Jean-Louis Triaud

Les Mourides du Sénégal au prisme d’une émission télévisée islamique (France 2)

Historien, Centre d’Etude des Mondes Africains. Intervention au Séminaire « Les images comme sources de connaissance », Programme « Filmer les Mondes arabe et musulman » de l'IREMAM, 10/12/2008, MMSH, Aix-en-Provence.
Cheikh Ahmadou Bamba
Durée : 27:54, Prise le : 22 juin 2003 |Lieu : France-2 - Islam, France
Compte-rendu de la conférence qui s'est tenue au Palais des Congrès de Paris à l'occasion du centenaire du retour d'exil du cheikh Ahmadou BAMBA. Source : Daily motion : https://www.dailymotion.com/video/xz9fw

 

 

Islam et télévision française

Les émissions religieuses de la télévision française

Les étudiants et les chercheurs ne regardent pas toujours les émissions religieuses, comme s’il s’agissait là de « niches » réservées aux différents cultes, situées, en quelque sorte, hors de la vie sociale. Or ces émissions sont aussi des témoins de leur temps. Elles méritent donc attention.

L’émission islamique

L’émission islamique du dimanche matin, tout en s’adressant à un public essentiellement musulman et en reflétant les grands moments de l’année liturgique, veille à donner à cette « tribune » publique, qui attire aussi des non musulmans, une dimension culturelle particulière, en organisant des débats autour de thèmes importants de la pensée islamique et en invitant des universitaires et différents spécialistes.

Elle s’expose d’ailleurs au reproche d’être trop intellectuelle et pas assez « religieuse ». On peut avoir une bonne idée de ces discussions animées en inscrivant sur un moteur de recherche : « France 2 émission islamique », qui renvoie à différents forums.

On note ainsi cette remarque d’un téléspectateur sur le forum « Patrimoine » de France 2 :

« L’émission “Islam” quant à elle, très très souvent se contente d’être une émission de reportage dans un pays islamique. On y parle rarement religion et encore moins de pratique ».

D’autres la trouvent trop élitiste. Ainsi, sur un autre forum, on se plaint d’y entendre :

« des trucs très rébarbatifs et très théoriques (si t’as pas fait des recherches approfondies sur le sujet, t’es paumé !) ».

Nous n’entrerons évidemment pas dans ce débat, sinon pour montrer la difficulté qu’il y a de présenter l’islam à un public où se côtoient des fidèles convaincus et un public plus large qui ne fréquente pas les mosquées et qui, éventuellement, a une image négative de l’univers islamique. Notons qu’il y aussi des téléspectateurs satisfaits et plus positifs sur cette émission.

Autour du film

Confréries et spiritualité

Le 31 août 2008, c’est le Sénégal islamique qui, après le Maroc et d’autres pays musulmans, est présenté comme pays musulman témoin. Le support choisi à cette occasion est un film sur les mourides, une confrérie musulmane du Sénégal : visite guidée et commentée dans les lieux sacrés de la confrérie, interviews de témoins, récitations collectives de chants.

Il s’agit d’un film didactique et apologétique destiné à faire l’éloge d’une confrérie présentée à la fois comme orthodoxe, humaniste, et esthétiquement belle (mosquées, chants, scènes de foule et témoins attachants). A partir de ce document, le chercheur peut s’interroger sur la forme et le contenu, procéder à des « arrêts sur images » et entreprendre un décryptage, c’est-à-dire une analyse – non du contenu de la foi (ce n’est pas son objet) – mais des objectifs, des intentions et des stratégies implicites ou explicites illustrés par ce document.

La réalisation du film

Il apparaît clairement que ce film est le fruit d’une commande faite par des autorités mourides. Seule une rencontre avec les auteurs du film permettra, ultérieurement, d’en savoir plus sur les conditions de sa réalisation. En attendant, il est possible de « faire parler » le film, en étant attentifs à tout ce qu’il nous indique.

