Sarah Limorté
"Beit Yala forever". Images et stratégies mémorielles d’un Chilien d’origine palestinienne
Sarah Limorté, doctorante (allocataire de recherches) à l'Université de Provence (IREMAM). Titulaire d'une licence en langue, littérature et civilisation arabes (Université de Provence) et d'un master de recherches sur les mondes arabe, musulman et sémitique. Elle a effectué plusieurs séjours de recherche au Moyen-Orient (Egypte, Liban, Yémen) et au Chili. S'intéresse en particulier à l'histoire du peuple palestinien et à la construction des appartenances en exil.
La Colectividad Palestina du Chili est considérée comme la plus grande communauté palestinienne à l’extérieur du Moyen-Orient. Bien qu’aucun recensement officiel ne permette de certifier ces chiffres, les autorités chiliennes et palestiniennes estiment qu’elle compte entre 300000 et un demi-million de personnes.
Plus d’un siècle a passé depuis l’arrivée des premiers migrants. Dès la fin du XIXe siècle, un petit nombre de Levantins quitte sa terre d’origine pour le Nouveau Monde, à la recherche de nouvelles opportunités économiques et d’une stabilité sociopolitique qui faisait alors défaut dans la région. La rapide ascension économique de ces premiers « Ottomans » au Chili encourage le départ de nouveaux migrants et entraine une migration en chaîne géographiquement concentrée. En Palestine, des familles entières quittent la région chrétienne de Bethléem (notamment les villages de Bayt Jala((J’utilise l’orthographe Bayt Jala, généralement utilisée en français pour faire référence à la ville, tandis qu’en espagnol on a tendance à utiliser Beit Yala, comme dans le titre du documentaire. Bayt Jala, voisine de Bethléem, est située en Cisjordanie à 10 km au sud de Jérusalem.)) et Bayt Sahur) pour aller rejoindre leurs proches et commencer une nouvelle vie à l’autre bout du monde.
Les premières générations nées au Chili connaissent une ascension économique remarquable. Et, en dépit des réticences d’une aristocratie conservatrice et d’une population peu éduquée qui voient d’un mauvais œil l’arrivée de ces « Turcos »((« Turcos » ou Turcs, termes longtemps utilisés dans les pays d’Amérique du Sud pour désigner de façon péjorative les immigrants originaires des régions de l’Empire ottoman, munis de passeports « turcs » (Ottomans) à leur arrivée.)), ils parviennent rapidement à se faire une place dans la société chilienne((Lorenzo Agar Corbinos, Antonia Rebolledo (1997), “La Inmigración árabe en Chile : los caminos de la integración”, in Lorenzo Agar Corbinos [et al.], El Mundo árabe y América Latina, Ed. Madrid, Libertarias/ Prodhufi.)). Résultat d’un effort d’assimilation marqué de la part des immigrants, cette intégration s’est souvent faite au détriment de la transmission de la mémoire familiale et collective. Exemple édifiant : l’usage de la langue arabe se perd dès la première génération.
En ce début de XXIe siècle, nombreux sont ceux qui, faisant partie des deuxième et troisième générations nées au Chili, ressentent le besoin de renouer avec leurs « racines ». Le voyage en Palestine et la découverte de la terre des ancêtres est aussi (re)découverte de soi. C’est l’occasion de reconstruire un lien que le temps a estompé mais qui n’a peut-être, après tout, jamais été totalement rompu.
Au retour de ces voyages à caractère initiatique, il est de coutume de faire partager l’expérience vécue aux « paisanos »((Le terme paisano, qui veut littéralement dire « compatriote », est utilisé parmi les descendants d’Arabes (Palestiniens, Syriens, Libanais) au Chili pour faire référence aux autres membres de la collectivité.)) (compatriotes) restés au Chili.
Le présent article propose une analyse du documentaire Beit Yala Forever, réalisé et monté par Alberto Nazal, entrepreneur prospère d’origine palestinienne né au Chili dans les années cinquante. Il a tourné ce film à la demande de l’association « Los Hijos de Beit Yala »((Association formée à Santiago du Chili dans les années quatre-vingt-dix par un groupe d’hommes nés au Chili, petits-enfants d’immigrants originaires de Bayt Jala. Cette association a financé l’intégralité du documentaire.)), lors d’un voyage en Palestine en 2006.
Il s’agira de saisir le processus de (re)construction de la mémoire chez un descendant de Palestiniens au Chili, et les enjeux qu’il implique. Le choix du titre, Beit Jala Forever, en dit déjà long sur la volonté de figer une appartenance qui reste pourtant sans cesse à redéfinir. Le caractère spontané de la « filmation », les commentaires du documentariste-réalisateur, mais aussi le choix des images et de la mise en scène sont un matériau d’une grande valeur heuristique : ils renseignent sur la volonté de recréer du lien entre l’ici et l’ailleurs, entre le présent et le passé, mais aussi entre le « nous » et le « eux ».
Le réalisateur, acteur et guide de la mémoire
Savoir que ce documentaire a été fait par un membre de la collectivité palestinienne du Chili pour les autres membres de cette collectivité est essentiel pour comprendre les sujets qu’il aborde et les éléments auxquels il fait référence. La production d’images – faut-il le rappeler ? – n’est jamais neutre. Le choix et l’agencement des images dans un film documentaire répondent à la volonté du réalisateur, conditionnée par son background personnel et déterminée par le message qu’il cherche à faire passer au public visé.
Ici, du fait de son parcours personnel et familial, le réalisateur est partie prenante dans le processus de (re)construction de la mémoire collective des Chiliens d’origine palestinienne.
Alberto Nazal est fils de Ya‘qub Nazal et petit-fils d’Issa Nazal.((Entretien de l’auteur avec Alberto Nazal, Santiago du Chili, le 28 avril 2010. Les informations et citations du paragraphe sont extraites de cet entretien.)) Issa Nazal, né à Bayt Jala à la fin du XIXe siècle, émigre au Chili au début du siècle passé. A l’instar de la plupart de ses compatriotes, il travaille comme vendeur ambulant, et parvient à amasser un petit capital. Peu avant la Première Guerre mondiale, il retourne en Palestine pour se marier avec Maria Nazal, une parente. Surpris par l’avènement du conflit, le jeune couple se voit obligé de rester à Bayt Jala où naissent leurs deux premiers enfants.
En 1920, la famille Nazal embarque pour le Chili. Ya‘qub Nazal, le fils aîné, est âgé de cinq ans lorsque sa famille s’installe à Melipilla, petit village à proximité de Santiago. Ya‘qub y effectue ses études primaires, dans une école publique chilienne. Son parcours professionnel est semblable à celui de beaucoup de Turcos((Voir note 1.)) : il s’installe à Santiago avec un commerce qu’il agrandit peu à peu. Après avoir accumulé une petite fortune, il installe une industrie textile et gagne bien sa vie. Il épouse une jeune femme chilienne, et, en 1951, son premier fils, Alberto Nazal, est né.
Alberto évolue un peu à l’écart de la collectivité palestinienne et de ses clubs ; ses amis sont Chiliens. Mais l’image de son père et de son « amour profond de la culture arabe et palestinienne » marque son enfance. A quarante-cinq ans, il décide de prendre des cours particuliers de langue arabe et passe un diplôme de Pensée et Culture Arabe à l’Université du Chili. Il commence à s’impliquer dans les activités de la collectivité et intègre l’association « Los Hijos de Bayt Jala ». En 2006, répondant à un « besoin personnel profond », il décide d’aller passer une année en Palestine pour étudier à l’Université de Bethléem. Il filme et réalise, alors, le documentaire « Beit Yala Forever » durant ce séjour .
