Denis Gheerbrant
Mallé en son exil ou la parole-caméra. Entretien de Denis Gheerbrant par Corinne Fortier
Les migrants, ces nouveaux héros. Quête de l’ailleurs, quête de soi et créations filmiques
À propos de Mallé en son exil de Denis Gheerbrant (2017, 1 h 45, Les films d’ici)
« Rien de ce qui est humain ne m’est étranger », Terence
Au départ du film il y avait le présupposé que les émigrés ou les migrants, quels qu’ils soient, arrivent ici avec une histoire qui est niée par la société française qui ne voit le migrant qu’en tant que travailleur. Or, émigrer fait courir le risque de l’acculturation. L’acculturation fait perdre son identité culturelle qui se cristallise ici dans le film autour de la question de l’excision. En « Mallant filmer… » – je relève le lapsus qui mêle « en allant filmer » et « Mallé ». Dans le projet de mon film, l’idée était de filmer ce choc, cette injonction faite aux immigrés d’adopter notre mode de pensée. C’est une problématique française, pas anglo-saxonne. L’impératif de l’intégration moi je pense que c’est une injonction qui est d’une grande violence et qui déstructure les individus.
Pourquoi avoir choisi Mallé en particulier ?
Je l’ai choisi autant qu’il m’a choisi. C’est parce que c’était lui et parce que c’était moi. On s’est choisi dans une estime réciproque. Il y a la construction d’une forme d’amitié entre Mallé et moi. Il s’est emparé de ma proposition et moi j’ai reconnu en lui quelqu’un qui avait la capacité de s’exprimer, notamment parce qu’il parlait français. Quand on a décidé de faire ce film ensemble, avant que je le filme, il a commencé à me raconter toute l’histoire des Soninkés et de leurs mythes fondateurs : l’histoire de Soundiata, du serpent Bida… Il y a eu ce moment où il a été mon professeur d’Afrique. C’est quelqu’un qui parle de son histoire, de sa culture, de son identité soninké. Il n’est pas distancié du monde de ses ancêtres. Il se veut le continuateur d’une lignée.
Vous avez beaucoup filmé Mallé dans son travail, notamment quand il lave les vitres ou quand il sort les poubelles des immeubles haussmanniens parisiens, ou encore lorsqu’il mange seul dans sa chambre du foyer malien de Montreuil où il habite, que vouliez-vous saisir du corps et de l’esprit de Mallé par ces différents plans ?
Dans tous mes films, il y a plusieurs registres d’images, il y a un registre d’images pures si on peut dire. Par exemple, je filme le corps de Mallé au travail habillé à l’européenne, puis en détente en boubou dans son corps africain. Donc, quand je suis dans un registre de parole c’est une image d’abord de l’écoute, c’est-à-dire que je m’approche de lui pour bien entendre et je le filme en quasi gros plans. Et quand je le filme en action ou au repos, je filme son corps dans l’espace. Et parfois je filme Mallé comme un corps que j’ai envie de présentifier afin de lui rendre sa beauté. Lorsqu’il mangeait seul dans sa chambre, il m’a invité à me joindre à lui et à couper ma caméra puisque quand on filme, on est toujours « à côté » de lui, dans sa vie d’une certaine façon…
Avez-vous voulu rendre plus visible et donner la parole à ces individus qu’on croise tous les jours à Paris et qui sortent nos poubelles ou entretiennent notre immeuble sans qu’on leur adresse la parole et qu’on prenne le temps de les connaître ? À travers Mallé, « le gars qu’on croise mais qu’on ne regarde pas », comme dit la chanson de Serge Gainsbourg((Le poinçonneur des Lilas.)), on découvre un homme d’une grande lignée soninké du Mali, pétri d’épopées et de mythes. Lui le seigneur qui a par ailleurs des esclaves au Mali est esclave à Paris, comme il le dit dans le film. On pense aussi à cette autre chanson Lily (1977) de Pierre Perret : « Elle arrivait de Somalie Lily / Dans un bateau plein d’émigrés / Qui venaient tous de leur plein gré / vider les poubelles à Paris ».
C’est une jolie chanson qui indique que c’est populaire, que cette question traverse la culture populaire française. Ça touche à la division raciale du travail.
Dans le film, Mallé dit : « Oui, je suis un esclave ici mais j’ai un esclave au Mali », je trouve que finalement beaucoup de critiques du film dans la presse se sont focalisées sur la deuxième partie de la phrase relative à l’esclavage au Mali. On sait en effet que les hiérarchies statutaires entre esclaves et maîtres dans les groupes ethniques soninkés existent – mais cela est moins étudié et moins visible que chez les Maures de Mauritanie((Corinne Fortier, 2019 « Genre, statut et ethnicisation des harâtîn de Mauritanie », in Ann Mc Dougall (éd.), Qui sont les haratin de Mauritanie et du Maroc ?, L’Ouest saharien 10, 2019.)) du fait, dans ce cas, de la différence de couleur de peau – et perdurent dans les foyers soninkés en France. Mais il est suggestif que très peu de critiques aient relevé la première partie de sa phrase où Mallé relate qu’il doit travailler comme un esclave en France, se serrer la ceinture et avoir une vie monacale dans un foyer loin de sa famille pour parvenir à envoyer un tiers de ce qu’il gagne au pays, et mettre de côté un autre tiers de cette somme. Or, on est frappé par la grande dignité de Mallé dans tous les plans ! Malgré sa situation difficile, il ne se laisse jamais aller à se plaindre et reste grand seigneur…
Il est à la fois prince au Mali et manant en France. Il n’est rien ici, et dans sa société il est un noble. Il le dit suffisamment quand il me parle des castes, et quand je lui dis : « Toi tu es quoi ? Il me dit : moi je suis un noble ! ». C’est une affirmation péremptoire ! Il le dit fièrement : « Tu me vois dans des habits de mendiant mais je suis un noble ! ».
