Karine Michel
Entre culture yiddish et musique israélienne. De quelques formes « festives » du judaïsme en ex-Allemagne de l’Est
Chercheure associée, Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (Idemec), CNRS-AMU.
S’intéresser au judaïsme en ex-Allemagne de l’Est aujourd’hui, c’est se confronter à une réalité religieuse spécifique liée à un contexte socio-historique complexe. Sur un plan démographique, les communautés juives de cette partie du pays étaient vouées à la disparition à la fin des années 1980. Bien que subsistante en 1989, la communauté juive de Leipzig (Saxe) ne comptait plus que 35 membres âgés et celle de Berlin, la plus importante, seulement 200 personnes. La chute du bloc de l’Est et la réunification de l’Allemagne ont engendré une immigration massive de juifs russophones, faisant passer respectivement ces deux mêmes communautés à quelques 1300 et 12 000 membres aujourd’hui. En ce qui concerne les pratiques religieuses, ces populations immigrées se caractérisent par une ignorance totale du judaïsme. Au sein des centres communautaires juifs, elles se retrouvent dès lors en situation d’apprentissage de leur propre religion.
Cette population russophone n’est pas homogène et des groupes générationnels nettement marqués sont visibles à travers une pratique religieuse différenciée. Les adultes et les plus âgés suivent le rite libéral, tendance religieuse officielle, dans le cadre des espaces synagogaux et communautaires. Les plus jeunes, âgés de 12 à 25 ans, s’orientent vers une pratique plus orthodoxe et se forment par le biais d’institutions juives orthodoxes extérieures à la communauté, telles que la fondation Lauder (The Ronald S. Lauder Foundation) ou le mouvement Habad Loubavitch((Cf. Karine MICHEL, 2005, « Juifs de Leipzig – Une identité fragmentée », Les Cahiers du judaïsme, n° 17, Paris, p. 32-39 ; 2006, « Les Juifs russes en ex-RDA : contrastes générationnels », Regard sur l’Est, revue en ligne, Dossier « choc des générations » n° 41, édition du 22 janvier http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=574 ; 2011a, « Générations juives russophones en ex-Allemagne de l’Est – Le communisme comme événement-rupture », Recherches Familiales, « Le lien intergénérationnel : entre transmissions et tensions », n° 8, janvier, p. 61-69 ; 2011b, « Les jeunes russophones, moteurs du renouveau juif en ex-RDA », Regards sur l’Est, revue en ligne, Dossier « Le renouveau du monde juif en Europe centrale et orientale » n° 58, édition du 4 juillet 20 http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1225)). Cette orientation orthodoxe se traduit par des modifications dans la pratique liturgique, modifications qui s’expriment par la danse ou par la musique.
Dans ce cadre, le recours à des vidéos sur internet ou des morceaux de musique permet la mise en comparaison d’univers spécifiques, difficilement descriptibles par le seul texte écrit. De plus, les vidéos sont elles-mêmes mises en scène, renvoyant à des images symboles de contextes nationaux ou religieux précis. Travailler avec ces images et sons permet de rendre tangible une réalité de l’ordre de la perception sensorielle ; la danse et la musique, relais culturels de la religiosité, donnent à voir et à entendre les divergences de la réalité socio-culturelle décrite. Pour l’ethnologue, elles sont ainsi un outil d’observation à part entière. Dans ce papier, les vidéos sont illustratrices, et de ce fait révélatrices, de réalités sociales, religieuses et historiques qui s’exercent concomitamment et influencent la vie sociale et culturelle juive en ex-Allemagne de l’Est.
