Corinne Fortier
Welcome !
Des réalisateurs engagés : Philippe Lioret, Fernard Melgar, et Jocelyne Saab
Anthropologue et réalisatrice, CNRS-LAS, Paris
« Ma kora chante pour l’exilĂ©, le monde est comme ça/chacun un jour aura sa chance, on a tous besoin les uns des autres » (Chant mandingue, Le Monde est comme ça, Fernand Melgar)
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Des rĂ©alisateurs ont produit des films sur l’accueil des migrants dans leur pays qui ont touchĂ© l’opinion publique que ce soit en France avec le film de fiction Welcome de Philippe Lioret, en Suisse avec trois des documentaires de Fernand Melgar : La Forteresse, Vol spĂ©cial et Le Monde est comme ça, et au Liban avec la vidĂ©o d’art de Jocelyne Saab, One dollar a day. Ces films confrontent le spectateur Ă sa propre responsabilitĂ©, dans la mesure oĂą celui-ci ne pourra pas dire après les avoir vus qu’il « n’a rien vu », et consĂ©quemment, qu’il ne savait pas. Ils tĂ©moignent par ailleurs de l’immense courage, de la forte dĂ©termination et du caractère hĂ©roĂŻque des migrants((Cf. C. Fortier (2019a), dans ce mĂŞme volume.)).
Le film de fiction Welcome (2000, 1h 50) de Philippe Lioret (nĂ© en 1955) met en scène un jeune migrant kurde d’Iraq, interprĂ©tĂ© par Firat Ayverdi, arrivĂ© Ă Calais, portant le nom musulman de Bilâl Kayani. Celui-ci va tout mettre en Ĺ“uvre pour rejoindre l’Angleterre oĂą habite celle dont il est amoureux, Mina, jouĂ©e par Derya Ayverdi((SĹ“ur de Firat Ayverdi qui joue Bilâl.)). Son opiniâtretĂ© et sa volontĂ© deviendront un exemple pour Simon, maĂ®tre-nageur incarnĂ© par Vincent Lindon, Ă qui il va demander des cours de natation. Ce dernier, d’abord rĂ©fractaire, finira par accepter quand il dĂ©couvrira que ce jeune homme est capable de traverser la Manche Ă la nage pour rejoindre celle qu’il aime, alors qu’il n’a pas, selon ses propres mots adressĂ©s Ă sa conjointe, « étĂ© foutu de traverser la rue pour la rattraper quand elle l’a quitté ». La rencontre avec ce jeune migrant est pour lui l’occasion de « se rattraper » et de « rattraper » son Ă©pouse jouĂ©e par Audrey Dana, soit de se transformer et de peut-ĂŞtre retrouver in fine l’amour de celle dont il est en train de divorcer.
Alors que celle-ci lui reprochait son indiffĂ©rence Ă l’Ă©gard du sort des migrants, notamment dans une scène oĂą ils sont chassĂ©s d’un magasin : « Alors tu baisses les yeux et tu ne dis rien ! », elle lui rappellera les risques qu’il encourt pour avoir hĂ©bergĂ© Bilâl et lui avoir donnĂ© des cours de natation, dans un pays oĂą aider un clandestin constitue un dĂ©lit. Paradoxalement, la France, fière de cĂ©lĂ©brer « les justes d’hier » ayant cachĂ© des Juifs pendant la guerre en risquant leur vie, criminalise((Cette criminalisation repose sur le prĂ©supposĂ© explicitĂ© par le policier lors de la garde Ă vue de Simon : « En aidant les migrants, vous en faites venir d’autres ! ».)) dans le mĂŞme temps « les justes d’aujourd’hui » qui aident des migrants en difficultĂ©.
Dans le film, le voisin de palier de Simon – qui possède ironiquement un paillasson oĂą il est Ă©crit « Welcome ! » –, est le premier Ă le dĂ©noncer Ă la police, dĂ©nonciation qui en rappelle bien sĂ»r une autre :
« C’est un cadre d’actualitĂ©, puisque ça se passe lĂ tous les jours. Vous vous rendez compte ? C’est pas un truc qui se passe en 43 et un type qui cache un mec, un juif, dans la cave et qu’on dĂ©nonce Ă la Gestapo ! Non ! Non ! Ça se passe aujourd’hui chez nous ! C’Ă©tait hier soir ! C’est aujourd’hui ! Et ce sera demain soir ! Et pour je ne sais pas combien de temps encore ! »((http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18872574&cfilm=111722.html de 3:00 Ă 3:32.)).