Ce document, dont les droits sont la propriété de France 2, est daté d’octobre 2007. Sa durée est de 29 minutes 16. Il est signé de deux auteurs : Boualem Gueritli, réalisateur algérien connu et engagé, et Didier Bourg, un converti français, journaliste et militant associatif, collaborateur régulier de l’émission islamique de France 2. Tous les deux sont connus pour leurs positions démocratiques, hostiles au fondamentalisme, à l’intolérance et aux abus de pouvoir.

On peut comprendre que la présentation d’une confrérie comme celle des Mourides, à laquelle le président de la République du Sénégal, Abdoulaye Wade, est d’ailleurs lui-même affilié, procède d’une tendance plus large qui vise à valoriser l’islam « mystique », tranquille et tolérant, face aux courants radicaux.

Place à l’islam « noir »

On peut comprendre également que, dans le paysage islamique français, très diversifié, mais dominé par une majorité de fidèles originaires du Maghreb, une place doit aussi être faite aux musulmans originaires d’Afrique subsaharienne, devenus nombreux et parfois considérés de façon condescendante par les premiers.

Présenter le Sénégal islamique est donc une manière de faire une place à l’ « islam noir » dans cette émission, qui a une fonction de représentation de l’ensemble de la communauté musulmane en France.

Le mouridisme

Qu’est-ce qu’une confrérie musulmane ?

C’est une organisation de fidèles rassemblée autour du charisme d’un personnage ou d’une famille réputés saints et pris comme intermédiaires avec l’ordre divin. Il existe de très nombreuses voies de ce type à travers l’ensemble du monde musulman, certaines régionales, d’autres implantées beaucoup plus largement.

La confrérie mouride

La confrérie mouride n’est pas une confrérie comme les autres. Du côté francophone, elle est souvent la seule confrérie subsaharienne connue, au moins de nom, par le grand public, jusqu’à devenir, de façon excessive, le modèle même de la confrérie musulmane subsaharienne, alors que – quelles que soient ses implantations ailleurs – elle est avant tout sénégalaise. Même au Sénégal, elle n’est pas majoritaire (puisque les fidèles de la Tijaniyya, une autre grande confrérie, y sont numériquement plus importants), mais son dynamisme et sa politique de communication lui donnent une forte visibilité. Elle est ainsi devenue un modèle de ce que l’on appelle, avec facilité, l’ « islam noir ».

Pour des raisons qui tiennent à son histoire et à l’attitude de certains de ses membres, l’orthodoxie de cette confrérie fut, en outre, parfois mise en doute. Ces polémiques sont aujourd’hui dépassées, mais on retiendra que ce particularisme a aussi contribué à attirer l’attention sur elle.

La légende mouride

Il y a une « légende mouride. Cette légende est entièrement centrée sur la figure d’Amadou Bamba, son fondateur. Cette notoriété est illustrée par les moteurs de recherche sur Internet : en tenant compte des différentes orthographes de son nom (Amadou, Amadu, Ahmadu), on trouve environ 70 000 entrées en français et en anglais sur Google.

Amadou Bamba est né, vers1853, dans une famille maraboutique, à Mbacké, un petit village du Baol, un des royaumes sénégalais de l’époque, placé au centre du pays, dont la ville principale est Diourbel, à 150 km à l’est de Dakar. Ce nom d’origine de Mbacké va désormais être porté par tous ses descendants. Le nom de famille Mbacké qualifie aujourd’hui une appartenance au lignage du fondateur.

Le père d’Ahmadou Bamba, Samba Kâ, est à la tête d’un lignage religieux déjà influent localement. A sa mort, en 1881, il a désigné Ahmadou comme son successeur, bien qu’il ne fût pas l’aîné. Amadou Bamba, qui a suivi des études religieuses en Mauritanie actuelle et acquis un capital savant, jouit aussi d’un charisme qui attire les foules.