Les institutions religieuses formatrices : une empreinte orthodoxe et hassidique
La Fondation Ronald S. Lauder a été créée en 1987 à New York. Elle se donne pour objectif de promouvoir une éducation juive auprès de tous les jeunes juifs d’Europe. Un de ses bureaux s’est implanté à Berlin en 1996. Il se structure autour de trois unités : un centre d’enseignement, un institut éducatif pour adultes et une yechivah. Cette dernière est une école talmudique, une “maison du Midrash” ; elle dispense des cours intensifs à temps plein dans l’objectif de permettre à un étudiant ayant peu ou pas de connaissances de culture(( La distinction entre une culture juive et un corpus de connaissances strictement religieux est complexe dans le judaïsme. Emmanuel Lévinas écrit : « Le mot “judaïsme” recouvre, de notre temps, des concepts très divers. Il désigne, avant tout, une religion – système de croyances, de rites et de prescriptions morales, fondés sur la Bible, sur le Talmud, sur la littérature rabbinique, souvent combinés avec la mystique ou la théosophie de la kabbale. Les formes principales de cette religion n’ont pas beaucoup varié depuis près de deux millénaires et attestent un esprit pleinement conscient de soi, reflété dans une littérature religieuse et morale, mais susceptible d’autres prolongements. “Judaïsme” signifie, dès lors, une culture – résultat ou fondement de la religion, mais ayant un devenir propre » (Difficile Liberté, Paris, éd. Albin Michel, 1976). Dans le cadre des écoles talmudiques, l’enseignement touche également à l’histoire du peuple juif, une histoire qui trouve son fondement dans l’histoire biblique.)) juive d’acquérir un haut niveau d’instruction en un ou deux ans.
Dans le même esprit, la synagogue Habad Loubavitch attire de nombreux jeunes et propose des activités pour les enfants : ateliers, camps de vacances, fêtes. Le mouvement, implanté à Berlin en 1996 et à Dresde en 2004, s’est donné pour rôle de conduire ou ramener chacun vers ses racines juives par la connaissance religieuse. Le mouvement possède aujourd’hui à Berlin un grand centre comprenant synagogue, mikveh (bain rituel), salle de réception, restaurant, bibliothèque et locaux de cours, et, depuis fin août 2007, une nouvelle synagogue((Cf. Heinrich WEFING, « Synagogen – So etwas wie Zuversicht », Frankfürter Allgemeine Zeitung, 31/08/2007, Francfort, 2007.)).
Ces deux institutions s’ancrent résolument dans l’orthodoxie, voire l’ultra-orthodoxie, et le hassidisme. Ce terme désigne un mouvement populaire de renouveau religieux qui a été créé au XVIIIe siècle en Podolie, une région de l’Ukraine actuelle, par Israël ben Eliézer Baal Chem Tov. Il rassemblait autour de lui des groupes de mystiques, très attentifs aux prescriptions religieuses et s’inscrivant dans un idéal de sainteté (la hassidout). Ils reconnaissaient en Israël Baal Chem Tov un guide spirituel, un saint homme (un hassid) face aux tsaddiq, les simples pieux. Le hassidisme reprend cette conception mais en inverse les termes : les disciples sont des hassidim, le maître est le tsaddiq priant pour ses disciples. Ce mouvement est une philosophie du judaïsme, proche du mysticisme populaire qui met en exergue des idées de la Bible, de la littérature talmudique, du Zohar et de la Kabbale((Le Talmud, texte essentiel du judaïsme, rassemble les débats rabbiniques sur les lois écrites de la Torah. La Kabbale est une sorte de métaphysique du judaïsme, qui viserait par sa compréhension le rapprochement de Dieu et de l’homme. Le Zohar, appelé aussi Livre de la Splendeur, est un écrit majeur de la Kabbale.)). Le hassidisme se caractérise par la valorisation de l’intention, de la ferveur et de la joie. Il promeut, de ce fait, l’enthousiasme dans toute prière((Pour plus de détails, se référer à Sylvie Anne GOLDBERG, Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Paris, Robert Laffont, 1996.)).