Et pourquoi parlez-vous d’exil dans le titre plutôt que d’utiliser un terme qui se réfère à la migration ?
Le mot exil dans le titre reprend le terme qu’emploie Mallé au début du film où il explique qu’il est un exilé, car il est éloigné des siens, donc je l’adopte. Le terme d’exil est plus universel que le terme de migration ou d’émigré, car il se réfère à l’arrachement à son milieu. Mallé ressent sa condition d’homme seul et il la vit durement. Par le mot d’exilé, il exprime bien la douleur d’être loin des siens, de ne pas voir ses enfants grandir. Aussi, à un moment dans le film, il raconte l’histoire de sa fille qu’il n’a pas vue entre deux et seize ans, et il conclut en disant : « C’est ça Denis, pour gagner sa vie, il faut la perdre ! ».
Vous n’apparaissez qu’une fois à l’image, dans le reflet du miroir de la chambre de Mallé, s’agit-il d’un plan intentionnel ?
Pour moi, le cinéma documentaire consiste à partager un même temps et un même espace avec celui ou ceux qu’on filme, et c’est donc marquer mon corps dans l’espace de sa chambre. On était dans un rapport d’intimité dans cet espace à la différence de l’ensemble du foyer où mon acceptation n’était pas problématique mais où j’étais perçu au début comme un intrus.
Comment en tant que réalisateur toubab avez-vous été accepté dans ce foyer malien de Montreuil qui est un lieu d’entre soi communautaire ?
Les émigrés soninkés vivent la société française comme pas très accueillante. Par ailleurs, c’est une communauté assez fermée. Dans une communauté minoritaire, celui qui parle à la majorité est perçu comme un traître. Donc l’idée que l’un d’entre eux parle à un colon revenait à trahir les siens. Cette idée de trahison n’est pas propre aux Soninkés…
Alors pourquoi Mallé a-t-il enfreint la règle de sa communauté et s’est laissé filmer ?
Mallé se vit comme « le dernier d’un monde » et il voulait exprimer son monde de manière universelle dans la langue de l’autre, qui est la langue du colonisateur mais aussi une langue universelle en opposition à la langue vernaculaire. Ce désir de Mallé était sous-jacent, et tout le travail du film l’a fait apparaître de plus en plus.
Pourquoi préférez-vous vous concentrer sur un personnage plutôt que suivre plusieurs personnes ?
C’est lié à mon processus de travail et à la rencontre avec Mallé. D’une certaine manière, j’ai préféré filmer un personnage non pas représentatif mais, disons, emblématique. Ce qui l’a agi pendant tout le film mais qu’il n’a jamais formulé clairement : le fait de transmettre un monde en train de disparaître.
Tous vos films tentent de capter un monde qui disparaît, par exemple la classe ouvrière avec sa culture…
C’est le côté « croque-mort » du cinéaste. Le cinéma c’est quelque chose qui permet de donner une image, de produire une connaissance de mondes qui sont en train de disparaître. Je me suis aperçu en faisant Et la vie((2001, 90 mns.)) que les mondes en train d’apparaître n’avaient pas encore de parole, ils ne pouvaient se mettre en récit, car ils étaient encore dans la construction. Pour qu’il y ait récit d’une culture, il fallait qu’il y ait du recul et un processus d’historicisation d’une certaine manière. C’est une envie et, même plus, un besoin de témoigner de ce monde. Je pense à une séquence de mon film, Et la vie, où un couple d’anciens métallurgistes disent : « On s’est battus toute notre vie et de tout cela (ils faisaient référence aux luttes syndicales) il ne reste rien ».
Votre film est une forme de « portrait » mais je crois que vous n’aimez pas utiliser ce terme, pourquoi ?
Je n’aime pas le terme portrait, car il a une connotation psychologique.
Le terme de portrait est aussi une notion picturale…
Un portrait en peinture, on demande de saisir quelque chose de l’âme de la personne représentée. Moi je ne cherche pas à faire son portrait mais à rendre ce que Mallé porte, ce qui n’est pas la même chose. On avance ensemble dans une problématique. Parfois, je reprends le terme de modèle de la même manière que le cinéaste Robert Bresson parle de ses acteurs, quand il cherche à travers l’individu, l’universel.
Vous dites que, dans vos films, vous mettez en image « la subjectivité de la vie de quelqu’un » et ainsi que vous « vous vivez d’autres vies que la vôtre », en ce sens la réalisation de documentaires est proche de l’anthropologie où l’on cherche également à faire l’expérience d’autres vies et à en rendre compte le plus justement possible.
Oui le plus justement possible, ça veut dire en ne mélangeant pas, en ne m’identifiant pas à l’autre, en ne projetant pas mes propres schémas sur l’autre, mais en le reconnaissant bien comme sujet, puisque c’est le terme que vous employez. C’est un sujet qui vit une vie qui n’est pas la mienne, et qui donc va exprimer ce qu’il ressent à vivre cette vie.
Dans un précédent entretien vous dites : « Filmer seul c’est pouvoir ne pas filmer », c’est-à-dire privilégier aussi ces moments d’échange hors caméra qui sont déterminants pour ce qui se passe devant la caméra, pouvez-vous expliciter cette démarche ?
À la fois je laisse les choses advenir et je les provoque. Il y a tout un travail qui fait que les choses vont advenir d’elles-mêmes. Elles adviennent, car le terrain a été labouré si je puis dire.
Vous « donnez la parole » dans vos films à des personnes qui n’ont pas l’habitude de la prendre ?
On voit beaucoup l’expression « donner la parole », mais je construis un espace qui rend la parole possible. Et d’une certaine manière quand je filme des gens qui ont peu la pratique de la parole, je les ouvre à cette parole. C’est un peu comme un atelier d’écriture, si on peut prendre cette comparaison. À la fin de Et la vie, il y a un passage où un garçon dit que dans la classe ouvrière on ne pense pas, car on est abruti par le travail, et une ouvrière explique comment le syndicalisme lui a permis de mettre des mots sur ce qu’elle ressentait.