« Dieu m’a donné l’ordre de proclamer que je suis un refuge, une protection, un asile, afin que ceux qui désirent le bien ici-bas et dans l’autre monde, cherchent refuge auprès de moi » annonce-t-il aux fidèles venus en masse l’écouter.

Vers 1891 – alors qu’il a atteint quarante ans, âge symbolique – il reçoit, dans la brousse, une révélation du Prophète restée en partie mystérieuse. Ce site est réputé celui sur lequel la mosquée centrale du mouvement, celle de Touba, fut construite ultérieurement.

C’est l’époque du choc colonial. En 1886, le dernier roi sénégalais, Lat Dior, « damel » du Cayor, aujourd’hui héros national, est tué au combat face aux troupes françaises, et toute résistance armée est désormais terminée. La légende rapporte que Lat Dior et Amadou Bamba, dont la famille était familière de sa cour, s’étaient rencontrés avant la bataille : image symbolique, l’opposant armé va laisser la place à l’homme du refuge spirituel. La ferveur des populations autour de ce nouveau prédicateur est une réponse à la conquête coloniale. Amadou Bamba leur offre une promesse spirituelle, en compensation aux malheurs des temps. Il n’y a pas de projet politique chez lui, mais son charisme en fait un sauveur.

L’administration française s’en inquiète, et c’est le début d’une longue répression qui ne fera que grandir sa figure et son aura de sainteté. Il est successivement déporté au Gabon (1895-1902), puis placé en résidence surveillée en Mauritanie, sous le contrôle de shaikh Sidiyya Baba, un de ses maîtres, shaykh réputé, allié aux Français (1902-1907), ensuite dans le village sénégalais de Cheyen (1907-1912).

Lorsque l’administration coloniale constate qu’il y a plus d’inconvénients à le laisser en exil qu’à le laisser revenir, il rentre dans son pays, à Diourbel, en 1912, entouré de nouvelles foules ferventes. Des personnalités multiples se sont entremises du côté français et sénégalais pour arriver à ce résultat. Des assurances sont données. Un compromis est trouvé.

Des récits de miracles accompagnent cette longue errance forcée, qui contribuent à renforcer sa légende. Le plus connu rapporte comment, se voyant refuser le droit de prier par le capitaine du navire qui l’emmène au Gabon, il sauta par dessus bord, et étendit son tapis sur l’océan pour prier en paix. L’iconographie pieuse s’est emparée de cette scène.

Sans rupture avec ses maîtres de la confrérie Qâdiriyya, une des plus anciennes confréries musulmanes dont il est issu, Amadou Bamba donne naissance à une nouvelle voie. Celle-ci et ses fidèles viennent à être désignés sous le nom de « mourides ». Murid, littéralement l’aspirant, est, en fait, un nom commun désignant un disciple entrant dans une voie soufie, mais il va, dans ce contexte là, s’appliquer plus précisément aux membres de cette nouvelle voie, attachés à la personne d’Amadou Bamba.

De 1912 à 1927, date de sa mort, Amadou Bamba s’installe à Diourbel, au cœur du Baol, où il étudie, rédige des poèmes pieux et reçoit ses fidèles. Diourbel occupe une place importante dans le film. Amadou Bamba consacre aussi les dernières années de sa vie à un projet qui verra le jour après lui : la construction d’une grande mosquée à l’endroit de sa révélation mystique, un lieu qu’il appellera Touba, du nom d’un arbre du paradis, selon un hadith du Prophète rapporté par al-Bukhari. La mosquée monumentale de Touba, en bonne place, dans le film est une des icônes de la confrérie. Certains fidèles excessifs ont même fait du pèlerinage annuel à Touba (le Magal) un substitut ou un équivalent du pèlerinage à La Mecque.