À la troisième génération de tsaddiqim, ce mouvement hassidique s’est divisé, donnant naissance au mouvement Habad ou Loubavitch. Ce dernier a été fondé par Schneour Zalman de Lyadi en 1796. Il se base sur le Tanya, un ouvrage théosophique qui traite des rapports de l’homme à Dieu et surtout des obligations des hommes pieux. Au sein de la mystique hassidique, cet ouvrage insiste sur des axes fondamentaux, dits manifestations divines (sephirot) que sont la sagesse, la compréhension et la connaissance (respectivement Hohma, Bina, Daat en hébreu). L’acronyme de ces termes, HBD, est utilisé comme terme de désignation de ce groupe (Habad), aussi bien en exo-assignation qu’en auto-assignation. Le terme de Loubavitch également utilisé est une référence à une ville de Biélorussie qui fut un centre actif du mouvement jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale((Sur ce mouvement en France, Cf Laurence PODSELVER, Retour au judaïsme ? Les Loubavitch en France, Paris, Odile Jacob, 2010.)).
Le judaïsme en pratique : rites et festivités au sein des communautés
Hassidisme et mouvement Habad imprègnent le judaïsme des jeunes juifs russophones actuellement en ex-Allemagne de l’Est. Leurs pratiques rituelles et festives s’expriment à travers des manifestations de joie et de gaieté, telles que la danse ou le chant, valorisées par ces mouvements orthodoxes.
Le « rite de Carlebach » à Berlin
Les jeunes juifs russophones participent une fois par mois à l’office de kabbalat shabbat((Le kabbalat shabbat est la prière d’entrée dans le shabbat. Elle est célébrée le vendredi soir, juste après le coucher du soleil.)) célébré dans la synagogue orthodoxe de la Joachimstalerstraße. À cette occasion, un rite spécifique, dit « rite de Carlebach », est ajouté à la liturgie habituelle, à la suite d’un accord entre les jeunes et le rabbin.
« C’est à la fin du mois, c’est ensemble avec les jeunes, ou l’association des étudiants de Berlin, que nous voulons amener beaucoup de jeunes vers la synagogue et c’est amusant. Et ça s’appelle Carlebach. Carlebach était un chanteur yiddish, euh… mort depuis plus de 10 ans je crois… qui a chanté de merveilleuses mélodies. Oui, qui a fait aussi de nombreux autres chants de kabbalat shabbat. Et maintenant, il est connu de par le monde pour sa façon de fêter le kabbalat shabbat, avec des chants et des danses, oui. Et ça ramène heureusement beaucoup de monde. […] Chaque dernier shabbat du mois, le Carlebach est fait dans le minyan((Un minyan désigne un quorum de 10 hommes, ayant atteint leur majorité religieuse. Cette assemblée est indispensable à la récitation de certaines prières.))« (Entretien, Rabbin Ehrenberg, 28 Août 2004, Berlin).
Dans le cas présent, le rite de Carlebach désigne une prière chantée et dansée. Les hommes forment une ronde autour de la bimah, le pupitre central, et les jeunes filles font de même dans la partie féminine. Ils effectuent alors, tout en chantant, une danse très rythmée, avec un martèlement très répétitif du pied sur le sol pendant environ 5 minutes.
Ce rite correspond à l’adoption d’un mode de prière très festif, caractéristique des mouvements hassidiques et fortement promu par Shlomo Carlebach. Dans ses concerts, les spectateurs s’engagent dans des rondes juives traditionnelles et dansent ensemble, répondant ainsi aux idéaux de joie et de ferveur mis en valeur par le hassidisme.
Vidéo consultée le 10 mars 2012 – Titre : Danses lors d’un concert de Schlomo Carlebach en Russie.
Ce rabbin, né à Berlin le 14 janvier 1925, était également auteur, compositeur et interprète. Son père est un rabbin orthodoxe, sa famille a fui l’Allemagne pour s’installer en Autriche en 1931, puis en Suisse en 1933, et enfin aux Etats-Unis, plus précisément à New York. En 1938, Shlomo Carlebach est envoyé en Lituanie pour étudier à la yeshivah. L’année suivante, son père devient rabbin de la synagogue Kehilat Yaacov de New York et Shlomo rentre pour l’aider. Cette école se présente comme suit :
« La spécificité de l’école Carlebach réside dans sa capacité à inspirer un vaste spectre de la population juive. [Elle accueille] Le juif non-affilié, l’orthodoxe moderne, le hassid traditionnel, ainsi qu’une foule d’étudiants à résidence, dans la prière, le chant, la danse et l’apprentissage dans un environnement qui incarne la sainteté, la spiritualité et la joie. Grâce à l’inspiration du Rabbin Carlebach, le vendredi soir est devenu un temps d’union pour les juifs de toutes origines à l’école Carlebach, pour vivre le paradis du Shabbat ».