Mais ce type de comparaison faite par Philippe Lioret a dĂ©plu au ministre de l’Immigration, de l’intĂ©gration et de l’identitĂ© nationale française auquel le rĂ©alisateur a clairement rĂ©pondu dans une lettre ouverte publiĂ©e par le journal Le Monde((« De simples valeurs humaines ne sont pas respectĂ©es », Le Monde, 9-10 mars 2009, par Philippe Lioret. https://www.lemonde.fr/cinema/article/2009/03/10/de-simples-valeurs-humaines-ne-sont-pas-respectees_1166002_3476.html.)) :
« […] quand, dans une interview, je mets en parallèle la situation des migrants et des bĂ©nĂ©voles, aujourd’hui Ă Calais, avec celle des juifs et des Justes qui leur venaient en aide durant l’Occupation. Vous trouvez cela “inacceptable, dĂ©sagrĂ©able, insupportable“. Sachez que mon travail d’auteur et de rĂ©alisateur est de m’intĂ©resser aux Ă©vĂ©nements qui se passent aujourd’hui, chez nous, et Ă leurs prolongements et consĂ©quences sur l’âme humaine, en essayant de ne pas ĂŞtre manichĂ©en. Dans toute sociĂ©tĂ© en situation de crise, face Ă l’injustice, chaque citoyen se trouve un jour placĂ© devant ses responsabilitĂ©s. Georges Brassens a parfaitement illustrĂ© le choix de cet engagement dans sa Chanson pour l’Auvergnat. Ă€ mon Ă©poque, la nĂ´tre, je fais de mĂŞme avec mon film.
Sachez qu’en l’occurrence, je ne mets pas en parallèle la traque des juifs et la Shoah, avec les persĂ©cutions dont sont victimes les migrants de Calais et les bĂ©nĂ©voles qui tentent de leur venir en aide, mais les mĂ©canismes rĂ©pressifs qui y ressemblent Ă©trangement ainsi que les comportements d’hommes et de femmes face Ă cette rĂ©pression.
Par ailleurs, vous avancez que Welcome serait “truffĂ© d’invraisemblances“. Sachez aussi que, bien que ce film se revendique comme Ă©tant une fiction cinĂ©matographique et pas du tout un documentaire, nous avons, Emmanuel Courcol, mon coscĂ©nariste et moi-mĂŞme, mis un point d’honneur Ă ce qu’il soit très scrupuleusement documentĂ© et Ă ce qu’il Ă©voque toujours des faits ayant ou ayant eu lieu, comme ont pu en attester les nombreux bĂ©nĂ©voles qui ont vu le film en avant-première.
Il y a quelques jours encore, près de BĂ©thune, une femme a Ă©tĂ© mise en garde Ă vue pour avoir simplement rechargĂ© des tĂ©lĂ©phones portables de migrants. Welcome ne fait qu’illustrer ce genre de fait divers.
La rĂ©alitĂ©, dit-on, dĂ©passe souvent la fiction. Votre rĂ©alitĂ©, Monsieur Besson, se contente de l’Ă©galer et c’est dĂ©jĂ suffisant pour ĂŞtre affligeant, pour confirmer qu’aujourd’hui, dans notre pays, de simples valeurs humaines ne sont pas respectĂ©es. C’est cela que vous devriez trouver “inacceptable“ ».
Il existe une mise en abyme dans ce film, entre Simon et le spectateur, puisque de mĂŞme que ce personnage comprend peu Ă peu Bilâl, admire sa tĂ©nacitĂ©, et le prend en affection, le spectateur s’identifie progressivement Ă Simon qui va sortir de son confort Ă©goĂŻste et de sa rĂ©serve habituelle pour aider le jeune garçon mĂŞme si cela implique de braver la loi. Le spectateur ne ressort pas indemne Ă©motionnellement((La musique – composĂ©e par Wojciech Kilar, Armand Amar et Nicola Piovani – constitue en soi un personnage auquel on ne cesse de repenser une fois le film terminĂ©.)) de ce film qui l’amène inexorablement Ă se demander ce qu’il aurait fait s’il Ă©tait Ă la place de Simon, et surtout ce qu’il peut faire nic et nunc, puisque la problĂ©matique abordĂ©e n’appartient pas Ă un passĂ© rĂ©volu mais au prĂ©sent.