Vous dites dans un entretien, que plus on va de l’avant dans une relation avec quelqu’un et plus la parole se construit, se précise, et se cisèle, c’est aussi ce qui s’est passé avec Mallé, je suppose ?
D’une certaine manière faire un film, c’est poser une question, pas pour qu’il y ait une réponse, mais pour la construire en sens. Le film est une question, plus on avance et plus on apprend à formuler la question. Il y a une question originelle, et le fait de travailler cette question avec les gens que je filme, va la déplacer. Le film, c’est la manière dont cette question va être déplacée et la manière dont la personne que je filme va se l’approprier. Il ne s’agit pas d’obtenir une réponse, mais de formuler de manière de plus en plus juste l’objet du film, c’est pourquoi on est arrivé progressivement du système de caste à l’idée d’avoir toujours un supérieur, aux rapports hommes-femmes, jusqu’à l’acmé du film, le moment de l’excision.
Et comment Mallé s’est-il approprié votre questionnement ?
Le projet tel que Mallé pouvait l’énoncer ne correspondait pas complètement à ce qui s’est développé. Et il ne mettait pas les mots sur ce qui se passait entre nous parce qu’au début il avait une idée rationnelle du film sur le mode : « Tu vas me filmer pour montrer aux gens du pays combien, en tant qu’immigrés, on a une vie dure et qu’on est pas dans un pays de cocagne. L’argent ne descend pas du ciel, mais on gagne sa vie durement ». Y’avait ce côté-là par lequel il rationalisait le film.
Comment s’est passée l’approche entre vous ?
À un moment, il était assez proche de tout un groupe de sans-papiers qui vivaient dans un squat et réclamaient leurs papiers, alors il a eu l’idée de se servir de la caméra – de moi quoi ! – pour leur dire : « Voilà je connais un toubab, il va nous filmer et ça nous aidera dans notre lutte ! ». Donc ça a été le déclencheur. Après, je n’ai pas gardé ce que j’ai filmé, car ça me mettait dans une problématique différente, celle des papiers, et ça mettait le film sur une fausse route. Ce qui me paraît important entre filmeur et filmé, c’est qu’on soit bien en train de chercher la même chose, car il est vrai qu’il peut y avoir une forme de manipulation si vous cherchez quelque chose, et que l’autre se fait une autre image de ce que vous cherchez. Alors effectivement, cela ne va pas marcher et il va y avoir de la manipulation du filmé par le filmeur. Il faut à chaque fois recadrer l’objet du film et redéfinir entre nous qu’on cherche bien la même chose, mais pas forcément de manière explicite.
Vous filmez seul, pourquoi ?
Si vous arrivez avec un ingénieur du son, c’est déjà une équipe, puisqu’à deux, on est déjà une équipe, et alors c’est l’institution cinéma qui prime sur la relation. Faire un film seul, c’est la possibilité quand j’accompagne Mallé d’être juste en relation avec lui et de ne pas filmer s’il n’y a pas grand-chose qui mérite d’être filmé, ou de filmer une petite chose à laquelle on n’aurait pas pensé, juste parce que ça se passe, un événement impromptu… Cela me donne une certaine souplesse de filmer dans la vie tout simplement et de ne pas avoir l’institution cinéma qui fait plier la vie et qui soumet la vie à l’existence d’un tournage.
Oui c’est la relation filmeur-filmé qui prime sur la technique ?
Les gens qui n’aiment pas mon cinéma sont ceux qui ne supportent pas l’imbrication filmeur-filmé et qui considèrent que le cinéaste est quelqu’un qui prélève des images du monde dans une démarche héritée de Marcel Duchamp. En général, ce sont des gens qui viennent des arts plastiques. Moi je suis dans l’optique de travailler la représentation et de filmer dans un rapport avec le monde.
Et pour que ça agisse sur le monde ?
Peut-être pas « pour » mais on produit des représentations, elles ont une dimension politique, il y a donc inévitablement, forcément une imbrication.
« Denis est comme un chasseur, il me vise », dit Mallé dans le film. Être la proie de votre caméra pour reprendre l’image qu’il utilise ne l’a pas gêné ?
Non cela ne le gênait pas, car l’outil caméra devient comme une grosse oreille. Mallé est dans la relation. L’outil caméra prend peu d’importance pour lui. Ce n’est pas secondaire, car le fait que ce soit filmé veut dire que ce sera transmis au spectateur, ce que j’appelle le spectateur, ou ce qu’on appelle en critique littéraire le lecteur. La notion de « pacte littéraire »((Cette notion a été introduite par Umberto Eco.)), soit le pacte qui se tisse entre le lecteur et l’écrivain, me semble transposable au cinéma. La triangulation filmeur/filmé/spectateur est importante. Quand on filme, on est dans un registre de parole qui n’a aucun rapport avec la parole hors caméra qui est une parole plus quotidienne, plus informelle, plus libre, plus errante. Le fait que je ne filme pas une conversation est important. Je filme quelqu’un qui est en train de nous parler. Quand je dis « nous », c’est moi, en tant qu’intermédiaire entre Mallé et le spectateur. La caméra présentifie le spectateur aux yeux de celui qui parle. Celui qui est filmé, comme on le dit d’habitude, n’oublie pas la caméra. C’est le contraire de l’oubli, c’est comme si le filmé avait intégré la caméra comme le lieu d’un travail.
Un travail psychique ?