En 1967, suite à la mort de son père, Shlomo le remplace à la tête de la synagogue. Il meurt le 20 octobre 1994.
Shlomo Carlebach est célèbre par sa musique, qui a eu de grandes influences dans les milieux hassidiques, et notamment sur les juifs dits « du retour »((Cf., par exemple, les travaux de Laurence PODSELVER et Denise WEILL, « La nouvelle orthodoxie et la transmission familiale », Pardès, n° 22, Paris, Cerf, 1996, p. 149-159 ; « La Techouva – Nouvelle orthodoxie juive et conversion interne », Annales, Histoire, Sciences Sociales, n° 2, 57ème année, mars-avril, Paris, EHESS, 2002, p. 275-296.)) dans les années 1960-70. Il est décrit comme une figure centrale de la musique juive. Son inspiration musicale est puisée dans le Tanakh, le texte biblique et son répertoire comporte de très nombreux nigounim. Ce terme désigne des airs et des chants religieux hassidiques. Il s’agit de musique vocale, animée de sons plus que de paroles, et de versets de la Torah ou d’autres textes juifs. Bien que leur forme puisse être stylisée, les nigounim sont en grande partie des improvisations, qui peuvent prendre la forme de lamentations ou de chants joyeux et victorieux. Certains nigounim, appelés devekous ou devekout’ (« liant avec Dieu »), sont réservés à la méditation personnelle ; ils sont alors plus lents que les autres et sans paroles. D’après le Baal Shem Tov, fondateur du hassidisme, les devekous nigounim sont « des chants qui transcendent les syllabes et les sons ». Chaque groupe hassidique possède ses nigounim, souvent composés par leur rabbin ou tsaddik. Ces airs sont chantés en groupe lors du shabbat et des fêtes juives.
Consulté le 10 mars 2012 – Titre : Chants et nigounim de Schlomo Carlebach
Le Lekha Dodi festif
Outre l’ajout du rite de Carlebach et de son aspect festif dans la liturgie synagogale à Berlin, les jeunes juifs russophones appliquent également ce style à la récitation de prières dans d’autres cadres. Dans la communauté de Leipzig, en Saxe, les jeunes sont organisés de façon autonome dans le local du centre communautaire. Ils y célèbrent chaque vendredi soir l’office du kabbalat shabbat.
Cet office est spécifique au vendredi soir car il comporte toute une partie qui n’est pas récitée les autres soirs de la semaine. Il s’agit à proprement parler du kabbalat shabbat, terme qui désigne par extension l’ensemble de l’office aujourd’hui. Cette partie comprend plusieurs psaumes, un hymne appelé Lekha Dodi, et un dernier psaume appelé chant du jour du shabbat((Cf. Meyer WAXMAN, Introduction à la vie juive, Paris, Albin Michel, 1958.)). Le Lekha Dodi comporte sept strophes, en écho aux sept jours de la semaine. Chacune des strophes est répétée deux fois, et la dernière se chante dos tourné au tabernacle((Cf Schalom BEN CHORIN, Le judaïsme en prière – La liturgie de la synagogue, Paris, Cerf, coll. Patrimoines Judaïsme, 1984.)).