Ainsi Amadou Bamba combine-t-il les figures du saint, du résistant désarmé à la situation coloniale, et aussi de l’homme du compromis nécessaire. Qu’il soit devenu un interlocuteur de la puissance coloniale ne fait que grandir son prestige aux yeux des fidèles, qui y voient une reconnaissance de sa puissance de la part des Français. De son côté, Amadou Bamba apporte son soutien aux campagnes de recrutement de soldats africains par l’armée française pendant la Première Guerre mondiale. Il favorise la colonisation agricole du centre du Sénégal, fournissant ainsi une culture d’exportation, celle de l’arachide, à l’économie coloniale. Pour tous ses services, Amadou Bamba recevra, en 1918, la croix de la Légion d’Honneur, qu’il ne portera pas.

L’économie mouride

L’enseignement mouride accorde une place centrale au travail (plus qu’aux retraites mystiques). D’autre part, la soumission totale au cheikh ou à ses grands disciples est exigée, en échange d’une promesse de protection mystique dans ce monde et de salut dans l’autre.

Si l’on combine l’obligation de travail à celle de soumission spirituelle au maître, on aboutit à cette conséquence centrale que le travail au service d’un cheikh, donc la culture de ses champs, devient une caractéristique de la piété mouride. La production d’arachide enrichit les familles maraboutiques, mais elle fournit aussi quelques ressources aux disciples qui reçoivent leur propre champ et fonctionnent dans un cadre protégé. Ainsi acquièrent-ils cette autonomie de subsistance que voulait le fondateur.

Ce sont surtout les principaux disciples qui ont donné à l’enseignement du fondateur une application économique et ont commencé à en retirer des bénéfices substantiels. On est là au cœur du dispositif de l’économie spirituelle mouride, qui rendra ensuite perplexes bien des anthropologues et économistes des années 1960-1980, nourris des catégories marxistes. Dans un livre de référence, Jean Copans appelle précisément les Mourides, « les marabouts de l’arachide ». Les chercheurs en sociologie et en économie, fascinés par ce modèle étonnant, multiplient, dans les années 1970, les travaux sur l’économie mouride, contribuant aussi à sa notoriété et à sa visibilité.

L’enseignement d’Amadou Bamba concentré sur cette injonction concrète – Va travailler – correspondait aux besoins du moment : l’expansion de la culture de l’arachide dans les nouvelles terres de colonisation agricole mouride, parfois aux dépens des habitants déjà en place, donnait de la terre, du travail et des ressources aux fidèles.

Le système mouride était désormais en charge de l’ordre social, en mettant les fidèles aux travaux agricoles et en les encadrant. Tout en constituant une sorte d’« enclave spirituelle », un dâr al-islam régional, la confrérie devenait un relais de l’Etat colonial, sorte d’indirect rule à la britannique, où chacun trouvait son intérêt. Elle fit désormais figure d’ « Etat dans l’Etat », incontournable interlocuteur des pouvoirs, coloniaux, puis indépendants, jusqu’à avoir un de ses fidèles, le président Abdoulaye Wade, élu à la présidence de la République, en 2000, puis réélu en 2007.

Retour au film

On ne comprendrait pas toute la signification de ce film si l’on ne faisait pas un « arrêt sur images » particulier sur la figure de celui qui en est le principal héros – au point que l’on puisse considérer ce film comme une œuvre à sa louange et en son honneur.

Il s’agit de cheikh Bethio Thioune. Plusieurs images du film présentent ce personnage « en majesté » sur un fauteuil de « chef » et montrent des fidèles dévoués à sa personne par leurs attitudes physiques, leurs gestes et leurs déclarations. C’est donc lui la figure emblématique du film. Ce chef spirituel représente, en fait, une figure controversée du mouridisme contemporain. Pour comprendre ces controverses, il convient d’en préciser l’origine structurelle.

Oppositions et tensions en confrérie

Tout d’abord, contrairement à une vision simpliste de ce qu’est une confrérie, ce type d’organisation n’est qu’apparemment centralisée. Toute confrérie est constamment soumise à des querelles segmentaires, à des mouvements disruptifs, à des compétitions entre prétendants, entre frères, cousins et neveux, mais aussi entre héritiers des familles saintes et grands disciples qui revendiquent la supériorité du lien mystique avec le maître sur l’héritage par le sang.