Le film, qu’il s’agisse d’une fiction ou d’un documentaire, peut amener celui qui le regarde, par l’Ă©motion qu’il suscite et l’identification aux personnages, Ă une prise de conscience citoyenne sinon politique, comme le souligne Philippe Lioret : « L’histoire te chope, te fait vibrer, te rend plus conscient encore que l’effluve de la TV, la banalisation des images »((Ibid. Au sujet des images mĂ©diatiques des migrants, voir E. Gomis, 2019, dans ce mĂŞme numĂ©ro.)). L’acteur principal de Welcome, Vincent Lindon, croit Ă©galement dans la capacitĂ© du film Ă faire Ă©voluer la situation des migrants et de ceux qui leur portent assistance :
« […] comme beaucoup de Français, j’estime qu’il faut qu’on respecte les ĂŞtres humains. Les gens Ă Calais sont parfois traitĂ©s plus mal que des chiens. Et ça, ça ne me va pas. Je ne comprends pas qu’il existe un article du Code de l’entrĂ©e, du sĂ©jour ou du droit d’asile aux Ă©trangers((Il s’agit de l’article 622.1 du Code pĂ©nal.)) qui dit : “Toute personne qui vient en aide Ă une personne en situation irrĂ©gulière est passible de cinq ans de prison”. […]. Ce qui me choque, c’est qu’on puisse menacer de prison des gens qui ont de la compassion pour autrui. Si ce film pouvait contribuer Ă changer cette loi, ce serait positif »((« Vincent Lindon : “Je suis un homme en colère” », Le Parisien, 7 mars 2009. http://www.leparisien.fr/culture-loisirs/cinema/vincent-lindon-je-suis-un-homme-en-colere-07-03-2009-434070.php/)).
Welcome aura finalement inspirĂ© en 2009 un projet de loi prĂ©sentĂ© par plusieurs dĂ©putĂ©s visant Ă dĂ©pĂ©naliser le dĂ©lit de « solidaritĂ©Â avec les Ă©trangers en situation irrĂ©gulière », dĂ©lit dit « d’humanité » : « Nous avons visionnĂ© hier Ă l’AssemblĂ©e Welcome en prĂ©sence du metteur en scène Philippe Lioret et prĂ©sentĂ© notre proposition de loi »((https://www.michele-delaunay.net/blog/welcome.)), proposition qui a Ă©tĂ© rejetĂ©e par l’AssemblĂ©e nationale. Welcome !
La Forteresse et Vol spécial de Fernand Melgar (Suisse)
Il est Ă©vident qu’un rĂ©alisateur ne fait jamais de films par hasard et qu’il existe des liens plus ou moins directs ou transgĂ©nĂ©rationnels, pour reprendre un vocabulaire psychanalytique –, entre l’histoire du ou des filmĂ©s et celle du filmeur. C’est le cas de Fernand Melgar (nĂ© en 1961), rĂ©alisateur suisse d’origine espagnole, dont la biographie rĂ©sonne avec celle des migrants puisqu’il est rentrĂ© clandestinement en 1963 sur le territoire helvĂ©tique avec ses parents, histoire familiale qu’il raconte dans un documentaire de 1993 intitulĂ© Album de Famille((Il est visible en ligne, https://www.youtube.com/watch?v=yizN4nvDilM.)).
En retraite en Espagne, après avoir passĂ© vingt-sept ans en Suisse comme travailleurs saisonniers, les parents de Fernand Melgar qualifient ces annĂ©es de « vides »((Sa mère ajoute que ces annĂ©es en Suisse lui ont fait perdre son sourire et qu’elle est contente de pouvoir vivre ses dernières annĂ©es dans son pays, l’Espagne.)), souhaitant aux Suisses : « Qu’ils aient encore suffisamment de travail afin de leur Ă©viter l’Ă©migration et la xĂ©nophobie ». Parole qu’a sans doute retenue Fernard Melgar et qui trouve un Ă©cho renouvelĂ© aujourd’hui compte tenu de la politique migratoire suisse, plus restrictive qu’Ă l’Ă©poque de ses parents.
Ce rĂ©alisateur a consacrĂ© trois documentaires aux migrants. Dans le premier, datĂ© de 2008, il tourne dans un lieu de transit pour demandeurs d’asile, qui, comme le titre du film l’indique, ressemble Ă une forteresse. Il dĂ©cide de le rĂ©aliser suite Ă la votation suisse en faveur d’un durcissement des lois d’asile, et explique ainsi le contexte de production du film :
« […] Durant la votation de septembre 2006, les discours allaient dans les extrĂŞmes. D’une part, certains stigmatisaient l’asile en disant que les requĂ©rants Ă©taient des voleurs de poules ou des trafiquants de drogue. Et en rĂ©action, d’autres tenaient un discours extrĂŞmement angĂ©lique. Entre deux, c’Ă©tait la terre brĂ»lĂ©e. L’idĂ©e de La Forteresse Ă©tait de travailler dans les nuances […]. Je fais un cinĂ©ma d’observation. Un cinĂ©ma engagĂ©, mais pas militant »((Entretien dans Le Matin, 16.09.08.)).