Ce documentaire s’adresse, nous l’avons dit, à la collectivité palestinienne dans son ensemble, et plus particulièrement aux descendants d’immigrants originaires de Bayt Jala. La plupart d’entre eux n’ont jamais foulé la terre de leurs ancêtres. Le documentaire propose, avant tout, une « visite » de la ville. Alberto Nazal se présente au maire de la ville de la façon suivante : « Je suis venu pour faire un film pour le Chili, pour que tous les Baytjalis voient Bayt Jala » [06 :20-06 :30]
Il s’agit donc de montrer Bayt Jala. Alberto Nazal, s’improvisant guide, invite ses paisanos à la découverte de la ville. La présentation se veut pédagogique et inclut une « introduction historique » ([03:12 – 05:19], sur laquelle nous reviendrons), et un cadrage géographique à l’aide de cartes.
Mais cette visite n’est pas une visite touristique ordinaire. Elle est fortement chargée émotionnellement, car elle suit les traces d’un passé familier commun au réalisateur et à son public. Elle propose des images « concrètes » là où la mémoire collective a été mise à mal par le temps et la distance. Alberto Nazal devient guide de la mémoire : chaque plan, chaque photo, chaque paysage, vient donner de la chair au souvenir. Et le choix de chacun de ces éléments répond à un imaginaire commun qu’Alberto Nazal partage avec ses paisanos au Chili.
La place de la langue et de la traduction dans le documentaire mérite d’être abordée. Le documentaire utilise très peu de sous-titres. Ceux-ci occupent plus une fonction de « mise en valeur » de certains termes que l’on souhaite souligner qu’une fonction de traduction. La traduction de l’arabe à l’espagnol et vice-versa est, la plupart du temps, assurée de façon instantanée par Alberto Nazal.
Ce choix d’une traduction instantanée, qui peut se justifier par des raisons techniques, est en réalité loin d’être anodin. Il répond à la conception d’une arabité étroitement liée à la maitrise de cette langue. Dans son « introduction historique », Alberto Nazal prend soin de souligner la centralité de la langue dans la culture arabe : « Notre merveilleuse langue […] et la musique sont peut-être l’un des trésors les plus précieux que nous possédons, nous autres les Palestiniens […]. Nous n’aurions jamais pu construire cette musique sans la langue arabe, sans la beauté de la langue arabe » [04:05 – 05:35].
La disparition de l’usage de la langue arabe est un thème très présent dans les discours de la collectivité palestinienne du Chili. Plus qu’une perte linguistique, elle est ressentie comme une perte culturelle profonde qui menace le lien unissant la Colectividad à la terre de ses ancêtres. En prenant la place de l’interprète, Alberto Nazal incorpore et (r)établit un lien fondamental entre ses interlocuteurs arabophones et son public hispanophone.
Recréer du lien : ici et là-bas, présent et passé, nous et eux.
Marquer la présence
La recherche et la production de traces qui réactivent le lien entre la communauté palestinienne du Chili et Bayt Jala est un leitmotiv du documentaire. La première scène est hautement symbolique : Alberto Nazal, armé d’une bombe de peinture, tague en grosses lettres noires « B. YALA FOREVER. Soc. HIJOS de B. YALA » sur le mur de séparation israélien [0:19 – 2:00, image 1]. Il pourrait s’agir, à première vue, d’un geste éminemment politique : rayer le Mur, symbole de l’occupation israélienne, qui matérialise l’absence de perspectives pour les habitants de Cisjordanie et la disparition progressive d’un territoire sur lequel projeter un avenir((La construction du mur de séparation a été initiée par l’État d’Israël en 2002 pour des raisons sécuritaires, afin de contrôler la circulation de personnes entre les territoires palestiniens et israéliens. Dans les faits, elle se traduit par l’annexion unilatérale de territoires situés en zone palestinienne et par un resserrement des barrages militaires autour des villes et villages palestiniens. La liberté de circulation de la population cisjordanienne s’en trouve considérablement réduite, ainsi que leur accès à l’éducation et au travail en dehors du lieu de résidence.)). Mais la dimension politique du geste, si elle ne peut être niée, est ici moins importante que la dimension personnelle qu’il revêt. Il s’agit de laisser une trace dans la pierre. Marquer la présence, pour recréer du lien entre ici (le mur, la Palestine, Bayt Jala) et là-bas (le Chili, la Collectivité, les « fils de Bayt Jala »).
Il ne fait aucun doute que les liens entre la diaspora et son homeland ont laissé leurs marques à Bayt Jala. Le guide se fait un devoir de les révéler à ses spectateurs tout au long de la visite. Car là où la mémoire humaine se dissipe, la mémoire matérielle demeure. En témoignent les plaques commémoratives de bâtiments dont la construction a été financée par des membres de la collectivité palestinienne. Les plans longs permettent de lire chaque détail : « Ce bâtiment a été construit grâce à Salomon Zummar. Don à la Société arabe orthodoxe bénevole de Bayt Jala. 1961 ».
L’écriteau d’une école publique reçoit aussi une attention particulière : elle s’appelle « École Chili pour filles ». Le guide s’approche des élèves et leur demande : « Où est le Chili ? » ; « A Bayt Jala ! » ; « Et le pays Chili ? » ; « En Amérique ! ». Invité dans l’une des classes, il écrit sur le tableau et fait réciter en cœur aux élèves « Viva Chile y Viva Palestina ! ». Il dessine ensuite quelques rudiments de géographie chilienne au tableau et encourage les jeunes filles à apprendre l’espagnol [44:25 – 48:40].
Un sentiment étrange envahit le spectateur « extérieur », i.e. qui n’appartient pas au public visé – la Colectividad Palestina et les Hijos de Beit Yala. On ressent une certaine gêne devant cette volonté ardue du guide de marquer sa présence et celle de ses pairs à Bayt Jala. D’autant plus que par moments, cette recherche de traces prend une tournure quasi obsessive.
Une scène édifiante [26:15 – 27:35] : notre guide est en taxi, il évoque une conversation qu’il a eu la veille avec une activiste américaine « pro-palestinienne », et parle des difficultés que traverse la population de Bayt Jala actuellement : plus de la moitié de la population est au chômage, les gens manquent de confiance en l’avenir… Soudain, il s’interrompt, car il vient d’apercevoir une boutique qui s’appelle « Sarras » – nom d’une famille connue dans la collectivité palestinienne au Chili. Il fait arrêter le taxi et exhorte le caméraman de filmer la devanture. Il reprend ensuite le fil de son histoire : « Oui, donc, Israël cherche à les détruire émotionnellement et sentimentalement »
C’est une scène qui, vue de l’extérieur, peut paraître un peu brutale. Mais elle révèle pour le moins deux éléments importants :
- L’appréhension de la réalité par Alberto Nazal suit un ordre de priorité dans lequel la recherche de traces/liens prend le pas sur l’observation de la situation présente. Le regard du guide, qui cherche à donner à la visite un air de reportage, reste déterminé par l’objectif initial de sa présence à Bayt Jala. Il s’agit avant tout d’une aventure intime et personnelle sur les traces de la Mémoire. Mais, comme nous le verrons plus loin, cette priorité du passé – et de ses marques – sur le présent n’est pas donnée une fois pour toutes. Elle est, dans la scène du taxi, due à l’importance de l’élément repéré par Alberto Nazal – le nom Sarras.
- La présence des mêmes noms de famille au Chili et à Bayt Jala est la marque fondamentale de l’existence et de la continuité du lien. Il faut savoir que la famille et les liens de parenté conservent une importance toute particulière au sein de la Colectividad Palestina du Chili. Entre eux, les descendants s’appellent « primos» (cousins). La conservation de pratiques endogames chez les descendants jusqu’aux années cinquante, ainsi que le nombre relativement restreint de familles ayant émigré au Chili, ont renforcé le sentiment d’appartenir à une communauté presque familiale. Le nom de l’association à laquelle appartient Alberto Nazal, Los Hijos de Beit Yala, est une référence explicite à ce sentiment.
