe : un meneur »((P. Robert, A. Rey, J. Rey-Debove (dir.), Le Petit Robert 2011, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, Nouvelle édition millésime, 2010, p. 1437.)). Alors que le mot raïs est défini ainsi : « Chef d’État, chef suprême, dans certains États arabes. Le raïs libyen »((Ibid., p. 2108.))
« Raïs : (1963 ; empr. à l’arabe raïs “chef, président” dérivé de “ra’s” qui veut dire “tête”. Chef suprême, dans certains États arabes (Égypte, notamment). »((A. Rey (dir.), Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Le Robert, 2005, p. 2341.))
« Zaïm : leader, a été utilisé autant pour désigner Messali Hadj dans l’Algérie des années 1940, que le colonel Abdul Karim Qasim en Irak de 1959 à 1961 ; au Liban, zaïm est un chef de clan clientéliste, le pluriel zuama est également utilisé pour désigner le système de clientélisme clanique et féodal à la libanaise. »((https://fr.wikipedia.org/wiki/Vocabulaire_politique_arabe))
Les deux désignations de « leader » dans le texte d’Idriss Ali et de « raïs » dans celui de Yasmina Khadra renvoient toutes à des termes de pouvoir, de force et de direction qui signifient dire, diversement, président ou « chef infaillible ».
Une autre distinction paratextuelle réside dans la couverture. L’identité du dictateur est complétée par un physique, des vêtements, une démarche, le fait de se tenir debout, une gestuelle qui reflète une « violence symbolique »((La violence symbolique nécessite et engendre la participation des dominés à leur propre soumission ; c’est là sa principale particularité et son inquiétante originalité. Puisqu’un ordre « ne devient efficient que par l’intermédiaire de celui qui l’exécute », la violence symbolique requiert pour s’exercer la complicité de l’agent social qu’elle prend pour cible (P. Bourdieu, 1997, p. 243).)).
Cette image prédominante n’est cependant pas univoque : un dictateur dont le statut n’est pas lié à une seule désignation (raïs, zaïm, roi des rois traditionnels d’Afrique, frère guide, etc.) Cela est bien significatif des représentations variées de la figure du dictateur. Cette diversité est très présente ici et mieux observée dans l’étude du langage corporel du dictateur. Pourtant, nous constatons que les traits de Kadhafi relèvent, dans les deux textes, plus ou moins de l’imagination littéraire. Les deux romans sont loin d’être des textes politiques. L’un relève du « roman de dictateur » quand l’autre de celui de « roman de dictature » ; deux genres à part entière dans le contexte arabe et francophone. Le premier concentre la structure narrative sur la figure du dictateur, alors que le deuxième montre les rouages de la violence sous la dictature. Ce deuxième genre est commun à toute écriture subversive ou contestataire. Une confrontation et une comparaison sont ainsi inévitables entre deux univers si différents partant du fait que tout dictateur est l’autre du romancier :
« En principe, le dictateur est l’autre du romancier. Le dictateur représente tout ce que le romancier est censé récuser : dogmatisme, monologisme, censure. »((L. Rasson, 2008, p. 41.))
Théâtralisation du dictateur
Les deux textes révèlent la dimension théâtrale du dictateur à travers la présence d’un énonciateur implicite qui, tel le metteur en scène, se tient derrière le personnage focal pour orienter son regard. Ce dédoublement narratif omniscient, intérieur-extérieur, correspond parfaitement aux traits caractéristiques du personnage, leader qui aime la théâtralisation. Un dictateur qui fait rire. Le ridicule a une force secrète, il fait diversion et se fait peut-être, ainsi, vengeur.
Son pouvoir est donc absolu, du moins se croit-il au-dessus des lois et des conventions. La qualification fonctionnelle du colonel est confirmée par celle du personnage principal dans les récits. Cette qualification est l’un des traits d’union entre les deux œuvres. Ainsi se dessine l’image d’un homme violent et arbitraire qui résout ses problèmes de la façon la plus féroce possible. Il est le leader, non pas en raison de sa personnalité ou de son charisme, mais grâce à sa violence et à son goût prononcé pour la tromperie. Dans ce contexte, il se sent au-dessus de l’opinion publique et de la justice :
J’ai lu « abrogation des lois » en vigueur et laissé libre cours à la révolution. | ((إدريس علي، ص. 29))قرأت “إلغاء القوانين” المعمول بها الآن واستمرار العمل الثوري |
Un pouvoir qui assume une dimension presque irrationnelle. Les textes se concentrent sur les relations entre le colonel et ses subordonnés :
« Tu peux insulter n’importe qui et on ne te dira rien ; mais celui qui insulte le zaïm, le frère colonel ou même s’oppose à ses décisions ou à ses cheveux longs… sa fin est connue, la disparition » | يمكنك أن تسب من تشاء وتنجو لكن لا نجاة لمن يسب الزعيم الأخ العقيد أو يعترض علي قراراته أو حتي علي زيه أو شعره الطويل والمصير معلوم، الإختفاء((المرجع السابق، ص.14 )) |
Le ton du narrateur pourrait être à la fois celui de l’ironie et de la déception. Il fait le récit, sans complexe, de l’infériorité de ses origines humbles :
« Il (l’ennemi) ne lui viendrait pas à l’idée de me rechercher dans un endroit aussi affligeant. A-t-il oublié le Bédouin que je suis […] J’ai connu la faim, la culotte rafistolée et les savates trouées, et j’ai longtemps traîné pieds nus sur les cailloux brûlants. La misère était mon élément. Je ne mangeais qu’une fois [par jour], toujours la même nourriture. »((Y. Khadra, 2015, p. 15-16.))