Il filme non seulement le point de vue des migrants mais aussi le point de vue des surveillants((Voir aussi Ă ce sujet, S. Graff, 2009.)) et de ceux qui dĂ©cident de leur destin en dĂ©terminant s’ils sont de « bons » ou de « mauvais » migrants et s’ils vont par consĂ©quent obtenir le statut de « rĂ©fugiĂ©s » ou ĂŞtre « expulsĂ©s ».
Ce film (2008, 1h 40), qui sera diffusĂ© en prime time sur la chaĂ®ne nationale((La Forteresse reste visible gratuitement sur internet aujourd’hui : https://www.youtube.com/watch?v=2Jnx9veezzg.)) a rencontrĂ© une rĂ©sonnance politique, surtout auprès de la ministre chargĂ©e du dĂ©partement de la Justice et de la police suisse qui dĂ©clara Ă la sortie du film :
« J’ai Ă©tĂ© très impressionnĂ©e par ce film. Il montre la rĂ©alitĂ© telle qu’elle est, avec ses drames qui touchent tant d’innocents dans le monde actuel […]. Je crois qu’il faut le montrer Ă la jeunesse, et qu’une discussion constructive peut s’Ă©tablir Ă partir de ce qu’il montre »((Jean Louis Kuffer, « Widmer-Schlumpf ovationne La Forteresse », Tribune de Genève,‎ 11 aoĂ»t 2008, p. 28.)). Â
Fernand Melgar rĂ©alisera, en 2011, un second film Ă la suite de celui-ci, posant sa camĂ©ra dans une autre « forteresse »((Au sujet de l’enfermement des migrants, voir O. Clochard et S. Laacher, 2006.)), celle d’un centre de dĂ©tention administrative oĂą les migrants attendent leur expulsion. Ceux-ci ne sont pas nĂ©cessairement fraĂ®chement arrivĂ©s en Suisse comme on pourrait le supposer, mais y rĂ©sident souvent depuis fort longtemps – parfois plus de vingt ans – et y ont construit leur vie avec femme et enfants. Une des scènes les plus Ă©mouvantes du film est celle oĂą un enfant, accompagnant sa mère Ă un « parloir »((Le frère du dĂ©tenu qui les accompagne explique par ailleurs que cet enfant ne dort pas et ne cesse de poser la question : « OĂą est mon père ? ».)), glisse Ă l’oreille de son père (Jeton Idrizi, Rom du Kosovo), alors mĂŞme qu’un surveillant interrompt leur conversation, qu’il souhaiterait devenir policier afin de pouvoir le libĂ©rer((https://www.youtube.com/watch?v=qSRDnIiYI3s de 17.14 Ă 24.05 ou extrait 2 https://www.youtube.com/watch?v=O3Bm-eozpTc.)).
Rien n’est dit sur le « vol spĂ©cial » – titre du film – attendant ces migrants, sauf par le biais de la tĂ©lĂ©vision qui, au journal de vingt heures, annonce, parmi d’autres faits divers, qu’un NigĂ©rian est mort Ă©touffĂ© dans l’avion lors de son expulsion. Ce film, qui a connu un grand retentissement en Suisse, a Ă©tĂ© projetĂ© dans les Ă©coles en dĂ©pit de l’opposition de certains partis politiques((Cf. le dĂ©bat sur internet qui a opposĂ© le rĂ©alisateur Ă certains Ă©lus politiques suisses. https://www.youtube.com/watch?v=zj4wCyYPJXg.)).