Une scène mérite ici notre attention : Alberto Nazal interroge un groupe de passants dans la rue, et il se trouve que le fils de son interlocuteur a récemment émigré au Chili et va épouser la fille du directeur du Club Palestino((Le Club Palestino (équipé d’une salle des fêtes, de plusieurs salons, d’une cafétéria et d’un complexe sportif incluant une piscine et plusieurs terrains de sport) est l’un des lieux de réunion principaux de la collectivité palestinienne de Santiago.)). Le choix d’inclure cette scène dans le montage est évident : il vient attester du fait que les liens matrimoniaux transnationaux perdurent avec l’arrivée de nouveaux migrants et renforce l’idée d’une communauté familiale entre ici et là-bas. Mais la réaction étonnée de notre guide, qui ne comprend pas tout de suite ce que lui raconte son interlocuteur et qui n’était visiblement pas au courant du projet de mariage, marque au fond le fossé qui sépare ici et là-bas dans le présent, et peut-être surtout, qui sépare la réalité des nouveaux migrants et celle des descendants. Alors que ceux-ci appartiennent aux deux mondes en maintenant des réseaux d’échanges (matrimoniaux et d’information en l’occurrence), ceux-là n’ont plus que les traces et le souvenir de l’existence de ces réseaux d’échanges qui se sont interrompus au fil du temps.
La volonté de montrer l’existence d’un lien familial transnational est présente tout au long du documentaire, et de nombreuses scènes y font écho. Dans chaque quartier qu’il visite, Alberto Nazal demande au maire quelles familles y vivent : « Hadue », « Khaliliye », « Elias »… autant de noms présents dans la Colectividad. Il en profite alors pour saluer les paisanos qui portent le même nom « là-bas » au Chili. De même, lorsqu’il visite l’école privée luthérienne Thalita Qumi, il demande à tous les élèves leur nom de famille et s’émerveille de leur résonnance familière. C’est la marque irréfutable du lien de chair et de sang qui existe entre ici et là-bas, et entre Eux et Nous.
La communauté familiale est aussi communauté de sang. Au Chili, on parle de « sang arabe », que l’on associe à des valeurs ancestrales telles que l’honneur et la persévérance. Pour expliquer l’intérêt des nouvelles générations pour leurs racines, on utilise l’expression « la sangre tira » (le sang attire/appelle). Et on déclare avec fierté : « Mon sang est 100 % Palestinien, mes quatre grands-parents sont Palestiniens ». Une fierté qui trouve son écho dans l’une des toutes dernières scènes du documentaire : lorsque Alberto Nazal et son ami Eltit portent un toast aux compatriotes du Chili, ce dernier déclare « à notre sang palestinien, le plus pur du monde ! ».
Cependant, l’existence de cette communauté transnationale que s’efforce de nous montrer le guide est loin d’être donnée d’avance.
Réduire la distance, effacer la différence ?
« Eux » et « Nous ». Beaucoup de descendants de Palestiniens au Chili, bien qu’ils se définissent avant tout comme « Chiliens », se sentent différents du reste de la société chilienne. Ils ont le sentiment d’appartenir à une communauté distincte car porteuse de valeurs « arabes » ou « palestiniennes ». Cela implique l’existence d’un lien – réel ou imaginé – avec les valeurs morales d’autres Arabes ou Palestiniens dans le monde. Alberto Nazal souligne ce sentiment d’une communauté morale qui unit la Colectividad au Chili et les habitants de Bayt Jala.
Dans son “ introduction historique ” au début du documentaire, il raconte ainsi que « durant les 1400 dernières années, la Palestine a vécu sous l’influence de la culture arabe : le café, le sentiment de l’honneur, l’hospitalité, les proverbes… » [03:12 – 03:20]. En termes de valeurs morales, il met l’accent sur deux éléments qu’il considère fondamentaux : l’honneur et l’hospitalité. Ce sont deux aspects de l’arabité que revendiquent ses paisanos au Chili, et il cherche à souligner leur présence à Bayt Jala. Lors de la scène dans le taxi, décrite plus haut, il déclare : « ce dont ils ne manquent pas ici, c’est le sharaf [sentiment de l’honneur], mais les gens ne croient pas dans le futur ». L’utilisation du mot arabe sharaf signifie que le concept est compris par le public hispanophone visé. Et le fait que ce mot ait survécu à la disparition de l’usage de la langue arabe atteste de la place centrale qu’il occupe dans l’imaginaire collectif des descendants de Palestiniens au Chili. Notons par ailleurs qu’Alberto Nazal ne donne aucune définition du sharaf (son public n’en a pas besoin). Il y fait référence comme un fait entendu.
Lorsqu’il interviewe le directeur du Collège Thalita Qumi, celui-ci lui parle des conséquences profondes de la deuxième Intifada sur la société palestinienne : « Durant l’Intifada, de nombreux pères de famille étaient battus par les jeunes soldats israéliens devant leurs femmes et leurs enfants ». Alberto Nazal, avant de traduire, s’exclame « Oh, ça c’est terrible pour un Arabe ! ». Bien-sûr, la situation décrite par le directeur est terrible d’un point de vue universel. Elle est une violation flagrante des conventions de Genève((Les Conventions de Genève signées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sont à la base de ce que l’on appelle aujourd’hui le droit humanitaire international. La quatrième convention (entrée en vigueur en 1950), vise a assurer la protection de la population civile en temps de guerre et sous occupation. Voir http ://www.icrc.org/dih.nsf/INTRO/380)) et des droits humains en général. Mais notre guide s’identifie aux victimes en faisant justement référence ici au sentiment de l’honneur qui est directement touché par ce genre de violences. Et il attend de son public, conscient de ce que le sentiment de l’honneur signifie « pour un Arabe », qu’il ressente la même empathie que lui.
L’identification n’est pas aussi facile qu’il n’y paraît. En effet, plusieurs éléments attestent de la rupture de sens entre les réalités présentes à Bayt Jala et les images projetées par la colectividad sur cette réalité. Deux points retiendront notre attention ici : la présence de l’islam et la question de la « modernité ».
Bayt Jala était, au début du siècle, un village chrétien majoritairement orthodoxe. L’élément religieux a marqué l’identité collective des premiers migrants arrivés au Chili, et l’attachement au christianisme a été transmis aux nouvelles générations comme un marqueur identitaire fort. L’absence d’institutions religieuses orthodoxes au Chili et la scolarisation des premières générations dans des collèges privés catholiques ont entrainé un grand nombre de conversions au catholicisme. Mais, si la plupart des descendants de familles orthodoxes sont aujourd’hui rattachés à l’Eglise latine, la tradition orthodoxe demeure un élément important de l’identité collective. Elle y est représentée sous son aspect folklorique : les costumes utilisés par les prêtres, l’encens, les icônes, sont autant d’éléments considérés comme faisant partie du patrimoine de la communauté. La première église orthodoxe, San Jorge, a été fondée à Santiago en 1917 par un groupe d’immigrés levantins, dont la majorité était originaire de Bayt Jala. Aujourd’hui, elle est principalement fréquentée par les nouveaux migrants, mais elle compte parmi les lieux de mémoire (Nora, 1984) de la Colectividad. Alberto Nazal utilise l’image de la statue de Saint George (située sur la place centrale de Bayt Jala) à plusieurs reprises dans le montage. En ce qui concerne le dogme à proprement parler, les descendants de Palestiniens mettent généralement l’accent sur le fait qu’orthodoxie et catholicisme participent, tous deux, de la foi chrétienne, et qu’il n’y a donc pas de différence fondamentale entre les deux. On remarquera ce rapprochement lors de la visite de la source où « la Vierge Marie se serait arrêtée pour boire sur son chemin à Bethléem ». Le lieu puise dans le répertoire biblique et fait référence à la « Terre du Christ » en général.((Notons que la dimension religieuse de la Palestine occupe une place importante dans l’imaginaire de certains secteurs de la colectividad. A titre d’exemple : la revue Al-Damir, publiée par la Fundacion Palestina Belén 2000, utilise souvent indistinctement les termes « Palestine » et « Terre Sainte » (avec une référence implicite au christianisme) dans les titres comme dans le corps de ses articles. La revue, qui est envoyée gratuitement aux membres de la collectivité Palestinienne à travers le Chili, est également accessible en ligne sur le site de la Fondation : http ://www.fundacionbelen2000.cl/esp/comunidad/revista/articulos-revista/articulos-revista))
L’islam, en revanche, représente une altérité certaine qu’il n’est pas toujours facile d’appréhender. Après la création de l’Etat d’Israël en 1948 et la dislocation de la société palestinienne, Bayt Jala a accueilli de nombreux réfugiés de confession musulmane. Alberto Nazal nous montre cette réalité à l’aide d’une carte sur laquelle le directeur de l’école Talita Qumi situe les camps de réfugiés qui entourent Bayt Jala. Le changement progressif de la configuration confessionnelle de Bayt Jala a par ailleurs été renforcé par l’émigration continue des populations chrétiennes((Helena Lindholm Schulz (2003), The Palestinian Diaspora. Formation of identities and politics of homeland, Routledge, p.43-44.)).
