Sarah Limorté

Yom dhikra al-Nakbeh. Mémoire en actes : entre revendication nationale palestinienne et réalité festive

Synthèse de la présentation du rush projeté lors de la séance du 8 Janvier 2008 du Séminaire « Filmer les mondes arabe, musulman et sémitique ».
Vidéo : Sarah Limorté.

Dans le cadre du séminaire Filmer les Mondes Arabe et Musulman [1], la séance du 8 janvier 2008 a été consacrée à la projection et à la discussion autour du rush « Yom dhikra al-Nakbeh » (Journée commémorative de la “Catastrophe”) que j’ai filmé à l’occasion de la commémoration de la Nakbeh organisée le 15 mai 2007 dans le camp de réfugiés palestiniens de Chatila (Beyrouth, Liban).

Les lignes qui suivent reprennent la présentation que j’ai proposée oralement avant la projection du rush, ainsi que les remarques soulevées par les personnes présentes. Il s’agira donc de contextualiser le document vidéo présenté, d’en analyser certains éléments, ainsi que de souligner quelques interrogations liées à l’utilisation de la caméra au cours d’un terrain de recherche.

Contexte de la prise d’images

Le rush « Yom dhikra al-Nakbeh, entre revendication palestinienne et réalité festive » a été filmé le 15 mai 2007 à l’occasion du 59ème anniversaire de la Nakbeh (la « catastrophe » désigne la création de l’Etat d’Israël en 1948 et l’exil de centaines de milliers de Palestiniens). J’effectuais alors une enquête de terrain (de février à mai 2007) dans le camp de Chatila. Cette enquête s’inscrivait dans le cadre de ma première année de Master de recherche sur les mondes arabe, musulman et sémitique (orientation anthropologie). Le sujet de ma recherche portait sur la construction de l’identité palestinienne dans le contexte particulier du Liban et plus précisément dans le camp de Chatila.

Chatila (Beyrouth)

Chatila (Beyrouth)

Durant les quatre mois que j’ai passés à Beyrouth, j’ai travaillé comme volontaire dans une association du camp (al-Najdeh al-Ijtima‘iyyeh) et j’ai organisé et animé des séances d’ateliers d’écriture avec deux groupes de fillettes âgées de huit à dix-huit ans. Mon travail de recherche s’est basé sur l’analyse de l’ensemble des matériaux recueillis au cours de ces ateliers (textes, dessins) et a abouti à la rédaction d’un mémoire de fin d’année intitulé Les univers de banât al-Najdeh. Enfance, identité et appartenances à Chatila (Beyrouth, Liban) [Mémoire de Master 1, Université de Provence, 2007]. A travers ce travail, j’ai cherché à démontrer comment la construction de l’identité des fillettes se fait à partir de cadres de référence qui dépassent largement le cadre palestinien, même si l’identité palestinienne demeure l’appartenance la plus marquée, la plus consciente et la plus verbalisée. Cela atteste d’une mobilisation forte au sein de la communauté palestinienne de Chatila pour transmettre une mémoire et une identité palestinienne aux nouvelles générations qui grandissent dans le camp.

Le rush présenté vient illustrer l’un des éléments qui entrent en jeu dans ce processus de transmission de la mémoire : celui des festivités et fêtes nationales comme pôles organisationnels de la mémoire.

La commémoration de la Nakbeh est un événement primordial dans ce processus, non seulement du fait de la dimension symboliquement forte de l’événement (la Nakbeh marque la création d’Israël et le début de l’exil forcé) mais aussi parce qu’il représente une occasion privilégiée pour les réfugiés palestiniens de réaffirmer leur droit au retour en Palestine et d’assurer la continuité de la lutte nationale palestinienne.

Filmer sur le terrain : hésitations et contextes

Mon utilisation de la caméra durant les quatre mois de mon enquête de terrain a été très limitée.