Face aux nombreuses critiques affirmant que Fernard Melgar manque d’objectivitĂ© dans la mesure oĂą il ne donne pas la parole Ă tous les acteurs, notamment aux politiques, celui-ci rĂ©pond :
« Je fais un cinĂ©ma de proximitĂ© et d’observation. J’aurais pu interviewer des politiciens, mais j’ai prĂ©fĂ©rĂ© donner la parole aux centaines de personnes qui sont chaque annĂ©e condamnĂ©es Ă plusieurs mois de prison uniquement parce que leurs documents ne sont pas en règle. Aujourd’hui, quand on parle de migration, on le fait Ă travers des chiffres et des prĂ©jugĂ©s, en omettant le fait que ces Ă©trangers sont des ĂŞtres humains, parfois mĂŞme nos voisins ou les amis de nos enfants »((« Fernand Melgar. Je suis la mauvaise conscience de la Suisse », par StĂ©phanie Summermatter, SWI, 29 janvier 2013, https://www.swissinfo.ch, https://www.swissinfo.ch/fre/fernand-melgar_-je-suis-la-mauvaise-conscience-de-la-suisse-/34856660)).
Le Monde est comme ça de Fernand Melgar (Suisse)
Afin de tĂ©moigner encore et toujours du devenir des migrants et des consĂ©quences des dĂ©cisions politiques prises Ă leur encontre, Fernand Melgar est parti retrouver les migrants qu’il a filmĂ©s dans Vol spĂ©cial (2013, 1h 43) un an après((Il l’explique en voix off dans le film : https://www.cineforom.ch/le-monde-est-comme-ca)) leur expulsion, rĂ©alisant son troisième film sur ce sujet intitulĂ© Le Monde est comme ça((Le film a Ă©tĂ© diffusĂ© Ă la tĂ©lĂ©vision suisse et est visible gratuitement sur internet : https://www.youtube.com/watch?v=ICE4faMTdFM)). Pour la plupart, leur retour au pays est synonyme de honte et d’Ă©chec vis-Ă -vis de leur famille dont ils reprĂ©sentaient l’honneur et un moyen d’amĂ©liorer leur situation Ă©conomique((Cf. C. Fortier (2019 b) dans ce mĂŞme volume.)). Tous racontent la violence de l’expulsion au cours de laquelle ils ont Ă©tĂ© « traitĂ©s comme des grands criminels », menottĂ©s, sanglĂ©s et pieds liĂ©s((Ils portent aussi un casque qui les empĂŞche de tourner la tĂŞte. Il leur est par ailleurs interdit de boire et d’aller aux toilettes, et l’un d’entre eux raconte l’humiliation de devoir porter des couches et d’uriner sur soi.)). Mais malgrĂ© les multiples violences vĂ©cues et les dangers encourus, la plupart souhaitent retourner en Suisse, attestant, s’il fallait encore le prouver, que les politiques migratoires rĂ©pressives n’ont aucun effet dissuasif. Ils confient leur incomprĂ©hension devant leur arrestation alors que beaucoup rĂ©sidaient dans ce pays depuis des annĂ©es et y avaient un travail, une femme et des enfants. ExpulsĂ©s, ils sont aujourd’hui sĂ©parĂ©s de leur famille restĂ©e en Suisse, situation dont ils souffrent, et dont pâtissent Ă©galement leurs enfants.
Le premier tĂ©moignage de Wandifa en Gambie relate sa dette Ă l’Ă©gard de son oncle qui l’a aidĂ© Ă financer son dĂ©part en Europe, dĂ©clarant que mĂŞme lorsqu’il Ă©tait en camp de dĂ©tention, il lui a toujours envoyĂ© de l’argent, acceptant des travaux qu’il n’aurait pu accomplir dans son pays d’origine sans perdre son honneur (nettoyage, poubelles…)((Voir aussi Ă ce sujet, le film de Denis Gheerbrant, MallĂ© en son exil (2017, 1h45) et l’entretien dans ce mĂŞme numĂ©ro.)). Le film montre par ailleurs l’Ă©pouse de son oncle qui le presse de retourner une nouvelle fois en Suisse afin qu’il « soulage leur souffrance ». Wandifa pose devant la camĂ©ra avec plusieurs jeunes de son village qui, sans travail, ne peuvent, comme lui, se marier et fonder une famille. Il rappelle, Ă ce propos, que les migrants s’exilent en Europe pour des raisons Ă©conomiques : « On vient pas lĂ -bas pour la criminalitĂ©, car c’est pas facile pour nous de quitter son pays » ; une des chansons de reggae qu’il a Ă©crites dans le centre de dĂ©tention suisse dĂ©clare Ă ce sujet : « On voudrait travailler dans vos usines et ne pas ĂŞtre mis en prison ».