Oui tout à fait, un travail d’élaboration de la parole qui est, à mon avis, la seule motivation intéressante sur laquelle peut se construire un film, et dans lequel la personne que je filme a le sentiment que ce travail lui apporte quelque chose. Ce n’est pas un travail de valorisation de soi sur le mode : ah je suis passé à la télé ! Quand on a monté Et la vie avec ma monteuse, on a filmé vingt personnes, et on en a gardé dix au final. On s’est aperçu que les personnes qu’on a gardées au montage sont celles dont la parole se formait par l’acte même de filmer. Tandis que ceux qui avaient une parole préconstituée – aussi intéressante qu’elle soit – délivraient quelque chose, comme si on mettait l’aiguille d’une platine tourne-disque sur un disque déjà gravé. Le fait de filmer et non pas simplement d’enregistrer en audio implique que le corps de la parole construit un maintenant de la parole, et c’est cela qui capte l’attention du spectateur. C’est précisément le fait que la parole n’était pas déjà constituée, mais qu’elle est en train de se constituer devant la caméra. Le spectateur doit assister à la naissance de cette parole à son éclosion. J’ai du mal avec ce terme de captation, car il impliquerait qu’il y ait une réalité qu’on capterait. Or, c’est une parole que la caméra fait naître non pas parce que c’est un outil, mais parce que le corps de la pensée est en train de prendre forme. D’une certaine manière, la parole hors image est complètement malléable, on peut la monter dans tous les sens et lui faire dire n’importe quoi. Quand vous montez des images de quelqu’un qui parle, on ne peut pas fractionner sa parole. On est obligé de laisser aller les phrases jusqu’au bout, car on ne peut faire de puzzle de sa parole, et cette contrainte est une contrainte de vérité.
Dans ce film, comme dans les précédents, on voit vraiment le film en train de se faire et la parole éclore dans le réel de cette relation même. Or, cette relation semble davantage concerner deux êtres humains qu’un filmeur-sujet et un filmé-objet ?
Pour qu’une « parole-caméra » si on peut dire ait lieu, il faut une parole hors caméra. Je dis ça et, en même temps, cette parole hors caméra peut-être pratiquement rien. Il m’est arrivé de faire des entretiens presque « trottoirs » avec des paroles fortes, alors qu’entre la personne filmée et moi le contrat tacite a pu s’établir sur un simple regard : « Tu me regardes de cette manière-là et je t’apporte ma confiance ! ». La question du regard est d’autant plus importante qu’au moment où on est dans la « parole-caméra », je ne suis plus dans un échange de regards, parce que je filme dans l’œilleton de la caméra et non dans l’écran qui est sur le côté de mon caméscope. À ce moment, je suis dans l’espace du cinéma. Je suis comme dans une salle noire avec une image projetée sur un écran. L’image que j’ai dans mon viseur correspond à celle d’un appareil photo avec une chambre par exemple. Ce qui veut dire que je m’abstrais du monde pour être déjà dans le monde fictif du cinéma. Je suis dans une position schizophrène : le regard, l’écoute et l’oreille sont là, mais je suis déjà le spectateur du film que je suis en train de faire. C’est de ma position de spectateur de film que je vais poser certaines questions, cadrer d’une certaine manière, ou décider de clore un chapitre, car la caméra soutient l’écoute. Le filmé pense : « Tu me regardes et tu m’écoutes donc tu m’accompagnes dans ma parole ». C’est la relation qui donne la direction à la parole et qui va permettre d’être dans une parole avec confiance.
Au moment du filmage, moment de pure rencontre, chacun n’est-il pas paradoxalement dans son univers et recentré sur ses propres images, Mallé concentré sur ses images internes et vous sur celles du film ?
On est plus dans une relation d’échange de paroles où l’un écoute l’autre. Alors évidemment, ce qu’il y a de spécifique dans ce film, c’est peut-être qu’à un moment je passe de l’autre côté puisqu’à sa vérité, j’en oppose une autre. Donc je quitte cette place d’écoutant, la place du mort en psychanalyse. On n’est pas dans un chant à deux voix avec un parlant et un écoutant, puisqu’à un moment l’écoutant réagit et interfère. C’est un peu spécifique à ce film, car je ne pouvais pas marquer de distance par rapport à la parole de Mallé à partir du moment où celle-ci n’était pas acceptable, ne correspondant pas à la manière dont nous nous représentons les relations. L’idée d’égalité entre les êtres humains est mise à mal par Mallé car hiérarchisée par des questions d’appartenance à des castes et d’inégalité homme-femme.
Vous intervenez souvent dans le film pour donner votre point de vue d’Occidental qui ne partage pas les mêmes idées que Mallé relativement à l’excision, la polygamie ou l’esclavage, à la différence de films plus « ethnologiques » où l’on recueille la parole de l’autre sans intervenir et émettre de jugement ethnocentrique. Pourquoi avez-vous ouvert dans ce film cet espace de dialogue où vous exposez à Mallé vos réserves par rapport à certaines de ses déclarations ? Même si restituer la dynamique de votre relation fait le charme et la vivacité du film, n’avez-vous pas eu peur par ailleurs que cela déconcerte Mallé ? Et quel rôle avez-vous quand vous apportez un contrepoint à ses propos ? Est-ce un moyen d’intégrer dans vos commentaires le point de vue du spectateur occidental dont vous savez qu’il sera probablement choqué par les affirmations de Mallé et dont vous vous faites d’une certaine manière le porte-parole dans le film ? Ou est-ce simplement la réaction d’un homme qui n’a pas la même conception des rapports sociaux et de genre que Mallé et qui l’affirme en toute liberté, de même que Mallé le fait en toute confiance dans le film, sans que celui-ci ne pense à la portée éventuelle de ses propos sur le spectateur occidental ?
Je ne suis pas le porte-parole du spectateur, mais je suis le premier spectateur, et c’est en tant que tel que je vais me démarquer de ce qu’il dit. Dans ce film, personne n’essaie de convaincre l’autre. Le plaisir de notre relation était le plaisir de notre différence. Ce qu’on avait à se dire était notre différence. Mallé est par ailleurs tout à fait conscient de la portée de ses propos sur le spectateur occidental, quand il m’interpelle au moment du mariage où il dit qu’il y a deux choses que les Français veulent nous imposer : la polygamie et l’excision. Il me dit d’une certaine façon : « Arrêtez de vouloir qu’on soit comme vous ! ». Ce n’est pas anodin qu’il aille me chercher sur le sujet de l’excision au moment même où il est entouré de compatriotes.