Durant les premières semaines suivant mon arrivée à Chatila, je me rendais au camp sans caméra ni appareil photo. Plusieurs raisons ont contribué à cette hésitation à filmer et à photographier au début de mon enquête. Etrangère, nouvellement arrivée et cherchant à « trouver ma place » dans l’environnement du camp, j’ai voulu à tout prix éviter d’être assimilée aux nombreux visiteurs de passage « preneurs d’images » au camp. Les habitants du camp ont émis de nombreuses critiques à l’encontre de ces visiteurs – souvent journalistes – venus « capturer » les aspects les moins réjouissants de la vie dans un camp pour « l’exhiber » au monde par la suite.

La question se pose inévitablement : comment filmer la pauvreté ? Comment éviter une restitution « dramatisante » et spectaculaire réduisant les hommes et les femmes, qui vivent dans des conditions difficiles, à des victimes de ces mêmes  conditions? Comment rendre par l’image la richesse de la vie qui dépasse la question de la pauvreté ? A mon sens, cela est tout simplement impossible si un certain nombre de relations interpersonnelles ne sont pas établies entre filmeur et filmé. J’ai donc, afin d’éviter toute catégorisation fâcheuse dans un sens comme dans l’autre, préféré attendre de « connaître » et d’être « connue » à Chatila pour prendre mes premières images. Mue par le même souci – de pudeur peut-être ? – j’ai commencé par filmer des moments de fête (mariages, festivités) avant de filmer les rues et la vie quotidienne, plus intime à l’intérieur du camp. Je n’ai, à mon grand bonheur, jamais senti que ma caméra gênait.

Ces considérations sont cependant très personnelles. Sans cette peur profonde d’être perçue comme un œil étranger venu capter – non sans un certain vice – des images que l’on préférerait cacher, sans doute aurais-je utilisé ma caméra beaucoup plus tôt. Il est difficile de savoir, a posteriori, si cela aurait occasionné une gêne auprès des personnes du camp.

L’image pour illustrer, l’image pour comprendre.

Si les quelques images que j’ai filmées ne m’ont pas servi pour mon premier travail d’analyse, les re-visionner m’a permis d’y lire un certain nombre d’éléments qui résument, parfois en un geste ou en une parole, plusieurs pages d’analyse.

Dans le rush « Yom dhikra al-Nakbeh, entre revendication palestinienne et réalité festive », un grand nombre d’éléments sont apparus qui viennent éclairer le processus de transmission de la mémoire. Le caractère festif de l’événement et la présence de toutes les tranches d’âges confondues (cf. scènes de danse qui réunissent toutes les générations [10 :21-10 :50, 11 :27-11 :35, 14 :41-14 :50]) illustrent et recréent une forte mobilisation au sein de la communauté du camp et autour de la Palestine. Par ailleurs, la mobilisation des cinq sens (affiches [01 :47-01-50, 14 :17-14-25], préparation de café palestinien [02 :04], chants et slogans, danses [07 :01-07 :10, 13 :20-13 :30]) en fait un évènement extrêmement marquant au niveau sensoriel et affectif.

Le souvenir de la Palestine, qui a été vécue par les Anciens, est transmis aux jeunes générations (cf. scène du vieil homme qui raconte l’exil sous la tente [07 :58-07 :65]. Voir photo ci-dessous).

scène du vieil homme qui raconte l’exil sous la tente

Scène du vieil homme qui raconte l’exil sous la tente

Les enfants construisent ainsi leur appartenance à leur pays d’origine autour d’images et de sensations racontées, transmises et recréées lors d’évènements comme celui-ci (cf. scène de la vieille femme qui nettoie de la mulukhiyya [07 :45-07 :53]). La Palestine est cristallisée à travers différentes images devenues symboles : les tentes représentent l’exil, les grandes clés en carton symbolisent la maison quittée par les ancêtres, le drapeau palestinien en forme de carte de Palestine signifie la patrie, les épis de blé rappellent l’origine rurale des premiers réfugiés, etc. La Palestine est aussi in-corporée et agie : les enfants portent des costumes « traditionnels », des costumes en forme de drapeaux palestiniens, ou encore des costumes blancs de « martyrs ». Leurs visages sont tatoués de drapeaux palestiniens dessinés à la peinture, ou encore du nom de leur village d’origine (voir photo ci-dessous).

Les enfants portent des costumes « traditionnels », des costumes en forme de drapeaux palestiniens, ou encore des costumes blancs de « martyrs ».