Pour certains, le retour au pays est hautement risquĂ© comme pour Geordry dont le père, ancien colonel, est mort assassinĂ© au Cameroun. ForcĂ© d’y retourner, il a Ă©tĂ© fait prisonnier et torturĂ© au motif qu’il a « sali l’honneur de son pays » après que les autoritĂ©s camerounaises ont eu connaissance de documents confidentiels liĂ©s Ă sa demande d’asile en Suisse. Grâce au film, sa situation a fait l’objet d’une enquĂŞte administrative auprès de l’Office fĂ©dĂ©ral des migrations qui a reconnu la situation tout en rejetant une nouvelle fois sa demande d’asile((« Fernand Melgar. Je suis la mauvaise conscience de la Suisse », SWI, 29 janvier 2013, par StĂ©phanie Summermatter. https://www.swissinfo.ch/fre/fernand-melgar_-je-suis-la-mauvaise-conscience-de-la-suisse-/34856660)). Geordry continue Ă ne pas comprendre pourquoi il a Ă©tĂ© expulsĂ© de Suisse alors qu’il avait « tout fait pour s’intĂ©grer » et « tout respectĂ© Ă la lettre ».
Ragip affirme Ă©galement qu’il « n’a jamais pensĂ© que la Suisse lui ferait ça ! » après y avoir habitĂ© vingt ans avec sa famille. Il vit aujourd’hui avec ses parents dans son village natal du Kosovo, loin de sa femme et de ses enfants demeurĂ©s en Suisse. Last but not least, Dia, raconte la honte de revenir au SĂ©nĂ©gal sans argent. Il confie ne pas avoir imaginĂ© qu’il serait expulsĂ© après avoir vĂ©cu quinze ans en Suisse en tant que musicien. Pour le consoler, un de ses amis griots improvise en son honneur une chanson inspirĂ©e d’un chant mandingue dont les paroles figureront au gĂ©nĂ©rique de fin :
« Ma kora chante pour l’exilĂ©, le monde est comme ça((Le titre de cette chanson rappelle celle du tango argentin de 1937 Pacienca qui dit : « Patienca, la vida as asi ! », « Patience, la vie est comme ça ! » dont l’auteur est Francisco Gorrindo et le compositeur Juan D’Arienzo, https://www.youtube.com/watch?v=-w3TOXf2p2g))/chacun un jour aura sa chance, on a tous besoin les uns des autres »,
chanson qui donnera le titre au film, Le Monde est comme ça (2013, 54 mns).
One dollar a day de Jocelyne Saab (Liban)
La biographie de la rĂ©alisatrice libanaise Jocelyne Saab (nĂ©e en 1948 et rĂ©cemment dĂ©cĂ©dĂ©e en 2019)((Au sujet de sa biographie, voir M. Rouxel, 2015.)) recoupe celle des exilĂ©s, dans la mesure elle est venue s’installer Ă Paris en 1982, après le bombardement de sa maison Ă Beyrouth, ruines qu’elle a filmĂ©es dans Il Ă©tait une fois Beyrouth (1982), documentaire consacrĂ© Ă la destruction du Liban suite Ă la guerre civile qui a dĂ©chirĂ© ce pays durant quinze ans (1975-1990). Jocelyne Saab a toujours montrĂ© un intĂ©rĂŞt certain pour les dĂ©placĂ©s, les rĂ©fugiĂ©s et les peuples en lutte, ce qui va occasionner de nombreuses censures de ses documentaires, y compris par la tĂ©lĂ©vision française, ainsi que des violences Ă son encontre au moment des tournages((« Each Dawn a Censor Dies par Nicole Brenez », « Jocelyne Saab, les voies multiples de la censure », Jeu de Paume, ‘blog invitĂ©’, http://lemagazine.jeudepaume.org/blogs/each-dawn-a-censor-dies-by-nicole-brenez/2016/03/15/jocelyne-saab-les-voies-multiples-de-la-censure/)).
En plantant sa camĂ©ra en 2015 au milieu d’un camp de rĂ©fugiĂ©s syriens dans la plaine de la Beka’a au Liban, Jocelyne Saab tĂ©moigne des dĂ©sastres humains crĂ©Ă©s par les conflits successifs dans le monde arabe et de la rĂ©silience des populations qui en sont victimes, persuadĂ©e que les films peuvent changer le regard des spectateurs et conscientiser la sociĂ©tĂ© civile : « On ne peut pas lĂ©gifĂ©rer, mais on peut agir oĂą ils n’agissent pas, mobiliser l’opinion publique »((« Portrait de Jocelyne Saab », Les clĂ©s du Moyen-Orient, propos recueillis par Mathilde Rouxel Ă Beyrouth, 08/01/2019, article initialement publiĂ© le 9 juillet 2015, https://www.lesclesdumoyenorient.com/Portrait-de-Jocelyne-Saab.html)).