La présentation de la présence musulmane à Bayt Jala dans le documentaire est ambiguë. Visiblement, Alberto Nazal cherche à souligner la coexistence pacifique entre chrétiens et musulmans. Après la scène inaugurale du graffiti sur le mur, l’image d’un minaret au clair de lune succède à celle d’un clocher. Lorsqu’il visite l’École Chili pour filles et veut interviewer les élèves, il commente à l’intention de ses spectateurs : « C’est difficile d’interviewer les jeunes filles palestiniennes, elles sont très timides […] il y a des filles musulmanes, des filles chrétiennes… ». Il cherche à souligner la coexistence pacifique et l’unité (toutes les Palestiniennes sont timides) mais ne peut éviter de noter la différence qu’il perçoit (il y a des filles musulmanes et des filles chrétiennes). Un autre élément peut être lu dans ce sens : lorsqu’il demande les noms de famille des élèves, il ne demande pas ceux des jeunes filles voilées. Conscient ou pas, ce choix laisse transparaître que les jeunes filles musulmanes ne font pas, en dépit des efforts du guide pour montrer le contraire, partie de la communauté imaginée des Hijos de Beit Yala((Les familles palestiniennes musulmanes ayant émigré au Chili au début du siècle étaient très peu nombreuses. La majorité de leurs descendants s’est convertie au christianisme. Les quelques éléments qui ne se sont pas convertis ont fait de leur religion une affaire privée. La petite communauté musulmane arabe présente au Chili est demeurée relativement invisible tout au long du vingtième siècle, et participait pleinement aux activités de la collectivité palestinienne, fondue dans la majorité chrétienne. Ce n’est que dans les années quatre-vingt-dix, avec l’arrivée de musulmans d’autres origines, que la communauté musulmane a acquis une certaine visibilité dans la capitale, et une représentation officielle avec la construction de la première mosquée à Santiago. Aujourd’hui, la communauté musulmane – qui reste peu nombreuse – est en majorité composée de Chiliens convertis et de membres d’origine pakistanaise. La composante arabe et palestinienne, en particulier, est peu importante. L’islam ne peut donc pas, jusqu’à aujourd’hui, être considéré comme un élément identitaire constitutif de la colectividad palestina au Chili.)).
Le deuxième élément qui pose problème à l’identification des Hijos de Bayt Yala avec les Baytjalis d’aujourd’hui, est lié à ce que j’ai nommé plus haut « la question de la modernité ». A plusieurs reprises, Alberto Nazal invite ses spectateurs à admirer les constructions modernes de la ville : l’hôpital et le bâtiment de la municipalité qui n’ont pourtant rien d’extraordinaire, il faut le reconnaitre. Cette insistance vient faire écho aux paroles du maire de la ville, qui invite les descendants de Baytjalis à venir voir la ville de leurs ancêtres en leur disant « ils verront que la ville est propre, jolie, et verte. Ils seront fiers de Bayt Jala » [11 :15-11 :20] . Le discours du maire qui s’adresse aux paisanos d’Alberto Nazal révèle ici son souhait de faire de la ville un attrait touristique. Car avec la deuxième Intifada, les touristes se font rares et les revenus générés par le tourisme font défaut. Il le dit lui-même : « la meilleure chose que vous pouvez faire pour Bayt Jala est de venir la visiter ».
Alberto Nazal reprend donc cette idée et cherche à réveiller l’intérêt touristique de son public. Mais il est question de convaincre la Colectividad que Bayt Jala est une ville moderne, « propre » et agréable. Le guide parait chercher à démentir l’image (sous-entendue) d’une Bayt Jala « en retard » avec son temps. La rupture entre passé et présent dans la conception de la ville est ici évidente : si la Bayt Jala des ancêtres est perçue comme un lieu de mémoire chéri et idéalisé, la Bayt Jala actuelle est perçue, à travers une vision occidentale stéréotypée, comme un pays arabe en voie de développement. Le moindre élément de « modernité » doit donc être montré et commenté. Une scène [28:27 – 29:30] illustre bien cette deuxième facette de la représentation de la ville : Alberto Nazal s’arrête devant la vitrine d’une boutique de lingerie et prend à témoin ses spectateurs : « N’allez pas croire, mes amis, qu’il n’y a pas de jolis magasins à Bayt Jala ! Ils fabriquent de la lingerie ! Ici, on peut trouver de tout ». Le choix de la boutique n’est d’ailleurs pas anodin : nombreux sont les membres de la collectivité qui ont travaillé ou travaillent dans le textile, et Alberto lui même a été responsable pendant des années de la fabrique de lingerie de son père. C’est un élément de plus qui permet de rétablir le lien entre la Colectividad et Bayt Jala, mais dans le présent cette fois-ci.
Avant de nous pencher sur l’ancrage du travail de reconstruction de la mémoire dans le présent et sur les enjeux qu’il implique, nous allons revenir plus en détail sur les lieux de la mémoire mobilisés par Alberto Nazal au cours du documentaire.
Mobiliser les lieux de la mémoire collective
Beit Yala Forever n’est pas une visite ordinaire. Elle propose une sorte de ” tourisme de la mémoire “, et part littéralement à la découverte des lieux de la mémoire de la Colectividad. “Un lieu de mémoire dans tous les sens du mot va de l’objet le plus matériel et concret, éventuellement géographiquement situé à l’objet le plus abstrait et intellectuellement construit”, nous dit Pierre Nora (1984). Ils sont les lieux, matériels et immatériels, où s’ancre la mémoire collective.
Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer quelques-uns de ces lieux, mais nous reviendrons ici sur deux éléments particulièrement intéressants : le décor pour la mémoire qui s’articule autour du village, et la référence au folklore dans la scène de « l’introduction historique ». Nous verrons comment les lieux de la mémoire visités par le guide à la fois recoupent et s’éloignent de ce que l’on considère d’ordinaire comme les lieux de la mémoire collective palestinienne.
Construire un décor pour la Mémoire
« Dans le cas des Palestiniens, la figure de l’origine s’incarne dans la mémoire du village qui s’inscrit elle-même dans plusieurs registres : le registre de la stabilité et de la continuité, dans une homologie avec la terre, métaphore par excellence de la permanence ; le registre de l’abondance, celle des fruits, des arbres ou des sources ; le registre enfin de la solidarité et de la convivialité […]. Le processus de construction mémorielle prend ici la forme d’une actualisation de l’image du lieu (le village) à partir du sens de ce lieu (la permanence, l’abondance, la convivialité). C’est la représentation qui commande au lieu et l’espace ainsi dessiné n’est autre que l’espace intérieur de la représentation, construit sur le mode de l’âge d’or, du paradis perdu qui se trouve érigé en « scène primitive » en même temps qu’il est identifié à la norme d’une existence « naturelle » d’avant la « catastrophe, d’avant l’irruption du drame et de l’histoire »((Nadine Picaudou (2006 : 27), cité dans Falestin Naili (2007), La mémoire et l’oubli à Artas : un élément de l’histoire rurale de la Palestine 1848-1948, thèse de doctorat, université de Provence Aix-Marseille 1, p. 400-401.))