Exemple de Chant de Lekha Dodi (Consulté le 10 mars 2012)
Le vendredi soir à Leipzig, ce chant de bienvenue du shabbat est célébré de façon très festive. De chaque côté de la mehitsah, rideau de séparation entre hommes et femmes, les garçons et les filles replient leurs chaises pour laisser un espace suffisant pour la danse. Ils font alors une ronde et chantent. Pour la dernière strophe, qui se chante debout dos au mur Est, les jeunes cassent la ronde et se mettent en place. Ils la récitent, puis se retournent face au mur Est, réinstallent les chaises et se repositionnent pour la suite de l’office.
Du festif israélien pour Hanukkah
L’orthodoxie hassidique n’est pas la seule expression religieuse juive existante en ex-Allemagne de l’Est. Les communautés sont officiellement de tendance libérale et les fêtes s’organisent pour tous selon cette obédience religieuse. Ainsi, la fête de Hanukkah((Hanukkah, également appelée Fête des Lumières, célèbre la victoire des juifs sur les grecs en 172 avant J-C.)) à Dresde en 2001 a rassemblé toutes les générations juives, de quelques tendances religieuses qu’elles soient, dans un même espace pour un même repas festif.
À cette occasion, les enfants et les jeunes avaient préparé un spectacle autour du thème de cette fête religieuse. Tous suivent des cours d’hébreu dans le centre communautaire et l’ensemble de leur spectacle est orienté en ce sens. En une première partie, les jeunes et leur professeur entonnent des chants traditionnels juifs, en hébreu.
Vidéo sur You Tube, Hava Nagila, Finjan, Hevenu Shalom Aleichem, 3e morceau sur la vidéo :
Vidéo : Chant hébreu « Hevenu Shalom Aleichem » (Consulté le 10 mars 2012)
Puis, dans une seconde partie, les enfants exécutent à leur tour des chansons traditionnelles de Hanukkah, en hébreu, en jouant avec le sevivon, la toupie à quatre faces de Hanukkah. Ils terminent leurs chants en souhaitant une bonne fête à tous, en hébreu (hag saméah). Ils poursuivent avec des récits explicatifs de scènes et histoires de Hanukkah, et continuent avec d’autres chants traditionnels, en hébreu, dont le Hava Naguila, titre extrêmement populaire. [Vidéo sur You Tube, Hava Nagila, Finjan, Hevenu Shalom Aleichem, 1er morceau sur la vidéo]
En troisième partie de spectacle, les jeunes et leur professeur dansent sur des musiques traditionnelles en hébreu, certaines ayant des intonations yiddish ; il s’agit essentiellement de rondes, avec des séries de pas précises.
Les manifestations festives de religiosité au sein du judaïsme de l’ex-Allemagne de l’Est aujourd’hui utilisent des relais tels que la danse ou la musique pour s’exprimer. Les danses juives traditionnelles sont souvent des rondes, en raison de cet aspect collectif des manifestations. Par contre, la musique et les chants traduisent et donnent à voir deux voies distinctes du judaïsme et de la judéité : d’un côté une orthodoxie hassidique, mystique et regardant vers l’Europe de l’Est, et de l’autre, une vie juive tournée vers Israël. Danse et musique véhiculent tous deux une dimension « identitaire » du religieux, mais de façon différenciée : la danse unit, de par son caractère collectif semblable quelle que soit la tendance religieuse observée, tandis que la musique désunit, marquant par un choix spécifique une religiosité précise.
Le judaïsme officiellement célébré : des festivités dans la société allemande
Depuis le milieu des années 1990, de nombreuses villes allemandes, aussi bien dans l’ex-partie est que ouest du pays, consacrent des semaines à des festivals liés au judaïsme et à la vie juive. Ces festivals sont appelés des Jüdische Woche, des semaines juives, et se déroulent à des périodes différentes de l’année dans chaque ville.
Qu’est-ce-que la Jüdische Woche ?