Le conflit autour de la succession du personnage central de la confrérie, celui qu’on appelle le « khalife général des mourides », et qui est, comme tel, successeur d’Amadou Bamba, est au cœur de ces dissensions. Une tension particulière oppose, à chaque succession, les frères et le fils aîné de chaque défunt. Dans la tradition sénégalaise, on épuise généralement toute la ligne des frères avant de passer à la génération suivante, celle des fils.

Après la mort d’Amadou Bamba, il y eut, à chaque fois, un conflit de ce type, au point que certains candidats évincés se posèrent en khalifes alternatifs et pratiquement dissidents. En dépit des conflits, la succession qui s’imposa fut, pendant 80 ans, celle des fils successifs d’Amadou Bamba. De 1927 à 2007, cinq fils d’Amadou Bamba occupèrent successivement la fonction de khalife général. La mort du dernier des fils, Serigne Saliou Mbacké, en 2007, ouvrait à une nouvelle période dans l’histoire du mouvement ; après le règne des fils, commençait celui des petits-fils. Si l’on considère que la « baraka » du Fondateur peut avoir tendance à s’affadir à chaque nouvelle génération, si elle n’est pas réanimée, il s’agit donc d’un tournant majeur dans l’histoire de la confrérie.

C’est le plus âgé des petits-fils d’Amadou Bamba, Serigne Mouhammadou Bara Mbacké (né en 1921) qui accède alors à la direction de la confrérie. D’aucuns considère que sa légitimité n’est plus celle de la première génération. Cheikh Bethio Thioune est l’un de ceux-là.

Cheikh Bethio Thioune

Cheikh Bethiou Thioune est un grand disciple qui se réclame d’une autre légitimité. Proche du khalife défunt, Serigne Saliou Mbacké, dont il était un ami d’enfance et qui l’avait nommé cheikh, Cheikh Bethiou se prévaut de liens quasi mystiques avec celui-ci. Par là, il se considère détenteur d’une légitimité supérieure à celle du petit-fils en place auquel il ne reconnaît qu’une légitimité temporelle.

La légitimité de Cheikh Bethio est pourtant exposée à des contestations. Il n’est pas membre de la famille Mbacké, il n’a pas fait d’études islamiques poussées et il est francisant, issu de la haute fonction publique sénégalaise. Il n’a donc, ni par la lignée, ni par sa formation, ni même par son style, le profil d’un marabout traditionnel. C’est un ancien élève de l’Ecole nationale d’administration et de la magistrature (ENAM), devenu administrateur civil au sommet de l’échelle des grades.

Il a été élevé au grade de cheikh par Serigne Saliou Mbacké en 1987. Bethiou Thioune est donc présenté par ses disciples comme un « chef sur le plan temporel et un cheikh sur le plan spirituel » : chef et cheikh à la fois. Bénéficiant de la confiance du précédent khalife général auprès de qui il revendique 60 ans de compagnonnage, cheikh Bethio se flatte d’incarner un modèle de relation entre maître et disciple. Parmi les révélations que Saliou Mbacké aurait faite à cheikh Bethio, on trouve cette version: « Ma relation à toi peut être assimilée au rapport entre deux vases dont on prendrait un pot pour verser du contenu de l’un dans l’autre. Tu ne peux en connaître que les gouttes d’eau qui tombent entre les deux vases. Ce que j’ai mis en toi n’est connu que de mon Seigneur ».

Mais ce lien mystique n’est pas son seul garant. Cheikh Bethio est ce qu’on appellerait, en sociologie, un « entrepreneur religieux ». D’autres ressources complètent son capital charismatique. En 2007, il s’impose sur la scène politique en se lançant dans la bataille électorale dans sa ville natale de Thiès, une grande ville entre Dakar et Touba. Il s’agit de combattre la mainmise sur cette ville d’Idrissa Seck, un opposant au pouvoir, considéré comme imbattable, et donc de contribuer à la réélection du président Wade, lui-même mouride. En usant de moyens que certains ont contesté (il avait, écrivent des journalistes, des partisans musclés), Cheikh Bethio a été un des grands artisans de la reprise de la ville de Thiès par Abdoulaye Wade aux élections présidentielles de 2007. C’est un nouveau titre de notoriété du cheikh mouride engagé dans la lutte politique.