On retrouve ici une dichotomie esquissée sur le mode ironique dans Le Leader se coupe les cheveux d’Idriss Ali dont le personnage principal, Kadhafi, avoue qu’il y a en lui deux hommes, un qui vit et un qui observe et qui inspire :
« Il est atteint de schizophrénie… il dort et rêve et ses rêves deviennent des décisions… C’est un homme bizarre et mystérieux. » | إنه مصاب بانفصام الشخصية ينام ويحلم فتصبح أحلامه قرارات… رجل عجيب وغريب((إدريس علي، ص. 30)) |
Cette dissociation peut être inscrite dans ce que l’on pourrait appeler « les hommes de trop ». Elle réapparaît dans le deuxième texte de Yasmina Khadra investie d’une sémantique nouvelle et d’une représentation différente.
Les deux attitudes peuvent assurer la survie physique et morale. Un jeu de masques, une ambigüité identitaire ou même une schizophrénie claire et nette sont fortement présents. Position qui rend le leader insaisissable et cette dualité anime les textes de l’intérieur. De même, une certaine théâtralisation les dynamise à travers ses deux facettes : l’oral (présence d’un narrateur) et le dialogique (combinaison complexe de différents points de vue).
L’oralité et le dialogisme, outre qu’ils retenaient l’attention de Mikhaïl Bakhtine dans sa Poétique de Dostoïevski, se présentent fortement chez le sémioticien Boris Ouspenski dans son ouvrage Poétique de la composition. L’oralité et le dialogisme sont tous les deux indissociables des discours hybrides et transgressifs dans nos deux romans. Ils donnent un certain dynamisme aux textes. Dans les deux récits, le dictateur apparaît, du début à la fin, comme un personnage dynamique et atypique. Il n’est pas figé. Son image est celle d’un despote qui a la haute main sur toutes les affaires du pays. Ses fidèles et ses proches surveillent et contrôlent tout :
« Les gens ne vous critiquaient pas en public, frère guide. Nos services avaient des oreilles partout. »((Y. Khadra, 2015, p. 18.))
De plus, une représentation ironique et caricaturale du personnage permet toutefois de découvrir une société bédouine composée de dizaines de tribus d’une composition ethnique et tribale complexe. Il est alors nécessaire de comprendre et saisir cette complexité qui est rendue à travers une description quasi photographique, naturaliste et détaillée, privilégiant le grotesque. Malgré son allure burlesque, le colonel garde aux yeux de ses fidèles des qualités et des vertus.
« – Ai-je été injuste avec mon peuple ?
– Non, s’écrie l’ordonnance. Jamais au grand jamais notre pays ne connaîtrait guide mieux éclairé que vous, père plus tendre. Nous n’étions que des nomades poussiéreux qu’un roi fainéant prenait pour un paillasson et vous avez fait de nous un peuple libre envié. »((P. Bourdieu, 1997, p. 23.))
Corps du leader : portrait physique
Toutes les postures corporelles du personnage-dictateur, ingrédients narratifs de sa théâtralisation, peuvent être considérées comme très significatives. L’uniforme militaire ou tribal avec des titres honorifiques est omniprésent. Le personnage-dictateur est présenté comme une figure quasi divine, une figure patriarcale d’une jeunesse éternelle qui cherche à effacer les traces du temps. Cette icône est encore fortifiée de l’habit traditionnel libyen, de ses épaulettes ou de son uniforme militaire orné de ses distinctions honorifiques. Le leader se sert de ses tenues pour mettre en scène à la fois son personnage et son discours. Un langage corporel silencieux s’impose dans ces couvertures : regard, gestes, hochement de tête, expression faciale. De même le vestimentaire renseigne sur la psychologie et l’identité du dictateur. Le personnage-dictateur prend forme, physiquement en chair et en os, dans nos deux romans. Un personnage préoccupé en premier lieu de son allure vestimentaire, de ses habits traditionnels tribaux ; occupé également à satisfaire ses exigences corporelles, en particulier ses appétences sexuelles. Il pratique et s’essaie au viol.