Dans ce film, aucun homme Ă l’image n’apparaĂ®t, mais uniquement des femmes et des enfants. Nous sommes spectateurs de leur quotidien qui semble aussi paisible qu’une peinture de Vermeer : une femme berce son bĂ©bĂ©, des enfants jouent au ballon… Mais une bande-son stridente, quasiment insupportable, contraste avec ces images tranquilles, signalant que la menace gronde, et que derrière ces scènes de vie quotidienne apparemment sereines se cachent un passĂ© de guerre et un avenir incertain. Le camp de rĂ©fugiĂ©s apparaĂ®t comme un non-lieu au sens de Marc AugĂ©((M. AugĂ©, 1992.)), un lieu sans rĂ©fĂ©rent spatial ni temporel, oĂą le temps est suspendu et oĂą les enfants semblent n’avoir aucun futur.
Cette courte vidĂ©o d’art (6,34 mns) ne repose sur aucune parole, ni celle des personnes filmĂ©es, ni celle de la cinĂ©aste. Les femmes du camp ne parlent pas mais brandissent – signe de leur empowerment – un papier de l’UNHCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les rĂ©fugiĂ©s) qui atteste qu’elles ont droit Ă un dollar par jour pour vivre par femme et par enfant​, somme modique qu’elles ne perçoivent pas toujours en rĂ©alitĂ©((Communication personnelle de Jocelyne Saab Ă Paris en 2018.)), et qui donne le titre au film : One dollar a day (2017). Ce dĂ©nuement contraste avec les images publicitaires de bijoux et de sacs de luxe prĂ©sentes au sein mĂŞme du camp.
De façon paradoxale, les tentes des rĂ©fugiĂ©s sont constituĂ©es de bâches destinĂ©es Ă faire la publicitĂ© pour des colliers de perles de grands bijoutiers. La simultanĂ©itĂ© dans un mĂŞme espace d’images aussi radicalement opposĂ©es est choquante. Aussi, pour aller jusqu’au bout de cette logique provocante et la renverser, Jocelyne Saab va faire en sorte que le sort des rĂ©fugiĂ©s ne soit pas oubliĂ© par les habitants de la capitale libanaise, substituant aux slogans publicitaires habituels du centre-ville, la phrase : « How to live with one dollar a day ? », et opposant ainsi Ă la logique consommatrice de Beyrouth, la survie dans les camps.
L’artiste rĂ©alise des photos en noir et blanc des enfants des camps qu’elle tire en grand format, photos qu’elle peint de couleurs vives et dorĂ©es Ă la manière d’icĂ´nes byzantines((Jocelyne Saab a Ă©galement rĂ©alisĂ© une exposition de ces photos Ă l’Institut français de Beyrouth en 2017. On les retrouve dans le dernier film de Jean-Luc Godard, Le Livre d’images (2018, 1h 15), qui a obtenu une palme d’or spĂ©ciale Ă Cannes en 2018.)).
Alors que beaucoup d’habitants de Beyrouth prĂ©fèrent que les rĂ©fugiĂ©s syriens restent invisibles, souhaitant qu’ils demeurent Ă l’extĂ©rieur de la ville, Jocelyne Saab expose de grands portraits d’enfants syriens de la plaine de la Beka’a au cĹ“ur mĂŞme de la capitale en les suspendant Ă des grues, non pas de façon misĂ©rabiliste mais grandiose. Elle rend ainsi Ă ces enfants, dont les visages se dĂ©tachent sur le ciel bleu azur, leur caractère majestueux, sacrĂ©, angĂ©lique et iconique. Par ces deux installations, celle des grandes photos peintes et celle du slogan non plus publicitaire mais humanitaire : « Comment vivre avec un dollar par jour ? », l’artiste rĂ©installe l’espace du camp, tout au moins en images et en mots, Ă l’intĂ©rieur mĂŞme de la citĂ©, au sens spatial et politique.
Ă€ la diffĂ©rence de ce qu’on pourrait penser au premier abord en voyant One dollar a day, la vidĂ©aste n’a pas surimprimĂ© au moyen d’effets cinĂ©matographiques des images publicitaires d’objets de luxe sur les tentes des rĂ©fugiĂ©s mais les bâches publicitaires constituent le tissu mĂŞme des tentes. De mĂŞme, elle n’a pas superposĂ© les photos d’enfants syriens sur l’image du ciel de Beyrouth ou insĂ©rĂ© au montage « Comment vivre avec un dollar par jour ? » sur une sĂ©quence reprĂ©sentant des panneaux publicitaires, mais, dans les deux cas, il s’agit d’installations artistiques exposĂ©es au sein mĂŞme de l’espace public.