À Leipzig, la Jüdische Woche a lieu tous les deux ans depuis 1995. Elle est organisée par plusieurs institutions et associations (Centre de rencontre et Maison Ariowitsch de la culture, Communauté religieuse israélite de Leipzig, Ministère de la Culture, Fondation Ephraim Carlebach) et s’intitule Shalom. Il s’agit d’une semaine consacrée à la culture et à l’art juif. Les programmes précisent cependant que » le passé et le présent de la vie juive à Leipzig sont au centre de ses manifestations »((Ce type de manifestation joue le rôle de relais mémoriel, et vient donc affirmer, à l’instar de la danse et de la musique, une dimension « identitaire » du religieux. Mais art et culture peuvent fonctionner comme relais d’autres dimensions du religieux, tel que présentés dans ce même numéro par Manoël Pénicaud.)).
À Dresde, cette manifestation existe depuis 1997 et se déroule chaque année à l’automne. Elle est désignée sous le terme de Semaine de la musique et du théâtre yiddish – Rencontre avec la vie juive.
Les lignes de présentation de cette semaine juive précisent : « Depuis 2012, le festival s’appelle à présent Semaine du théâtre et de la musique juive. Ce nom à signification plus élargie dégage le yiddish comme une part de la culture juive, mais tient compte du fait que le judaïsme et la judéité jouent aujourd’hui un rôle culturel et social important à Dresde et en Allemagne ».
Ces semaines juives existent un peu partout et se présentent toujours sous la même forme. A Munich, la 9e semaine juive a eu lieu du 17 au 22 septembre 2012 ; à Chemnitz, les 22e Journées juives ont débuté le 16 février 2013 ; à Dorsten, une initiation à la cuisine kasher a été proposée à des élèves lors de la semaine juive.
Le but affiché de ces Jüdische Woche est de faire connaître le judaïsme et la vie juive, dans ses différentes composantes, notamment celles du domaine artistique. Elles se veulent, telles que les descriptifs l’affirment, un éclairage et une vision de la vie juive en Allemagne, d’hier à aujourd’hui. Pour autant, les manifestations choisies et programmées interrogent, voire rendent compte d’une perception précise de cette « vie juive » portée par les organismes extérieurs à la communauté.
Des manifestations orientées vers le passé ?
Les Jüdische Woche proposent des animations journalières sur la vie juive. Les programmes comportent des concerts, des expositions, des conférences, des excursions, des lectures publiques, des séances de cinéma, des pièces de théâtre, des débats. Peuvent également s’y insérer, le cas échéant, des inaugurations ou des offices religieux. Malgré la diversité annoncée, l’étude des manifestations programmées fait apparaître une inadéquation entre la vie juive mise en exergue lors de cette semaine et la vie juive réelle, telle qu’elle existe au sein des communautés.
En 2001, à Leipzig, les concerts étaient essentiellement, voire exclusivement, ceux de groupes de musique klezmer. Le mot klezmer est issu de l’association de deux termes hébraïques désignant des instruments de musique, klei et zemer. Le terme désigne aussi aujourd’hui le groupe de musiciens (de 3 à 6 membres) qui pratique cette musique. Le style klezmer fut créé au Moyen-Age par des troubadours et colporteurs juifs, et marqua de son empreinte l’ensemble du monde ashkénaze jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Elle puise son inspiration dans les chants profanes et les danses populaires, mais également dans la liturgie juive et les nigounim. Le klezmer est essentiellement instrumental ; il adopte cependant des chants en yiddish, langue du monde ashkénaze, berceau de cette musique. Les instruments du klezmer sont les trompettes, les flûtes, les clarinettes, les violons et violoncelles, les tambours et les fifres. Musique de l’improvisation, de l’harmonisation, le klezmer emprunte aux différentes cultures environnantes tout en restant marqué de symboles hébraïques. La tradition musicale klezmer a, en grande partie, disparu avec la Shoah. Une de ses composantes, celle désignée aujourd’hui comme klezmer américain, provient de l’immigration de juifs de l’Europe de l’Est aux Etats-Unis avant la Seconde Guerre Mondiale. A l’instar du groupe d’Itzhak Perlman, plusieurs groupes pratiquent encore aujourd’hui le klezmer.