Pouvez-vous dire qu’il existe une complicité masculine entre vous malgré vos différends culturels, notamment lorsque vous échangez au sujet du statut des femmes, par exemple lorsque Mallé signale qu’une femme doit obéir à son mari ?
Oui absolument, notre identité sexuelle est un point commun entre Mallé et moi, et on la vit différemment dans le rapport à l’autre sexe… Mais en fait peut-être pas tant que ça, car quand on voit la sérénité tranquille de la femme de Mallé, on réalise qu’elle n’est pas du tout une femme soumise !
En même temps, cette parole de Mallé semble vous être adressée et non au spectateur ? C’est de la relation singulière entre vous et Mallé que naît ce film.
Mallé sait très bien la représentation qu’ont les Occidentaux de l’idée de l’esclavage, de la polygamie et de l’excision.
Il y’a aussi des relations de plaisanterie entre vous, à l’africaine ?
On sait qu’on va se chercher, on réveille un conflit, alors que l’excision est d’habitude passée sous silence. La communauté malienne ne veut pas parler de l’excision avec les Français, car ça doit rester secret. Tout le film est dans l’approfondissement de la culture d’origine et on se heurte à l’incompatibilité de cette culture d’origine avec la culture d’accueil qui se cristallise autour de la question de l’excision qui est l’acmé du film. Quelque chose s’est dégagé au fur et à mesure, car au début on l’aborde un peu sur le mode de la plaisanterie. Quand je l’interroge sur le fait qu’il peut aimer plusieurs femmes en même temps, il répond : et bien si je donne un euro à l’une, je vais donner un euro à l’autre…
N’avez-vous pas craint que votre film soit récupéré par des gens qui se focalisent sur ces questions d’excision et d’égalité homme-femme ? Ce qui est finalement le cas puisque beaucoup de critiques journalistiques se cristallisent sur ces questions, ce qui vient conforter la thèse dominante selon laquelle certains migrants, notamment musulmans, ne seraient pas « assimilables » dans la République ? Cette différence culturelle n’étonne bien évidemment pas l’anthropologue que je suis, mais je ne parlerai pas pour ma part comme vous le faites d’incompatibilité culturelle, mais d’hybridité et d’interculturalité. Compte tenu de l’idéologie assimilationniste française, il peut sembler contradictoire de voir un homme, vivant en France depuis des années, avoir des idées différentes des nôtres concernant l’égalité hommes-femmes, la polygamie, l’excision et l’esclavage. Or, Mallé ne brandit jamais ces valeurs en étendard comme si elles représentaient un modèle pour la France mais ne fait qu’évoquer l’organisation sociale et culturelle qui est la sienne en tant que Soninké, s’exprimant dans le film en toute confiance sur son identité culturelle et les valeurs de sa communauté.
Oui c’est le côté scandaleux du film, qui met mal à l’aise. Mais au nom de la bien-pensance, on ne peut pas mettre les contradictions sous le boisseau, il faut apprendre à les relativiser. C’est important que l’excision soit marquée comme interdite et de protéger les fillettes de l’excision.
Vous prenez le risque avec Mallé de donner votre avis, ce qui pourrait l’irriter et le conduire à couper le lien entre vous. Cette confrontation de points de vue est constitutive de l’armature même du film, mais elle est aussi risquée, car elle pourrait occasionner la rupture de votre rapport avec Mallé, remettant en cause l’existence même du film. Jacques Gamblin((Je parle à un homme qui ne tient pas en place, Paris, Équateurs (littérature), 2018, p. 159.)), dans sa relation épistolaire avec le navigateur Thomas Coville parle à ce propos de risque de la confiance et de risque de la relation.
Oui, c’est évident qu’il y a quelque chose dans la relation filmeur/filmé de l’ordre du pari. Il y a toujours le risque que cela dérape et que la relation se rompe. Le contrat tacite dont je parlais tout à l’heure entre le filmeur et le filmé est lié à la qualité relationnelle et non à un engagement formel. Évidemment, c’est plus fragile et plus fort en même temps. Cela engage plus profondément celui qui est filmé.
Le rapport filmeur/filmé est un rapport d’emblée inégalitaire mais il me semble que ce qui le rend plus égalitaire est la possibilité que possède la personne filmée d’arrêter le processus même du film à tout moment ?
Le pouvoir du filmer c’est précisément le pouvoir d’arrêter. Moi je suis soumis à cela. C’est là qu’il y a quelque chose qui s’équilibre, et qu’on est dans la relation d’un individu à un autre.
Quelle réaction a eu Mallé la première fois qu’il a vu le film ?
D’un contrat respecté. Ça s’est joué sur une chose précise : l’excision. Car j’ai concentré le montage sur le conflit entre nous, et j’ai coupé la justification de l’excision : pourquoi les filles sont excisées ? Quand Mallé dit que si on laisse le clitoris aux femmes celles-ci vont être source d’impureté pour sa prière quand elles vont uriner, et que le clitoris va gêner la pénétration, il le vit comme quoi ?
Un phallus((Cf. Corinne Fortier, « Sculpter la différence des sexes. Excision, circoncision et angoisse de castration (Mauritanie) », in Monia Lachheb (éd.), Penser le corps au Maghreb, Paris, Karthala/IRMC (Hommes et Sociétés), 2012, p. 35-66, et Corinne Fortier « Reconstruction clitoridienne, excision et circoncision. Variations autour d’un sexe féminin phallique », in Corinne Fortier (éd.), « Réparer les corps et les sexes.», Droit et cultures, n° 79, 2020 (1), en ligne, p. 30-76. ))…
Oui un phallus contre un autre phallus. Je n’ai pas monté cette séquence ! Vous imaginez ! On entendrait ça dans la salle de cinéma, tout le monde se plierait de rire…
Pourtant, c’est sa réalité…
Vous avec une distance professionnelle d’ethnologue, mais le spectateur se lèverait et dirait : « Tu racontes n’importe quoi là ! » et les filles se révolteraient !