Ce film ne repose donc pas sur des effets visuels qui n’auraient pas d’incidence sur la rĂ©alitĂ© sociale mais sur des installations artistiques que les habitants de Beyrouth ne peuvent ignorer, et qui sont après coup pĂ©rennisĂ©es dans le film. Leur force rĂ©side dans le fait d’interpĂ©nĂ©trer ces deux mondes contigus qui coexistent en parallèle, le monde consumĂ©riste de la capitale libanaise, et celui misĂ©rable((J’utilise cette expression de « misĂ©rable » par rĂ©fĂ©rence au sociologue Pierre Bourdieu dans son livre La Misère du Monde, 1993.)) du camp de rĂ©fugiĂ©s syriens. En filmant ces installations in situ, Jocelyne Saab rĂ©unit, non seulement « en images » mais aussi « en vĂ©rité », des rĂ©alitĂ©s qui cohabitent simultanĂ©ment dans notre monde contemporain sans s’entrecroiser, dans la mesure oĂą tout est fait spatialement et socialement pour les tenir Ă distance.
Cette occultation de la misère obĂ©it Ă une logique d’exclusion qui rassure les plus nantis et fragilise les plus dĂ©munis. Elle n’est pas propre Ă la capitale libanaise mais se retrouve dans la capitale française, depuis qu’une grande partie du mobilier urbain historique de Paris((Les personnes Ă la rue sont alors contraintes de dormir par terre, et il existe Ă©galement des « dispositifs anti-SDF » avec des pics, selon le mĂŞme principe que les pics « anti-pigeons ».)), notamment les bancs, que ce soit dans les rues depuis 2004, et dans le mĂ©tro depuis 2017, ont disparu, afin que les personnes Ă la rue (migrants ou non) ne puissent y dormir. Ne pas voir « la misère du monde » qui peuple les rues, pour reprendre l’expression du sociologue Pierre Bourdieu, c’est faire comme si elle n’existait pas((P. Bourdieu, 1993.)).
Ce que l’on ne voit pas est « perdu de vu » au sens propre comme au sens psychanalytique((J.-B. Pontalis, 1999.)), c’est-Ă -dire n’existe pas. Le cinĂ©ma possède donc cet immense pouvoir de montrer ce qu’on prĂ©fĂ©rerait ignorer, de tĂ©moigner de ce qu’on voudrait occulter, de faire apparaĂ®tre ce qu’on souhaiterait voir disparaĂ®tre. L’Ă©cran cinĂ©matographique, comme la toile de tente des migrants, est certes un refuge fragile((Voir aussi Ă ce sujet G. Bortzmeyer, 2018.)), mais il permet leur survie en image, mĂŞme lorsque ceux-ci ne sont plus en vie. Le cinĂ©ma ne peut sauver des vies, mais peut sauver de l’indiffĂ©rence, de l’oubli et de la disparition. Les films sur les migrants font mĂ©moire et permettent de nous interroger sur notre responsabilitĂ©, notre rĂ©signation, notre rĂ©sistance et notre engagement.
Bibliographie
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Bortzmeyer G., 2018, « Figures migratoires », CINETRÉNS 4 – Entrée-Sortie, p. 63-71.
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Clochard O., Laacher S., 2006 « Vers une banalisation de l’enfermement des Ă©trangers », GĂ©ographie, n° 1, p. 121-136.
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Fortier C., 2019c, « MallĂ© en son exil ou la parole-camĂ©ra. Entretien de Denis Gheerbrant par Corinne Fortier », in C. Fortier (Ă©d.), Les migrants, ces nouveaux hĂ©ros. QuĂŞte de l’ailleurs, quĂŞte de soi, et crĂ©ations filmiques, Paris (Science and Video. Des Ă©critures multimĂ©dia en sciences humaines, n° 9), en ligne.
Fortier C., 2020 (à paraître), « Exil, gender and empowerment in Jocelyne Saab cinema: Le café du genre and One dollar a day », in M. Rouxel et S. van de Peer (éd.), ReFocus : The Work of Jocelyne Saab: Artist/Activist, Edinburgh, Edinburgh University Press.
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