Itzhak Perlman plays Klezmer, Un exemple de musique yiddish actuelle [Consulté le 10 mars 2012]
Les autres manifestations des programmes des Jüdische Woche mettent en avant le passé juif dans chacune des villes allemandes, au travers de circuits touristiques, d’expositions ou de films. Par exemple, en 2001 à Leipzig, les expositions traitaient des cimetières juifs ou des traces des juifs dans la ville. L’une des excursions proposées était la visite du Waldstraβen Viertel, le vieux quartier juif de Leipzig. Toujours à titre d’exemple parmi d’autres, un film projeté traitait des écoles juives avant 1933, tandis qu’une lecture concernait les survivants d’Auschwitz. De plus, de nombreux débats s’intéressaient à la question de la Shoah ou à l’antisémitisme.
Ces quelques exemples ne sont pas des éléments choisis des programmes mais une dominante dans le début du XXIe siècle de ce type de manifestations sur la vie juive en Allemagne. Les festivités organisées dans la société allemande autour de cette vie juive que les manifestations ont pour ambition de faire découvrir, se cantonnent à la représenter telle qu’elle existait avant la Seconde Guerre Mondiale, selon une vision très ancrée dans le passé. Les programmations font état de vestiges, de ruines, de traces, de réflexions à mener sur un monde disparu, comme si les juifs avaient tous disparu dans la Shoah. Pourtant, tandis que dans sa présentation même, la Jüdische Woche propose de faire découvrir la vie juive actuelle, dans son programme, elle n’en montre que des lieux, quelques offices religieux mais révèle finalement fort peu de la réalité socio-culturelle existante.
L’étude de ce type de manifestation, à travers l’outil d’information que peut constituer un programme officiel, permet de mettre en exergue une vision extérieure assez faussée de la vie juive actuelle dans ce pays. Mais dans une temporalité plus étendue, cette même observation met au jour des modifications dans la perception de cette vie juive.
Une convergence en ébauche ?
Internet a rendu possible la consultation à distance de programmes de ce type, par une diffusion étendue dans le temps. Ainsi, des programmes de Jüdische Woche des dernières années sont consultables et utilisables comme objets de réflexion.
Le programme 2009 de la Jüdische Woche de Leipzig (Consulté le 28 octobre 2013.) s’est ainsi révélé un outil d’analyse intéressant.
Contrairement à la dominante historique de celui de 2001, de nouvelles manifestations apparaissent. Le 22 juin, une exposition traitait de la danse juive dans l’histoire et en Israël contemporain. Une autre s’attachait à l’identité juive à Leipzig après 1945. Elle était suivie d’un débat sur les juifs de Leipzig aujourd’hui, faisant une grande part à toutes les générations de juifs russophones arrivées depuis les années 1990.
Cette évolution dans la programmation révèle une prise de conscience d’une réalité juive de plus en plus installée, et non plus uniquement inscrite dans le passé. Ainsi, la musique n’est plus seulement la musique klezmer typique et caractéristique du monde juif ashkénaze mais la musique et la danse israélienne. Les juifs ne sont plus seulement des rescapés de la Shoah mais de nouveaux immigrés de l’ex-Union Soviétique. Ce changement de perspective illustre une rencontre entre deux univers juifs, un que l’on pourrait qualifier d’interne à la communauté et un second d’externe, issu de la société allemande. Le relais culturel du religieux ne trouverait-il pas ici son espace d’émergence, dans une rencontre entre deux lieux d’expression de la religiosité ?
Bien entendu, les juifs prennent part à l’élaboration des programmes des Jüdische Woche. L’orientation prise correspondrait peut-être aussi à un contexte historique. L’instabilité des communautés juives, faite d’immigrations et d’émigrations jusqu’à 2006, trouverait-elle une sorte d’équilibre lui permettant une affirmation plus grande de sa présence ? Les craintes d’un antisémitisme renaissant juste après la chute du bloc de l’Est se seraient-elles aujourd’hui apaisées au profit d’une plus grande sérénité des juifs en ex-Allemagne de l’Est ?