Les textes sont centrés variablement tant sur la dictature et ses victimes que sur la figure du dictateur.
Les deux romans partagent partiellement le thème du double et de ses démultiplications qui régit l’univers dictatorial : diversité, confusion, duplicité, équivocité. Le dictateur y est présenté mythique et charnel, omnipotent, persuadé de son élection qui rend à ses yeux toute contestation incompréhensible. Il doit « métamorphoser le corps en décomposition de la nation en corps solide et lui redonner vie et vigueur grâce à la puissance de son propre corps physique »((E. Enriquez, 1983, p. 452.)).
Il est intéressant de noter que les romanciers s’intéressent à faire du corps du dictateur un garant de son maintien au pouvoir : ils choisissent de saisir le dictateur dans ses délires de grandeur et de mégalomanie, devenir un demi-dieu, avec une dose importante de schizophrénie, de narcissisme et de paranoïa. Dans les deux textes choisis, le chef n’apparaît jamais en dégradation physique, il est toujours tout puissant et jeune. Le lecteur n’est jamais confus ou partagé entre la compassion et le rejet. Il adopte plutôt le rejet.
« Le tyran manipule, ordonne, discipline, punit et récompense selon les sadiques lois du Mal, du Mensonge et du Laid. Le tyran — ses perfides travestissements, son rictus, son uniforme somptueux et ridicule, ses crises d’hystérie ahurissantes : des cris rauques de fauve, ou des gémissements terrifiés d’enfant, des bonds de bouc ivre, ou la glaciale paralysie du vampire. »((N. Manea, 2009, p. 52.))
Le corps du chef est perçu comme :
« Invulnérable, qui condense en lui, toutes les forces, tous les talents, défie les lois de la nature par son énergie surmâle »((C. Lefort, 1981, p. 169.))
Femmes et dictateur
Nous le voyons, dans les deux expériences, souvent et volontiers occupé à séduire les femmes, à satisfaire ses autres exigences corporelles et ses besoins sexuels en premier lieu. Il pratique également le viol dans une atmosphère d’humiliation et d’impuissance des femmes violées. De même, les deux romans font du caractère physique du dictateur quasiment un caractère métaphysique. La sexualité est l’un des ressorts du pouvoir absolu. Le dictateur a besoin d’enrôler les femmes (ses femmes ou celles qui croisent son chemin et qui finissent dans le lit du dictateur) dans ses entreprises de domination. Ce personnage suit, dans les deux textes des stratégies de séduction :
« Le code était simple : je posais la main sur l’épaule de ma proie, mes agents me la ramenaient le soir sur un plateau enrubanné, et mon lit effeuillait ses draps soyeux pour que l’ivresse de la chair exulte […] Il y en avait qui résistaient ; j’adorais les conquérir comme des contrées rebelles. »((Y. Khadra, 2015, p. 57.))
Cette folie sexuelle est née chez le personnage depuis l’enfance :
« J’ai contracté ce mal sublime qu’on appelle l’amour à l’école de Sebha, dans le Fezzan tribal […] Faten était la fille du directeur […] les yeux plus grands que l’horizon, les cheveux noirs jusqu’au fessier, la peau translucide, elle semblait sortir d’un songe d’été. Je l’ai aimée à l’instant où je l’ai vue. »((Ibid., p. 58.))
Le personnage-sujet ou ce qu’on appelle « le culte de personnalité » occupe dans Le Leader se coupe les cheveux d’Idris Ali le statut de matériau passif de la narration ; alors qu’il accède dans La dernière nuit du raïs de Yasmina Khadra à celui de la voix de la narration, ce qui lui attribue la coresponsabilité idéologique de l’action-narration : sauf dans le cas où le narrateur, évite de lui céder la parole, ou s’il le fait, la lui ôte aussitôt. Nous constatons que le pouvoir de la dictature s’exerce aussi bien sur le plan narratif qu’énonciatif. Les textes prennent alors une configuration dictatoriale dans une sorte d’« isomorphisme » tout en essayant de donner une représentation totalisante de la figuration du dictateur. Cet isomorphisme se réalise d’une manière assez remarquable dans nos deux textes.