Les enfants portent des costumes « traditionnels », des costumes en forme de drapeaux palestiniens, ou encore des costumes blancs de « martyrs »...

Cette Palestine figée, personnifiée, est au centre d’une revendication politique, et les enfants en sont bien conscients. Bien qu’ils profitent de l’ambiance festive pour courir dans tous les sens et jouer, lorsqu’ils se retrouvent face à l’objectif de la camera, ils prennent un air solennel pour reproduire avec fierté le discours de revendication nationale des adultes (cf. discours d’ouverture).

Le fait que pour les enfants l’ambiance festive prenne visiblement le pas sur la nature tragique de la Nakbeh témoigne d’une perte de sens incontestable dans le processus de transmission de la mémoire aux nouvelles générations[2]. L’accent est mis sur l’affectif, que ce soit sur la nostalgie d’un paradis perdu ou sur la violence de cette perte.

Plusieurs personnes présentes lors de la projection du rush ont souligné le caractère extrêmement violent de certains éléments (costumes de martyres, slogans…). Si cette violence ne m’a pas semblé aussi directe que celle qui caractérise d’autres manifestations nationales palestiniennes (ici, les enfants ne portent pas de fausses armes ni de costumes militaires), elle est indéniable. Elle rappelle, dénonce et répond à la violence extrême faite à la Palestine et au peuple palestinien depuis les soixante dernières années. Elle témoigne de la présence réelle d’une « culture de guerre » qui se perpétue comme seule issue pour la revendication nationale palestinienne. La diabolisation des Israéliens (voir photo ci-dessous), comme l’idéalisation de la patrie, s’inscrivent dans une mémoire de l’injustice et du déshonneur qui ont été faits au peuple palestinien et contre lesquels ces derniers doivent réagir.

« Nakbeh »

« Nakbeh »

Les différents éléments présents dans le rush présenté, cités ici de façon extrêmement rapide, amènent à un certain nombre d’interrogations concernant le devenir d’une identité palestinienne dans l’exil. Quelle mémoire les jeunes pourront-ils transmettre, à leur tour, à leurs propres enfants ? Les mythes idéalisant leur pays d’origine et, surtout, les stéréotypes sur l’ennemi ne risquent-ils pas de se renforcer, au détriment d’une nécessaire vision critique de la situation ? Comment envisager, dans un tel cas, la mise en place de négociations sérieuses sur un droit au retour, et de façon plus générale, sur un règlement définitif du conflit israélo-palestinien ?

Pour Bishara Khader, le règlement du conflit passe avant tout par la « destruction des mythes »[3] qui diabolisent l’adversaire du côté palestinien comme du côté israélien. Mais, lorsque ces mythes entrent dans la constitution même de l’identité palestinienne transmise aux nouvelles générations de réfugiés, comment les détruire ? Les jeunes Palestiniens qui grandissent dans l’exil se trouvent devant un dilemme de taille : ne pas prendre le risque de mettre en question cette identité afin d’en repenser les fondements peut entraîner deux scénarii qui menacent sa pérennité même. Le premier, une radicalisation excessive et généralisée du sentiment palestinien, dont nous connaissons déjà les dangers ; et le second, qui peut être une conséquence du premier, un désintérêt progressif des jeunes pour la Palestine, trop éloignée de leurs réalités quotidiennes, ce qui conduirait à un délitement de l’identité palestinienne dans l’exil et, à terme, à sa disparition.

Notes

[1] Master Mondes Arabe Musulman et Sémitique, deuxième année. Séminaire « Filmer les mondes arabe, musulman et sémitique », dirigé par F. Le Houerou et R. Deguilhem.

[2] Il est important de savoir qu’au Liban, on n’apprend pas la Palestine à l’école. Les enfants palestiniens du Liban qui vivent dans les camps (il y en a douze dans le pays) sont scolarisés dans les écoles de l’UNRWA. Ces écoles enseignent le programme libanais, et aucun chapitre du programme d’histoire ou de géographie ne porte sur la Palestine.

[3] Bishara hader (extes coordonnés par), Palestine : mémoire et perspectives, Alternatives Sud, vol. XII, Syllepse, 2005, p. 18.

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