Vous pensez que ça l’aurait désavantagé ?
Oui, ça l’a soulagé que je n’aie pas gardé cette argumentation.
Il vous l’a dit ?
Je l’ai senti. Quand il a vu le passage, il a été soulagé.
N’aurait-il pas préféré qu’il n’y ait aucune séquence sur l’excision, surtout que cela est tabou dans sa culture qu’un homme parle d’un tel sujet lié à la sexualité ?
C’est lui qui a parlé de l’excision, ce qui a représenté pour moi un grand soulagement. Pour moi c’était un sujet incontournable, et que ce soit lui qui soulève cette question avait un autre sens que si c’était moi qui lui avais posé une question à ce sujet.
Le téléphone constitue le lien de Mallé avec sa famille et son pays, comme la caméra le lien avec vous. Lorsqu’il appelle sa femme au téléphone et qu’on perçoit un malaise, ou que son frère aîné l’accuse d’avoir ensorcelé sa femme, cela engage d’autres personnes que lui et la question s’est sans doute posée de savoir si vous filmiez ou non ces moments, même s’ils nous renseignent sur ce que Mallé doit gérer de loin et témoignent plus largement de la difficulté à résoudre des conflits familiaux lorsqu’on est absent ? En vous laissant finalement filmer ses conversations téléphoniques avec ses proches, Mallé vous fait entrer non seulement dans l’intimité de sa vie en France mais aussi au Mali.
Je le filmais dans une langue que je ne comprenais pas, il était donc un peu protégé par cela, d’une part. Et, pour lui, le fait qu’il y ait cette discussion avec sa femme c’est aussi une manière de montrer comment il dirigeait ses affaires au pays depuis son portable et à quel point c’était compliqué. Il dit d’ailleurs : « J’ai la tête qui va exploser, il faut que je prenne une aiguille pour crever le ballon, pour percer l’abcès, le faire éclater et vider tous ces problèmes qui me prennent la tête et qui m’envahissent ». Mallé était très fâché que je le filme au moment où il parlait avec la femme de son frère et il m’a dit qu’il ne fallait absolument pas qu’on voie cette scène. La femme de son frère lui a téléphoné pour le prendre comme témoin face au conflit avec son mari. Son frère a accusé Mallé d’avoir ensorcelé sa femme, et c’est devenu une histoire qui s’est répandue dans tout le village. Il explique dans le film cette accusation et c’est à ce moment-là que je lui dis que c’est une affaire de jalousie, car : « Si ton frère aîné est le chef, toi, comme tu es en France, tu as plus d’influence que lui ». J’ai laissé l’image et quelques bribes de cette scène mais elles ne permettent pas de comprendre à qui on s’adresse et de quoi il s’agit. Et lorsque Mallé a vu le film, cela ne l’a pas gêné.
La musique malienne qu’écoute Mallé avec son téléphone portable comme dans beaucoup de films sur les migrants est très importante du point de vue des affects en tant qu’elle rappelle le pays perdu et invite à la nostalgie…
Ce sont des chansons qui parlent de la migration.
Vous ne les avez pas traduites ?
Non, car si on avait eu une traduction on aurait été dans le sens. La traduction nous aurait imposé des mots à un moment où le film avait besoin d’une respiration. Or, on avait besoin d’être dans la poétique du présent.
Pourquoi on ne peut pas être dans les deux à la fois, le sens et l’esthétique, l’un n’empêche pas l’autre ?
C’est des choix qui se font sur le moment et cela aurait voulu dire couper le texte de telle manière qu’il soit compréhensible. J’ai fait le choix de préserver une certaine légèreté. Je me suis longtemps posé la question de traduire le chant de la griotte au mariage, mais en même temps quand on traduisait, ça aplatissait l’émotion du son. On est tout le temps amené à faire des choix qui ne sont pas forcément les bons, mais ils tiennent compte de l’équilibre général du film qu’on ne peut pas saturer de sens. Un film est un objet esthétique, c’est indissociable de sa démarche. C’est cette démarche qui donne son esthétique au film. Opposer les deux est pour moi un contre-sens.
L’intérêt de ne pas vouloir tout expliquer au spectateur est-il également lié, comme vous le dites dans un entretien au fait « qu’un film est plus beau si chacun se raconte une histoire qui n’est pas dans le film, même des choses que je n’aurais pas eu conscience de mettre » ?
C’est vrai que quand vous faites un film, il y a tout un réseau de sens qui vous échappe. Car c’est beaucoup plus polysémique que de l’écrit, les images. Il y a donc comme un métadiscours que le spectateur se fait du film qui n’est pas le mien. C’est beaucoup plus ouvert. Le spectateur va se raconter une histoire, en fonction de ses propres représentations préalables, son bagage culturel, son histoire, qui il est, qui n’est évidemment pas la même que celui ou celle qui occupe le siège voisin, et qui n’est pas forcément en adéquation avec l’histoire que j’ai voulu raconter, et tant que cela ne produit pas des contresens, c’est la preuve que le film est un objet vivant dans l’appréhension qu’en a le spectateur.
Vous dites dans un entretien que le cinéma est le partage d’une différence, et que « les gens que je filme existent dans le rapport que j’ai à eux ». Vous précisez concernant la nature de ce rapport que vous ne cherchez pas la fusion, car la distance permet à l’autre de se constituer comme sujet. Vous ajoutez que si le réalisateur a un rapport fusionnel avec la personne qu’il filme, il ne fait pas de place au spectateur. Pourriez-vous expliciter cette « bonne distance » entre le filmeur et le filmé qui donne ainsi, selon vous, une place au spectateur ?