Les trois registres évoqués par Nadine Picaudou se retrouvent dans Beit Yala Forever. La solidarité et la convivialité, incarnées avant tout par la relation d’interaction entre le guide et ses interlocuteurs, sont soulignées explicitement lorsqu’Alberto Nazal traduit les propos du directeur de l’école Talitha Qumi : « Lui [le directeur] et sa femme sont impressionnés par la façon dont les gens les traitent ici : malgré la situation difficile, leurs maisons sont ouvertes, leur accueil est chaleureux… ». Il s’agit de montrer, même de façon exagérée, que les valeurs ancestrales liées à l’hospitalité perdurent.
Le registre de l’abondance apparaît principalement lors de la visite du makhrur, terres agricoles appartenant aux familles de Bayt Jala. Alberto Nazal, accompagné par un paysan qu’il appelle tio((À l’intérieur de la colectividad, on utilise « primo » (cousin) pour s’adresser à un paisano du même âge, et « tio » (oncle) pour s’adresser aux personnes plus âgées. O peut s’adresser ainsi à un homme plus âgé dans de nombreuses sociétés arabes.)), répète le nom de chaque fruit cultivé, en arabe et en espagnol. Il fait ensuite dire à son hôte que « les abricots de Bayt Jala sont les meilleurs du monde », scène qui a d’ailleurs été utilisée à deux reprises lors du montage. La référence à la nourriture est particulièrement importante pour les descendants de Palestiniens au Chili, car la comida arabe est de loin la tradition la plus fidèlement conservée au sein de la Colectividad((Lorenzo Agar Corbinos, Nicole Saffie (2005), “Chilenos de origen árabe : la fuerza de las raices”, Revista miscelánea de Estudios Arabes y Hebraicos, vol. 54, Universidad de Granada. )). Elle est un lieu de mémoire par excellence.
Deux autres scènes mobilisent ce lieu : la préparation des boules de falafel et leur cuisson dans l’huile ; puis Alberto Nazal et son ami qui mangent des falafel et du hummus be-baqdunsiyye (purée de pois-chiches avec du persil). Cette deuxième scène est également utilisée à deux reprises dans le montage. Une fois de plus, notre guide répète le nom des aliments en arabe : hummus, falafel, zayt zaytun (huile d’olive). C’est la résonnance familière du nom de l’aliment en arabe qui en fait pleinement un lieu de mémoire. Comme pour le sharaf [sentiment de l’honneur], des mots comme hummus, falafel, zayt zaytun sont des expressions encore en usage au sein de la Colectividad et sont porteurs d’une charge forte en termes d’identité collective.
La permanence est le registre le plus important dans lequel puise le documentaire. La multiplication des plans longs sur les ruelles anciennes et les façades de pierre, sans aucune présence humaine, donnent un effet « carte postale » et renvoient à l’image d’un village hors du temps. On remarquera ceci à travers les longs plans panoramiques, ou encore à travers de plusieurs plans fixes sur les visages d’hommes enturbannés du keffieh, assis et immobiles. Le symbole par excellence de la permanence est l’olivier centenaire devant lequel s’arrête le guide, admiratif.
Mais si l’on retrouve bien un goût de « paradis perdu […] érigé en scène primitive », il ne s’inscrit pas, dans l’esprit du guide et de son public dans la séquence temporelle décrite par Nadine Picaudou. Celle-ci fait de « la catastrophe », la Nakba, le point de rupture entre une existence naturelle d’avant le drame et la réalité du présent. Au contraire, ce qui est intéressant ici, c’est que l’on assiste à une « reconstruction » du paradis perdu sur le lieu même de ce paradis perdu. On cherche l’éternité dans le présent. Le guide fait une sélection déterminée des éléments présents sur le terrain, qui vont fonctionner comme des « points de repère » pour la mémoire collective. Ce sont « des états de conscience qui, par leur intensité, luttent mieux que les autres contre l’oubli, ou par leur complexité, sont de nature à susciter beaucoup de rapports, à augmenter les chances de reviviscence ». Le guide de la mémoire cherche à reconstituer les cadres sociaux (Halbwachs, 1925) d’une mémoire commune à ses paisanos. Car comme le remarquait Halbwachs :
« Si nous examinons d’un peu plus près de quelle façon nous nous souvenons, nous reconnaîtrions que, très certainement, le plus grand nombre de nos souvenirs nous reviennent lorsque nos parents, nos amis, ou d’autres hommes nous les rappellent […] [Mes souvenirs] me sont rappelés du dehors, et les groupes dont je fais partie m’offrent à chaque instant les moyens de les reconstruire, à condition que je me tourne vers eux et que j’adopte au moins temporairement leurs façons de penser. […] C’est en ce sens qu’il existerait une mémoire collective et des cadres sociaux de la mémoire, et c’est dans la mesure où notre pensée individuelle se replace dans ces cadres et participe à cette mémoire qu’elle serait capable de se souvenir » (Halbwachs, 1994, p. VI).
Pour Alberto Nazal et ses paisanos, il n’y a pas vraiment de rupture brutale entre passé et présent. La seule rupture est celle de l’oubli progressif, car le temps et la distance contribuent au délitement des cadres sociaux de la mémoire. La stratégie du guide, qui invite ses spectateurs à se replacer dans ces cadres par un processus d’identification, est donc avant tout mémorielle. Nous restons dans le registre de la quête des racines et des traces du passé.
Folklore et invention de la Tradition
La redécouverte et la mise en valeur du folklore palestinien à partir des années soixante-dix est souvent considérée comme étroitement liée au nationalisme palestinien((Falestin Naili (2007), op. cit., p. 473.)). Comme l’a souligné Falestin Naili, pour les Palestiniens des territoires occupés et d’Israël, « le folklore est une stratégie d’affirmation de leur identité particulière et donc de leur statut de peuple à part entière, non assimilable aux voisins arabes. Cette stratégie ne se comprend pleinement que dans le contexte du discours sioniste qui a nié pendant des décennies l’existence d’un peuple palestinien((Golda Meir (premier ministre israélien de 1969 à 1974) a déclaré en 1969 : « Il n’y avait pas de Palestiniens… ils n’existaient pas » (Khalidi, 2003, p. 227). Cette note fait partie de la citation. On citera aussi l’expression tristement célèbre et souvent attribuée à la même Golda Meir « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre », pour justifier la colonisation de (ou, selon les versions de l’histoire, le « retour vers ») la Palestine.)) »((Falestin Naili (2007), op. cit., p. 476.)).
D’autre part, pour les Palestiniens de l’«extérieur », et « dans le contexte de la lutte pour la libération de la Palestine, le folklore joue le rôle d’un repère identitaire mobile, une attache à la terre natale que le réfugié ou le migrant palestinien peut emporter avec lui. Loin des paysages du pays et loin de la société palestinienne restée sur place, le Palestinien en exil peut vivre sa « palestinité » à travers le folklore »((Falestin Naili (2007), op. cit., p. 475-476.)).
Mais qu’en est-il de la redécouverte et de la mise en valeur du folklore palestinien chez les descendants de migrants palestiniens du Chili ? Que nous dit le documentaire Beit Yala Forever sur les représentations de ce folklore au sein de la Colectividad ? Et en quoi nous renseigne-t-il sur les façons dont se construit la palestinité chez les Hijos de Beit Yala et chez leurs paisanos ?
La mobilisation et la mise en scène d’éléments folkloriques « palestiniens » par Alberto Nazal ne suit pas, à proprement parler, une stratégie politique. On peut bien sûr argumenter que toute entreprise palestinienne d’ordre identitaire ou touchant à la reconstruction/conservation de la mémoire est fondamentalement politique, pour les raisons évoquées, plus haut, au sujet des versions sionistes de l’histoire. Ceci est incontestable. Mais le « folklore palestinien » – la folklorisation ? – que présente le documentaire s’inscrit avant tout dans la stratégie mémorielle du guide qui s’adresse à ses paisanos.