Voici donc le personnage qui est le héros de ce film : un prétendant à l’autorité au sein de la confrérie mouride : « un des plus hauts dignitaires actuels du mouridisme », est-il dit dans le film. Dans ce document, c’est le nom du khalife général Saliou Mbacké qui est mentionné à plusieurs reprises.

Or ce film est daté d’octobre 2007. Serigne Saliou est décédé peu de temps après, en décembre 2007. En projetant le film sans autre commentaire ni précision en août 2008, on ignore donc son successeur et on continue à célébrer le dernier des fils. Rien ne permet de penser que c’était là l’intention des responsables de l’émission télévisée. C’est plutôt le fruit des circonstances : ce film était disponible. Mais la chronologie montre que ce film a été conçu comme un instrument de promotion de ce secteur de la confrérie à un moment où le Serigne protecteur approchait de sa fin et où les luttes internes de pouvoir étaient avivées par cette situation.

La mise en scène de Cheikh Bethio : le maître et ses disciples

Ce décryptage étant fait, on peut alors considérer la manière dont le personnage central et ses disciples sont « mis en scène ». Il y a bien, derrière ces images, des objectifs et de la stratégie en action.

On notera tout d’abord une option clairement francophone. Tous les propos et certaines inscriptions majeures (une devise murale sur le travail, une banderole à l’entrée du lieu de prédication de Cheikh Bethio, dans le champ de la camera) sont en français. Le film est donc à destination de spectateurs francophones, au Sénégal et en France, voire au-delà, et non d’un public populaire de langue wolof. Ce sont des élites nationales et des destinataires d’autres pays qui sont ciblés.

Les interviews de disciples dans le film illustrent bien ce ciblage : un étudiant en médecine de quatrième année, une étudiante en droit qui se destine à être avocate. Cheikh Bethio souhaite recruter parmi les francophones et donner une représentation moderne de ceux qui le suivent. Par là, il compense un déficit d’adhésion parmi les mourides « historiques », ceux qui sont nés dans la confrérie, tout en occupant un « créneau » porteur. Il vise à recruter dans des couches sociales nouvelles, notamment celles qui sont éduquées, et donc s’attacher des cadres francisants, à l’image de son propre parcours.

Un disciple tunisien sert de « témoin maghrébin » : il est devenu à la fois sénégalais et mouride et dit son admiration pour Amadou Bamba et son œuvre. Comme cheikh Bethio, c’est un disciple de Serigne Saliou, auquel il doit son entrée dans la voie. Plus tard dans le film, on voit une assemblée de disciples qui attendent Cheikh Bethio. Celui-ci arrive avec ses assistants, téléphone portable à l’oreille. Les fidèles se mettent en rang, certains à genoux (on pense aux catholiques venant recevoir l’hostie). La future avocate raconte, dans un style très « évangélique » (au sens des mouvements évangéliques actuels) son passage, grâce au cheikh, d’une vie frivole à une vie pieuse. Une autre, au pied du cheikh, attend ses bénédictions et ses conseils. Tout converge vers le cheikh sur son « trône ».

Cheikh Bethio énonce ses convictions en français devant la camera. Comme quelqu’un qui a lu, ou aurait lu indirectement, Guénon, il parle d’un au-delà de l’islam et des rites, qui est la « tradition primordiale », un concept universaliste sans doute puisé dans des ressources francophones. La posture et l’accent rocailleux donnent de lui l’image du « chef et cheikh », par lequel on le désigne souvent.