Dans l’optique de ce numéro, à savoir réfléchir aux éléments qui pouvaient servir de relais culturels à une certaine religiosité, les manifestations festives se sont révélées très riches de sens à la fois dans la perception de la réalité sociale et dans ses évolutions historiques. Le festif des juifs d’ex-Allemagne de l’Est trouve, aujourd’hui, une voie d’expression dans la musique et la danse, ainsi que dans les expositions, les débats ou d’autres arts (cinéma, théâtre). Il s’agit là de deux styles différents mais néanmoins complémentaires, aussi enrichissants l’un que l’autre pour l’appréhension et la compréhension d’une réalité socio-culturelle. Dans leurs choix musicaux, les jeunes juifs russophones s’inscrivent dans une religiosité orthodoxe hassidique moderne, par le fait de valoriser la musique de Shlomo Carlebach. Au début des années 2000, cette tendance traduisait nettement une orientation vers Israël et les États-Unis, les jeunes se considérant comme en transit dans la société allemande. Plus de dix ans après, cette tendance reste prégnante. Mais parallèlement, la musique populaire israélienne se fait une place dans les communautés, imprégnant les animations des fêtes et spectacles. En contraste, jusqu’à aujourd’hui, la société allemande met en avant la musique klezmer comme représentative des juifs en Allemagne, alors même que cette musique correspond à un passé détruit par la Shoah. La confrontation de ces différents types de musique, rendue possible par l’usage de sources internet, met au jour les divergences de perceptions d’une même réalité sociale.
Dans cette même étude des relais, il est possible d’introduire le sens du temps grâce à des sources internet géographiquement et historiquement diversifiées. L’accès à des sources d’années différentes rend concrète l’évolution de ces manifestations, de moins en moins ancrées orientées le passé et de plus en plus tournées vers la réalité israélienne.
Bibliographie
BEN CHORIN Schalom, Le judaïsme en prière – La liturgie de la synagogue, Paris, Cerf, coll. Patrimoines Judaïsme, 1984.
GOLDBERG Sylvie Anne, Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Paris, Robert Laffont, 1996.
LEVINAS Emmanuel, Difficile Liberté, Paris, Albin Michel, 1976.
MICHEL Karine, « Générations juives russophones en ex-Allemagne de l’Est – Le communisme comme événement-rupture », Recherches Familiales, « Le lien intergénérationnel : entre transmissions et tensions », n° 8, janvier, 2011a, p. 61-69.
MICHEL Karine, « Les jeunes russophones, moteurs du renouveau juif en ex-RDA », Regards sur l’Est, revue en ligne, Dossier « Le renouveau du monde juif en Europe centrale et orientale » n° 58, édition du 4 juillet, 2011b. http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1225
MICHEL Karine, « Les Juifs russes en ex-RDA : contrastes générationnels », Regard sur l’Est, revue en ligne, Dossier « choc des générations » n° 41, édition du 22 janvier 2006, http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=574.
MICHEL Karine, « Juifs de Leipzig – Une identité fragmentée » Les Cahiers du judaïsme, n° 17, Paris, 2005, p. 32-39.
PODSELVER Laurence, Retour au judaïsme ? Les Loubavitch en France, Paris, Odile Jacob, 2010.
PODSELVER Laurence, WEILL Denise, « La Techouva – Nouvelle orthodoxie juive et conversion interne » Annales, Histoire, Sciences Sociales, n° 2, 57ème année, mars-avril, Paris, EHESS, 2002, p. 275-296.
PODSELVER Laurence, WEILL Denise, « La nouvelle orthodoxie et la transmission familiale », Pardès, n°22, Paris, Cerf, 1996, p. 149-159.
WAXMAN Meyer, Introduction à la vie juive, Paris, Albin Michel, 1958.
WEFING Heinrich, « Synagogen-So etwas wie Zuversicht », Frankfürter Allgemeine Zeitung, 31/08/2007, Francfort, 2007.
Karine Michel
Chercheure associée, Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (Idemec), CNRS-AMU.
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