La scène que nous avons nommé jusqu’à présent « introduction historique » [03:12 – 05:19] est très parlante et mérite que l’on s’y arrête un moment. Par sa mise en scène et le sujet dont elle traite, elle semble totalement déconnectée de ce qui va suivre. Elle prend cependant tout son sens lorsqu’on prend en considération l’objectif initial du documentaire.
La scène se passe sous une tente richement décorée qui se veut la reconstitution d’une tente bédouine. Alberto Nazal, revêtu de la ‘abâ’ (longue tunique ouverte) et confortablement installé sur des coussins brodés, un narguilé à la main, commence son « introduction historique » :
« Durant les 1400 dernières années, la Palestine a vécu sous l’influence de la culture arabe : le café, le sentiment de l’honneur, l’hospitalité, les proverbes… notre merveilleuse langue. Tout ceci vient de la culture arabe qui s’est répandue dans ce que nous appelons aujourd’hui le monde arabe. Cependant, la Palestine a su construire sa propre identité. La Palestine, durant les 500 dernières années, a souffert de l’invasion des Turcs Ottomans, qui lui ont transmis certaines de leurs coutumes, comme le jeu du tawlé [jaquet], et certaines pâtisseries, comme le baklawa, que nous connaissons si bien au Chili et qui est connu dans le monde entier. Mais malgré cela, les coutumes arabes ont survécu » [03:12 – 04:35]
On retrouve ici le registre de la permanence.
Le décor est surchargé : instruments de musique, tissus, broderies, ustensiles de cuisine et même un faux feu de bois au centre… Chacun des éléments exposé est sorti de son contexte et perd son sens initial. Ce qui compte c’est le « typique » (Alberto Nazal répète le mot à deux reprises durant la scène). Notons que la plupart des objets mis en scène sont aussi utilisés comme éléments décoratifs par les membres de la Colectividad dans leurs demeures au Chili. Chaque objet est donc investi d’une charge symbolique forte, car il représente la terre des ancêtres, leur culture, voire leur histoire. C’est justement dans ce décor saturé qu’Alberto Nazal a décidé de se mettre en scène pour raconter « l’histoire » à son public. Mais l’histoire racontée est plus exactement une énumération d’éléments de la « culture » arabe ou palestinienne (la distinction n’est pas très clairement exposée) qui représentent des lieux de mémoire pour lui et ses paisanos (honneur, hospitalité, pâtisseries, café). La langue arabe en fait incontestablement partie, car bien qu’elle ne soit plus pratiquée, elle est, nous l’avons vu, investie d’une forte valeur symbolique. La représentation de cette « culture arabe » est profondément essentialiste et notre conteur passe sous silence la longue histoire de métissages de la région.
La mise en scène « sous la tente » renvoie à une image romantique d’un « monde bédouin » fantasmé. Cette image ne relève pas du legs des anciens ou de l’histoire orale qui a pu être transmise par les premiers migrants au Chili à leurs descendants. En effet, la société Baytjalie du début du siècle était une société sédentaire paysanne. Les habitants résidaient dans des maisons construites en pierre (une allusion est d’ailleurs faite par le maire à la pierre slayye « pierre typique » de Bayt Jala traditionnellement utilisée dans les constructions de la ville). Le choix de la tente bédouine comme cadre de l’introduction historique est donc une création originale mise au service du processus de construction de la mémoire ; une invention de la tradition (Hobsbawm & Ranger, 1992)((Hobsbawm E., Ranger T. (eds.), The invention of tradition, 1992.)).
Dans ce bricolage de la mémoire, éléments historiques, patrimoniaux, et folkloriques se mêlent. Ils participent d’un même outillage, qui vise à faire vibrer les cordes émotionnelles du public. Et pour cela, Alberto Nazal n’hésite pas à puiser dans le registre orientaliste. Cette scène, qui semble avoir été choisie pour son côté « authentique », présente l’Orient (la Palestine – les Arabes) à travers une image romantique et idéalisée.
Celle-ci répond à celle évoquée plus haut d’une Palestine qui peine à entrer dans la modernité. Les deux images, l’une positive et l’autre négative, se nourrissent mutuellement et participent d’une même conception orientaliste d’une Palestine figée dans le temps. Le registre de la permanence trouve d’ailleurs sa résonnance dans le titre du documentaire : « Beit Yala forever ». Bayt Jala pour toujours, Bayt Jala que l’on n’oubliera jamais, mais surtout Bayt Jala éternelle, essentielle.
Cependant, comme nous allons le voir à présent, la confrontation avec la Bayt Jala actuelle, la Bayt Jala en mouvement, va venir chambouler la quête d’éternité pour laquelle notre guide s’était aventuré en Palestine et va, en partie, modifier le message du documentaire.
La mémoire au service du présent ?
La scène de la tente bédouine a probablement été tournée en premier, peut-être même au Chili avant la réalisation du reste du documentaire. Car aucune mention n’est faite, dans le « résumé historique » simplifié, de la présence israélienne, thème qui occupe une place importante dans le montage final du documentaire. Lors de notre entretien, Alberto Nazal me dira d’ailleurs : « Personne ne s’imaginait que j’allais faire un film qui mélange l’occupation, le patriotisme… Mais ça m’est venu de façon naturelle ! »((Entretien de l’auteur avec Alberto Nazal, Santiago du Chili, le 28 avril 2010.))
Le thème de la visite guidée sur les traces de la mémoire, qui marque profondément l’ambiance du documentaire, va donc être doublé d’un autre thème : celui de la situation actuelle à Bayt Jala.
Mémoire et conflit, un conflit de mémoires ?
Bayt Jala, voisine de Bethléem, est située en Cisjordanie à 10 km au sud de Jérusalem. Bien qu’elle se trouve à l’extérieur des frontières de l’Etat d’Israël, telles qu’elle sont définies à l’issue du premier conflit israélo-arabe en 1948-49, Bayt Jala est directement touchée par les conséquences de la « catastrophe »((La « catastrophe » ou nakba dans l’historiographie palestinienne, fait référence à la fuite de plus de 700 000 Palestiniens. Ilan Pappé, historien israélien, annonce un chiffre de 800 000 (Pappé, Ilan (2006), The ethnic cleansing of Palestine, Oneworld Publications Limited, p.11).)). La première conséquence, démographique, est la formation de plusieurs camps à proximité de la ville où s’installe une partie de la population réfugiée.
A partir de 1949, à l’instar du reste de la Cisjordanie, Bayt Jala passe sous le contrôle du Royaume de Jordanie. Au cours des années cinquante, l’infiltration de groupes armés en provenance du territoire jordanien entraine de nombreuses représailles israéliennes.((Benny Morris (1997). Israel’s Border Wars, 1949–1956 : Arab Infiltration, Israeli Retaliation, and the Countdown to the Suez War. Oxford University Press. p. 61, 215-218.)) Le 6 janvier 1952, une attaque perpétrée à Bayt Jala par un groupe israélien tue sept civils((Benny Morris (1997) op. cit., pp. 61, 215-218.)). Cette opération, dont les tenants et les aboutissants n’ont jamais été complètement éclaircis, aurait eu pour but de venger la mort d’une jeune fille juive violée et mutilée à proximité de la ligne d’armistice israélo-jordanienne((Benny Morris (1997) op. cit. propose la traduction suivante de pamphlets laissés par les attaquants : « On 4/12/1951 some persons from among the inhabitants of Bayt Jala killed a Jewish girl in the neighbourhood of Bayit VeGan, after committing against her an unpardonable crime. What we have done now is the penalty for that ugly crime. We shall not stand idly by in the face of such crimes. In our quiver there are always arrows for [such criminals]. Let those who can, heed this warning… ».)).