Si l’on filme quelqu’un dans une adhésion à la personne et à ses propos, si on rend les armes d’une certaine manière, on va laisser le spectateur se débrouiller avec celui qui est filmé et ça peut produire un rejet du film parce que le spectateur peut se sentir entraîné dans une histoire qui n’est pas la sienne. Il faut que le spectateur reste lui-même. On ne peut pas lui demander d’abandonner ce qu’il est et comment il ressent quelqu’un. Je propose l’image d’un être humain, et le spectateur peut se situer librement face à lui. Je ne suis pas un filmeur qui lui dit : « Regardez comme il est admirable ! » C’est le contraire de l’hagiographie. Je ne fais pas des biopics !
Vous comparez le montage à la sculpture où une forme se dégage et se clarifie avec le temps. Il semble que vous coupez assez peu au montage et que le temps du tournage est pour vous essentiel. Comment procédez-vous ?
Le montage pour moi est un travail qui consiste à aller chercher le cœur de ce qui s’est passé ente le filmeur et la personne filmée. Dans le montage de documentaires, il y a des gens qui cherchent à construire d’entrée de jeu, à assembler des pièces comme un sculpteur en fer assemblerait des pièces de métal pour faire sa sculpture. Or moi, je ressemblerai plus à un sculpteur sur bois ou sur pierre, qui évide une forme pour en sortir une image.
Vous tournez seul et vous montez aussi essentiellement seul ?
Tout se mélange, l’évolution des conditions économiques puisqu’à partir des années 2000, la production de films est devenue compliquée… Et il y a eu l’évolution des techniques qui a permis de monter chez soi avec un ordinateur de bureau. Et puis mon évolution propre m’a amené à monter seul. Lors du dernier montage que j’ai pu faire avec une monteuse, j’ai pris conscience de ce que nous étions en train de travailler précisément sur ce mode d’« assemblage ». Car je me suis aperçu en cours de montage que la monteuse ne travaillait pas le montage en allant dégager dans le rush ce qui fait le mouvement du film, mais elle cherchait à travailler avec des plans de montage, en se disant telle séquence va répondre à telle autre séquence, et en fait je ne me retrouvais pas du tout là-dedans ! Même quand je travaillais avec une monteuse, il arrivait toujours un moment, à la fin, où je reconsidérai tout seul le film sur un mode intuitif afin de revoir quelques enchaînements que je ne pouvais trouver que seul avec moi-même, et non dans la discussion avec la monteuse, car quand vous discutez il y a toujours un côté plus rationnel. C’était lié à ma propre histoire, au film, à mon désir de ce film et c’était trop intime d’une certaine manière pour pouvoir être partagé. Cela a été notamment le cas pour Et la vie. Je l’ai reconstruit tout seul et on est reparti de cette proposition pour arriver au montage final. Cela m’a permis de travailler les relations entre les plans et les séquences de manière plus intuitive que rationnelle.
Et que pensez-vous de la nécessité du regard extérieur d’un monteur ?
Dans mes derniers films, à partir du moment où je travaille dans l’ordre chronologique, je travaille le montage de presque toutes les séquences que j’ai tournées. Après, je décide d’éliminer certaines séquences ou de les reconsidérer, mais cela reste toujours chronologique. Le monteur c’est quelqu’un qui vous aide à faire quelques inversions de séquences et à faire davantage de sens, en intervertissant par exemple deux séquences afin qu’elles s’éclairent au lieu de s’additionner. Pour Mallé en son exil, en déplaçant des séquences de parole et surtout de vie, on s’est aperçu avec le monteur qu’on était dans un mouvement plus lisible du cheminement film.
Débat entre Mallé Doucara, Denis Gheerbrant et le public à l’issue de la projection de Mallé en son exil
(Espace Saint Michel, février 2019)
Vous venez d’où au Mali ?
Mallé Doucara : J’habite au Mali à Fanga, à une cinquantaine de kilomètres de la frontière avec la Mauritanie.
Considérez-vous Denis Gheerbrant comme un ami ?
Mallé Doucara : Je le considère comme mon ami. Il m’a suivi depuis plus de cinq ans, depuis 2017, même huit ans ! Il me pose des questions, car c’est dans « son besoin ». Chaque fois il vient avec sa « boîte d’images » et je suis obligée de répondre, car il fait un film. Et je sais qu’il sera vu par des gens, car il m’a dit qu’on va travailler ensemble sur un film, donc je sais que ça va sortir tôt ou tard. Il m’a posé de nombreuses questions et moi je ne lui pose pas beaucoup de questions.
Denis Gheerbrant : Ce n’était pas très bien vu par les autres maliens du foyer que je fasse un film sur toi ?
Mallé Doucara : Non, tu sais très bien ! Car les Maliens d’habitude ils restent ensemble, et ils ne comprennent pas que je sois avec un français. Mais moi je pense que si tu es en France, il faut avoir des relations avec des Français, il faut vivre avec eux, et partager le même plat s’il le faut, car avant tout on est dans leur pays, c’est obligé ! Il faut vivre avec les gens du pays dans lequel on vit ! C’est bien de sortir pour partager des idées et échanger avec les gens pour comprendre le monde. La nouvelle génération qui habite au foyer, ils ne restent pas tout le temps dans le foyer comme l’ancienne génération, ils partent en ville. Les plus vieux sont contre et disent attention à ce qui peut vous arriver ! Il y’a une sécurité au foyer, car tout est moins cher qu’en ville. Et si jamais on manque de quelque chose, la communauté vous aide. Au foyer tu peux avoir un plat chaud pour 1,5 euro, c’est une communauté de solidarité quand même ! Alors qu’en ville c’est plus dangereux et si quelqu’un part en ville, il peut devenir mendiant. Et ça, on ne le veut pas !
Le film a-t-il été projeté dans le foyer ?
Mallé Doucara : La plupart des Maliens du foyer veulent un DVD pour amener au pays et regarder là-bas, car regarder dans une salle de cinéma, cela ne se fait pas trop dans la communauté malienne.