Caractéristiques du roman du dictateur
Tout dire, tout exprimer, tout avouer et tout critiquer, telles sont les premières caractéristiques distinctives du roman du dictateur quel que soit son contexte ou sa langue d’expression. Une écriture polémique d’une facture indécise entre le reportage, la fiction et l’autobiographie qui ne cesse de soulever des controverses de tout genre. Une écriture qui s’écrit ou plutôt qui « s’écrie » dans le silence assourdissant d’un peuple qui ne lit pas et d’un milieu intellectuel et critique qui a ses propres préoccupations et ses intérêts. Une écriture qui s’avoue rebelle et contestataire contre cet autoritarisme en tant que mode de « gouvernementalié »((La notion est de Michel Foucault. Elle signifie l’« ensemble constitué par les instituions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, bien que complexe, de pouvoir, qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir, l’économie du politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité », M. Foucault, 1994, p. 655.))] violent, réprimant et rossant systématiquement ceux qui ne s’y soumettent pas volontairement.
Une écriture, qui constitue, avant tout, une esthétique et une poéticité de mise en cause du pouvoir autoritaire sous forme d’une satire ouverte. L’écriture romanesque, tout particulièrement, a fait constamment appel à cette mise en texte et à cette remise en question de la figure du dictateur en provoquant une série de réflexions significatives sur l’essence du pouvoir, ses manifestations romanesques et ses erreurs. Ainsi se dessine, en creux, une image (satirique, parfois idyllique) du tyran dans différents contextes, cultures et modes d’expression. Une écriture qui se veut une médiation fictionnelle autour de la dictature sous de multiples instances narratives. Des œuvres à teneur à la fois satirique et testimoniale contraire aux chroniques officielles.
Testimoniale, elle permet de poser un certain nombre de questions sur les relations que les auteurs peuvent entretenir avec leurs gouvernants ; des questions aussi sur les rapports entre la littérature et le témoignage littéraire et également sur la valeur documentaire des œuvres littéraires en règle générale. L’exercice du pouvoir autoritaire, ici représenté, est un « contre-exemple » à ne pas suivre. Sont clairement fustigés l’arrogance, la cupidité personnelle, les biens et les titres usurpés. Dans ce contexte, et pour une meilleure lisibilité, nous avons consulté plusieurs témoignages et de nombreuses études. Ceux-ci mettent en évidence non seulement l’intimité personnelle de Kadhafi, mais encore toute une image d’une société tribale avec ses traditions et ses visions du monde.
Satirique, dans un mode d’expression hybride, multiforme et en réaction au pouvoir autoritaire, elle permet de railler et de critiquer vivement ces pratiques dictatoriales et mettre à nu les vices, l’arrogance et la mentalité d’un tyran fou du pouvoir.
Il est question de récit, souvent censuré, qui rend compte de cette expérience extrême de la dictature, elle-même controversée dans des pays où les peuples ne lisent pas et ne veulent pas lire. Des pays où ni les hommes ni les livres ne retrouvent plus leur place et leur souffle. Ces romans peuvent-ils être considérés comme une arme de contre-pouvoir dans des pays dévastés par les compromis et les complicités ? Nos écrivains, qui font exception à cette masse silencieuse ou complice, saisissent bien que le véritable rôle de la littérature c’est de se confronter au réel. Ils décident ainsi d’affronter le monstre, leader ou raïs, et d’en faire le portrait sombre.
Ils élaborent, en quelque sorte, une fable auctoriale tout en s’interrogeant sur leur propre expérience d’écriture. Ils éprouvent ce phénomène effrayant, angoissant en décrivant les répressions et les atrocités de ces régimes. Tout en restant fidèle aux critères esthétiques, l’écriture devient pour eux une « est-éthique » et un moyen efficace de parodie et de caricature. Ceci se fait à travers la mise en place de stratégies narratives et discursives particulières, pas nécessairement de nature allégorique ou symbolique bien qu’elles doivent impérativement intégrer la censure dans leur écriture. La littérature, plus que d’autres formes d’écritures, est celle qui terrorise le plus les despotes et les inquiète. Elle est en conflit et dans un rapport de rivalité permanents avec le despotisme. Al-Kawakibî le dit clairement :
« Le despote ne craint pas les sciences de langage […] De même, le despote ne craint pas les sciences religieuses [SG2] […] En revanche, le despote est terrorisé par les sciences humaines, telles la sagesse théorique, la politique civile, l’histoire générale, la littérature et d’autres sciences qui grandissent l’esprit […] Le despote craint par-dessus tous ces hommes de savoir motivés qui éclairent les gens par leurs discours ou par leurs écrits. »((A. al-Kawâkîbî, 2016, p. 50-51.))
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Abdellatif Hassan Chaaban Essayed
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