A l’issue du second conflit israélo-arabe (1967), Israël annexe la Cisjordanie et met en place une politique de colonisation intensive. Dès septembre 1967 commence la reconstruction du Gush Etzion (le bloc d’Etzion)((
L’installation de colons juifs dans la région commence en 1927. Mais la colonie est démantelée suite aux émeutes de 1929. Deux autres tentatives d’implantation dans les années 30 et en 1943 avortent avec l’éclatement de la Grande révolte arabe de 1936, puis avec le conflit de 1948-49. Voir à ce propos Falestin Naili (2007) et le site officiel du Bloc pour la version israélienne des faits. http ://www.gush-etzion.org.il/council.asp))
entre Jérusalem et Bethléem, qui devient la première colonie en Cisjordanie occupée. En 1973, la colonie de Gilo est créée au sud-ouest de Jérusalem, sur une colline au nord de Bayt Jala. Aujourd’hui, Gilo compte plus de 30 000 habitants, et elle est reliée aux autres colonies du Gush Etzion par un réseau moderne de routes et tunnels réservés aux colons israéliens.
La construction de la « barrière de séparation » (ou ” mur d’Apartheid”, selon les versions) qui vise « à empêcher les terroristes de pénétrer dans les secteurs israéliens »((Voir l’archive du ministère des Affaires étrangères d’Israël, « Sauver des vies : la clôture antiterroriste d’Israël », octobre 2004. http ://www.mfa.gov.il/NR/rdonlyres/BD90C19E-6FE5-44DA-8A1B-C781AE5C7400/0/savinglives_fr.pdf)) a été initiée par l’État d’Israël en 2002. La colonie de Gilo étant considérée comme « secteur israélien » par le gouvernement d’Israël((Si l’on prend en compte la ligne verte (ligne de démarcation datant de l’armistice de 1949 entre Israël et la Transjordanie), qui sert de base aux négociations en vue d’un règlement du conflit israélo-palestinien (notamment pour les accords d’Oslo 1993-95), la colonie de Gilo se trouve en territoire palestinien.)), sera, selon le plan de construction, entièrement séparée du reste de la Cisjordanie par le Mur.
En 2006, date du tournage du documentaire, une partie du mur a déjà été construite entre Bethléem et Jérusalem, et un point de contrôle israélien (le check-point du Tombeau de Rachel) sépare les deux villes. La présence israélienne dans la région est un fait, et elle ne peut échapper au regard du visiteur. L’inscription de Bayt Jala au cœur des problématiques liées au conflit est donc un thème incontournable lorsqu’il s’agit de montrer la ville, et ce quel que soit l’objectif initial de la visite.
La référence à la présence israélienne est très présente dans le documentaire Beit Yala Forever. Les images du Mur, des soldats et des tours de contrôle sont nombreuses. Mais aucune date, aucun élément ne vient contextualiser ces images : nous ne sommes pas dans le cadre de l’analyse politique ou historique, mais dans le registre de l’émotionnel. Alberto Nazal ne cache pas son indignation lorsqu’il explique que les terres sur lesquelles s’est construite la colonie de Gilo appartenaient en grande partie à des familles de Bayt Jala, ou encore que le Mur va couper la ville de ses jardins… Les lieux de la mémoire sont en danger.
Il serait réducteur de ne voir dans la façon de représenter le conflit qu’un reflet égoïste de la quête frustrée des racines et de l’éternité. Il semble, plutôt, que la réalisation du documentaire a engendré ce que j’appellerais un « conflit de mémoires ».
Pour les habitants de Bayt Jala, la mémoire de la ville est toute entière tournée vers le présent de l’occupation et le conflit fait partie du quotidien. A de nombreuses reprises, les interlocuteurs d’Alberto Nazal cherchent à décrire les difficultés qu’ils traversent. A l’intérieur de l’école pour filles Chili, lorsque Alberto Nazal demande à l’instituteur de dire quelque chose à la Colectividad, ce dernier envoie ses salutations et insiste sur le fait qu’ici, à Bayt Jala, « on résiste » (sâmdîn). Le concept de sumûd (tenir bon) est un élément central de la mémoire collective palestinienne dans les territoires occupés et dans le discours nationaliste palestinien((Voir Falestin Naili (2007), op. cit.)). Alberto Nazal ne semble cependant pas relever son importance et ne le traduit pas (l’a-t-il entendu /compris ?). La mémoire collective à laquelle participent le guide et ses paisanos n’a pas été directement marquée par la réalité du conflit. Ses aînés sont arrivés au Chili bien avant la catastrophe de 1948. Ainsi, les liens avec la terre d’origine ont souvent été coupés bien avant l’annexion de la Cisjordanie par Israël. Deux ordres de réalité, deux ensembles de mémoires, deux temporalités se croisent : celle des Hijos de Beit Yala et celle des Baytjalies.
Finalement, c’est une personne extérieure, le directeur allemand du collège Thalita Qumi) qui parviendra à faire comprendre la situation présente à notre guide. Est-ce sa position extérieure vis-à-vis du processus de reconstruction de la mémoire dans lequel est engagé le guide qui lui donne ce privilège ? Cela est possible. Son discours provoquera chez Alberto Nazal un très fort sentiment de responsabilité. Il lui parle des difficultés économiques actuelles, du taux de chômage extrêmement élevé et du fait que de nombreux parents d’élèves ne parviennent pas à financer la scolarité de leurs enfants. Il lui apprend alors que les bourses d’études qui sont octroyées à ces enfants sont généralement financées par des pays européens. Alberto Nazal est visiblement choqué : « Donc l’Allemagne et l’Angleterre sont ceux qui aident les fils de Bayt Jala ? Oh mon dieu ! ». L’identification est ici directe et explicite : Alberto Nazal utilise l’expression « les fils de Bayt Jala » (sons of Bayt Jala) ; nom de l’association à laquelle il participe et aux membres de laquelle il s’adresse.
Cette scène est représentative d’un inversement de l’ordre de priorité entre recherche du passé et observation du présent. La prise de conscience de la réalité actuelle de Bayt Jala sous l’occupation est un moment charnière dans la confrontation entre deux stratégies mémorielles. Elle vient également réconcilier deux ordres de réalité : motiver notre guide à réveiller la conscience de ses paisanos et à les pousser à l’action.
Tourisme, mémoire et patriotisme…
Changeons un instant de perspective : comment les Baytjalis accueillent-t-ils Alberto Nazal ? Comment se représentent-ils son personnage ? Car (re)créer du lien n’est pas une opération à sens unique. Et si, au cours de la visite de la ville, deux ensembles de mémoires collectives se croisent, la rencontre entre Alberto Nazal et ses interlocuteurs révèle aussi des stratégies distinctes.
Alberto Nazal, guide de la mémoire pour ses paisanos, devient ambassadeur de la collectivité palestinienne du Chili devant ses interlocuteurs à Bayt Jala. Le maire de la ville le reçoit chaleureusement comme tel, et l’accueille avec un « Je suis heureux d’accueillir l’un de nos parents du Chili ! ». Puis, il insiste sur l’importance de ce projet documentaire et profite du micro pour faire passer son propre message, en anglais : « J’appelle notre peuple au Chili à venir visiter Bayt Jala, c’est le meilleur soutien qu’il puisse nous apporter dans les circonstances actuelles». Car Bayt Jala, de toute évidence, ne rechignerait pas à recevoir l’aide de ses « fils » de l’autre bout du monde. Le maire espère relancer le tourisme mis à mal par la seconde Intifada.
Il entreprend donc de montrer à son invité une Bayt Jala accueillante. Il commence sur la place centrale où la statue de Saint George (saint patron orthodoxe) et les façades ont récemment été refaites. Puis, il lui montre les différents monuments religieux : la source de la vierge et le monastère de Crémisan où le vin, du même nom, est fabriqué. On retrouve plusieurs de ces lieux sur le site de la municipalité de Bayt Jala dans l’onglet « attraits touristiques »((http ://www.Baytjala-city.org )).