Pourquoi avez-vous fait le choix de ne pas traduire certains passages par exemple lorsqu’une griotte chante pendant un mariage ou encore lorsque des Maliens parlent avec Mallé au foyer ?
Denis Gheerbrant : J’ai fait le choix de ne pas traduire, car cela n’aurait pas été intéressant et aurait donné une certaine pesanteur au film. Si j’avais traduit les chants des griottes, dont un chant religieux, cela aurait donné un film très « ethnologique », et les sous-titres ne correspondent pas à la manière dont je filme. C’est une proposition que je vous fais, de vivre une expérience dans laquelle il y a une certaine forme d’opacité. C’est très important de garder une forme d’opacité. Et ce n’est pas l’objectif du film de donner à tout savoir.
Mallé Doucara : J’ai vu beaucoup de films de Chine, du Japon et d’Amérique, où les gens parlent dans une autre langue, or tout n’était pas traduit, car certaines parties n’étaient pas nécessaires.
Pourquoi en tant que réalisateur donnez-vous votre point de vue ?
Denis Gheerbrant : C’était impossible de ne pas donner mon point de vue, mes divergences, qui arrivent à être choquantes. Je ne peux pas être d’accord parfois avec ce que tu dis. Alors quelque chose résiste, et j’énonce mon point de vue. Car quand je fais un film, je suis le premier spectateur de mon film. C’est mon métier d’être avec Mallé et d’être avec le spectateur. Je suis l’interface. Je suis obligé de dire à Mallé : « Là, je ne suis pas d’accord avec toi ». Et à chaque fois quand on filme, tu me donnes des indications que tu ne m’avais pas données avant. Par exemple que tu es d’une famille d’esclaves, tu ne me l’avais pas dit avant.
Mallé, vous avez des esclaves ?
Mallé Doucara : Oui, j’ai une famille d’esclaves et je supporte leur fardeau ! Ils vivent avec nous. Ils sont descendants d’esclaves. Ils ne travaillent pas pour nous, mais on fait des échanges de service entre nous. On vit ensemble, dans le même cadre.
Pensez-vous quel’excision va bientôt disparaître au Mali ?
Mallé Doucara : C’est une question de génération. Les Maliens qui sont venus au pays sont un peu pour, mais ceux qui sont nés en France sont contre. Tôt ou tard dans l’avenir, l’excision va disparaître et pas seulement au Mali, mais au Sénégal et en Gambie. Ça existe dans beaucoup de localités reculées jusqu’à présent. Mais aujourd’hui, certains ont peur que l’excision produise des maladies ou des problèmes rendant l’accouchement plus difficile. Ils ont vu cela sur les réseaux sociaux. Et les médecins disent d’arrêter cette pratique, car ce n’est pas bon pour la santé des femmes. Dans les nouvelles villes, ça commence à disparaître mais dans beaucoup de localités reculées, ça continue.
N’avez-vous pas peur que votre film soit mal interprété relativement à l’excision ou à la polygamie ?
Denis Gheerbrant : On peut toujours tout interpréter ! J’ai fait un film en 1985 sur des émigrés qui disent : « Moi, saluer le drapeau français, jamais ! ». Or, toute la gauche bien-pensante m’est tombée dessus. C’était sans doute bizarre au moment de la diffusion du film mais quand on voit le film aujourd’hui, on se dit qu’on aurait dû les écouter à l’époque. Mallé dit dans ce film des choses qui choquent le spectateur et qui me choquent. Pour moi, Mallé, tu es un homme partagé, car tu portes et incarnes les valeurs de tes ancêtres et en même temps tu es bien dans le XXIe siècle avec nous ! Mallé a son corps ici, mais sa est tête là-bas ! Une identité, c’est toujours complexe. À vouloir se cacher la différence, qu’est-ce qui va nous arriver quand on va se dessiller ? On veut projeter sur l’émigré l’image du bon émigré dont on ne veut pas voir qu’il pense différemment de nous. Moi, je fais confiance au spectateur !
Et comment voyez-vous les relations entre hommes et femmes, notamment avec votre épouse ?
Mallé Doucara : Ma femme ne peut prendre de décision sans moi !
Denis Gheerbrant : Mais ta femme, elle est tout de même venue du Mali sans ta permission ! Donc, elle a bien pris la décision de venir en France sans te demander la permission !
Mallé Doucara : Ta femme et tes enfants, s’ils savent que tu as les moyens de les faire venir ici et que tu peux assurer leur subsistance, ils viendront ! Ils sont venus par la mer…
Denis Gheerbrant : Par zodiaque !
Mallé Doucara : Elle a risqué sa vie ! J’étais contre, mais je n’ai pas eu le pouvoir. Je l’ai su une fois qu’elle est arrivée au Maroc… Je ne vais tout de même pas la laisser dans le désert pour qu’elle meure ! Sinon, j’étais contre son arrivée. Mais je n’ai pas le pouvoir, car ses frères et sœurs qui sont en France la soutiennent. Alors moi, je n’ai pas le choix ! Il y’a une solidarité entre nous dans la communauté malienne. Si la fille de mon frère veut venir ici et ne connaît personne, je vais l’héberger avant qu’elle ne trouve un mari.
Ici en France vous faites en tant qu’homme des travaux qui sont réservés aux femmes au Mali, comme la cuisine ou le ménage, cela ne vous gêne pas ?
Mallé Doucara : Oui, en France le travail n’est pas lié à un seul sexe. J’ai même travaillé dans le bâtiment ou les travaux publics pour mettre du goudron au sol avec des femmes ! Dans mon pays, je ne peux pas faire le ménage mais ici oui, car le travail que tu trouves tu es obligé de le prendre pour gagner ton bout de pain.
* * *
Mallé Doucara : J’espère qu’un jour Denis va m’accompagner dans mon propre village !
Denis Gheerbrant : Moi je tiens à ma liberté, et je ne désire pas être pris en otage !
Mallé Doucara : Non rien ne t’arrivera, de toute façon, je vais « vous couvrir » et vous serez bien couvert !