En tant que touriste étranger, Alberto Nazal est aussi « ambassadeur de l’Occident ». Il est considéré, plus précisément, comme venant d’un endroit où quelque chose pourrait être fait pour arranger la situation des Baytjalies. C’est en ce sens qu’il est pris à témoin par plusieurs de ses interlocuteurs qui lui parlent des souffrances de la population au quotidien : un ouvrier lance dans le micro : « ma fi shughl, ma fi hayât ! » (il n’y a pas de travail, on ne peut pas vivre !). Peut-être cet homme sympathique, qui se dit fils du pays, pourra-t-il parler au monde de ce qu’il se passe ici ? Peut-être les images capturées par sa caméra sont-elles un moyen de sortie qui aidera à mettre fin aux conséquences du conflit ?
Certes, la réalité du rapport de force entre les habitants de la ville et l’armée israélienne échappe parfois à Alberto Nazal. On s’en rend compte lorsqu’il veut filmer une tour de contrôle dans une zone « sensible » et que son hôte Eltit l’arrête « pour ne pas faire de problèmes ». Alberto insiste : « Quoi ? Tu as peur ? Moi, je n’ai pas peur ! J’y vais ! ». Son ami, visiblement inquiet, finit par le convaincre de faire marche arrière [1:09:00 – 1: 10:00].
Le message des Baytjalis a tout de même été entendu. Lors du montage, répondant fidèlement aux attentes de ses hôtes, le guide-réalisateur va finalement chercher à éveiller un sentiment patriotique chez son public. Il utilise plusieurs images symboliques de la lutte nationaliste palestinienne : il insère dans le diaporama du début des images de Yasser Arafat à Bayt Jala et celles de la rencontre du Pape et d’Arafat. Il inclut également des images d’archives de la municipalité qui montrent les soldats israéliens empêchant la récolte des olives. Avec ces images, et en utilisant les symboles établis par la mémoire locale, il vient s’inscrire dans la temporalité décrite plus haut par Nadine Picaudou (l’existence naturelle / la catastrophe) : les oliviers centenaires sont déracinés, les soldats empêchent les habitants de jouir de leurs fruits. Ici, le drame n’est plus celui de l’oubli, mais bien celui de l’occupation, et par extension, du conflit.
A première vue, il est difficile de déterminer le poids politique que peut avoir le documentaire Bayt Jala Forever sur son public. Le poids émotionnel, en revanche, ne fait aucun doute. Alberto Nazal assure que « tous les paisanos qui ont vu le film ont pleuré »((Entretien de l’auteur avec Alberto Nazal, Santiago du Chili, le 28 avril 2010.)). Il faut donc prendre en considération, une fois de plus, le trio réalisateur/message/public. Peut-être le fait de recréer du lien, et de mobiliser les lieux de la mémoire – parfois en dépit de la réalité-, était-il le meilleur moyen d’éveiller la conscience de ses pairs ? Le documentaire se termine d’ailleurs sur un toast « à la santé des fils de Bayt Jala, pour qu’ils n’oublient pas, pour qu’ils sachent ce qu’il est en train de se passer sur la terre de leurs ancêtres ».
La référence à l’éternité (terre des ancêtres) est toujours là. Mais la phrase énonce clairement la portée téléologique de la reconstruction de la mémoire : se souvenir pour agir. Une autre injonction, étroitement liée à celle-ci, est de « venir et voir » pour comprendre la situation. C’est la phrase que les élèves de Thalita Qumi auraient souhaité « dire à Bush » s’ils avaient pu le rencontrer. Elle décrit parfaitement le processus suivi par Alberto Nazal dans sa démarche de réalisateur. Venu pour montrer une certaine réalité, il en a vu une autre. Sa présence sur le terrain et l’interaction avec ses interlocuteurs ont joué un rôle fondamental dans la modification du message qu’il a choisi de faire passer lors du montage final du documentaire.
Voir et revoir un documentaire
La lecture du documentaire Beyt Yala Forever que je viens de proposer s’est construite en diverses étapes. Il me semble important de le préciser car l’analyse de l’image pose toujours un certain nombre de questions méthodologiques, notamment en termes d’interprétation.
La première fois que j’ai visionné ce documentaire, je venais d’arriver au Chili et ma recherche sur la collectivité palestinienne venait à peine de commencer. Au premier abord et en toute honnêteté, Je l’ai trouvé mal fait et ennuyeux. Je ne l’ai pas regardé jusqu’à la fin. J’étais extérieure au film et mon regard était celui d’une cinéaste amateur, attachée à l’esthétique de l’image en plus du sens dont elle est porteuse. J’en ai tout de même fait une copie, pensant qu’il serait intéressant de le revoir plus tard et de rencontrer le réalisateur dans le cadre de ma recherche.
Plusieurs mois plus tard, alors que mon travail avait bien avancé et que je commençais à me faire une place au sein de la Colectividad, j’ai visionné à nouveau ce documentaire. Il a alors pris un sens tout à fait distinct à mes yeux. L’émotion m’est alors apparue, ainsi qu’un certain nombre de symboles qui venaient faire écho aux entretiens que j’avais menés avec des membres de la collectivité. La connaissance du public, visé par le film, et de ses représentations de la terre des ancêtres a donc été essentielle pour moi et m’a permis de comprendre le contenu du message.
Rencontrer le réalisateur a été une étape supplémentaire dans la compréhension de ce documentaire. La référence à l’occupation m’y avait semblé jusqu’alors un élément quasi « décoratif », du fait de son caractère superficiel et peu documenté. Mais pour Alberto Nazal, ce documentaire possédait une forte dimension patriotique. C’est en l’écoutant parler de son travail que la portée politique que pouvait avoir sa quête de la mémoire m’est apparue. En revoyant le documentaire après notre conversation, j’y ai découvert ce que j’ai appelé la confrontation entre deux ordres de réalité. D’une part, une Bayt Jala idéalisée et investie des symboles autour desquels s’est construit un sentiment de palestinité particulier au sein de la Colectividad au Chili. D’autre part, une Bayt Jala ancrée dans les problématiques de l’occupation et du conflit.
Ces deux ordres de réalité, ancrés dans des expériences/histoires familiales et collectives particulières, sont le fruit de constructions mémorielles distinctes. Ce documentaire nous montre cependant qu’ils ne sont pas irréductiblement opposés, car la mémoire, comme l’identité, sont des processus en constante construction. Alberto Nazal, dans l’interaction, se retrouve face à ce que j’ai nommé un « conflit de mémoires », mais il les réconcilie en mettant sa recherche d’un passé éternel au service de la cause palestinienne.
Un dernier mot à propos de la « mémoire collective » ou encore de l’« identité collective » des descendants de Palestiniens au Chili. Ces catégories d’analyse ne réfèrent nullement à des réalités homogènes ou figées. Beit Yala Forever, nous l’avons vu, révèle l’existence d’un certain nombre de lieux de mémoire qui sont communs à l’ensemble de la Colectividad. Le point de vue porté par le documentaire, notamment la façon dont le thème de l’occupation est abordé, reste étroitement lié à l’expérience et au parcours personnels du réalisateur. Il est distinct de celui que l’on trouve, par exemple, dans les secteurs militants de la Collectivité((Voir notamment les sites internet de la Federacion Palestina de Chile (http ://www.federacionpalestina.cl/), et de la Union General de Estudiantes Palestinos (http ://www.ugep.cl/). Ces deux institutions organisent chaque année un acte commémoratif de la Nakbah. Cette année (15 Mai 2010), l’événement a rassemblé une cinquantaine de personnes au Club Palestino de Santiago du Chili.)). Alberto Nazal représente de façon exemplaire la figure du patriote romantique parmi les descendants de Palestiniens au Chili. Je terminerai par ces mots de Nazal qui donnent à mes yeux toute sa valeur au documentaire : « C’est un film fait avec le cœur, pas avec la tête »((Entretien de l’auteur avec Alberto Nazal, Santiago du Chili, le 28 avril 2010.)).
Bibliographie
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