Conclusion

Organisation adaptative, passée du monde rural aux grandes villes au tournant des années 1980, la confrérie mouride est devenue, dans la foulée, très active dans l’émigration en Europe et en Amérique du Nord.

L’organisation aspire en même temps à devenir la grande confrérie nationale, ce qu’elle n’est pas par le nombre des fidèles, mais ce qu’elle peut devenir par sa propagande inlassable, par son dynamisme économique, par sa position centrale dans le pays et par son lien privilégié avec le monde wolof, dont la langue est devenue, de fait, la langue nationale du pays.

Décembre 2008

 

Retour sur images

 

Le lundi 9 février 2009, une nouvelle présentation de ce film a eu lieu à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, à Paris, à l’invitation de deux séminaires du Centre d’Études Africaines, celui de Jean-Claude Penrad sur les questions d’images et de films ethnographiques, et celui de Marie Miran sur l’islam subsaharien.

Les deux réalisateurs du film, Didier Bourg et Boualem Guéritli nous ont fait, à cette occasion, l’honneur de leur présence, et nous ont permis de préciser plusieurs points qui avaient suscité les interrogations des étudiants et des chercheurs, à Aix et à Paris, et aussi de corriger une ou deux inexactitudes.

Tout d’abord, ce film avait déjà fait l’objet d’une première diffusion en octobre 2007, donc quelques semaines après son montage, et alors que le khalife général Serigne Saliou Mbacké était toujours en fonction. C’est lors de la diffusion d’août 2008 que l’arrivée d’un nouveau khalife général, Serigne Bara Mbacké, n’a pas été signalée.

Ce film ne résultait pas d’une commande d’une autorité mouride, comme nous le pensions dans un premier temps. La commande venait de France 2, dans le cadre de l’émission Islam. Les auteurs ont eu, en fait, très peu de temps pour le réaliser : 4 jours. Ils ont donc utilisé leurs réseaux de relations déjà existant. Le « fixeur », comme on dit, c’est-à-dire le correspondant privilégié des auteurs sur place, était le disciple tunisien que l’on voit dans le film, M. Fahmi. C’est lui qui a préparé les contacts, et, notamment, orienté les réalisateurs vers la personnalité de Cheikh Bethio Thioune et celle de Atou Diagne, le premier, controversé, comme nous l’avons rappelé, et le second, chef du Hizbut Tarqiyya (un secteur étudiants-intellectuels-cadres francophones du mouridisme) lui aussi. Il vient d’ailleurs de faire l’objet, fin janvier 2009, d’une mise en cause virulente de la part d’une partie de sa base qui l’accuse de « despotisme » et qui a fait appel au khalife général. L’avantage de ces interlocuteurs pour les réalisateurs était leur francophonie – condition nécessaire pour une émission destinée au public de France 2.

Les auteurs nous ont indiqué que Cheikh Bethio Thioune fut d’abord très réticent à se laisser filmer. Il fallut plusieurs heures pour le convaincre. Prudence de sa part ou souci de se faire « désirer » et attendre, ajouterons-nous. Difficile de le dire. Il y eut ensuite plusieurs tournages dans la même journée, avec des variations de lumière. Ainsi, en fin de journée, il n’y avait pas assez d’éclairage. Il fallut, nous ont-ils dit, improviser et « filmer au milieu de nulle part » (paysage de brousse en arrière-fond). Le fauteuil sur lequel « trône » le cheikh résultait lui aussi d’une telle improvisation. Il fut choisi « sur le tas » par le cinéaste qui cherchait une solution pour « positionner » le cheikh devant lui. Les vues furent donc prises au milieu de ces différentes contraintes. Ahmed Guéritli, le cinéaste, aime dire qu’il « filme comme regarde un enfant », c’est-à-dire avec curiosité, mais sans intention préconçue. Le cheikh n’eut donc pas un traitement spécial, mais il fut mis en scène dans ce contexte de retard, de hâte et d’improvisation – qui est d’ailleurs le lot des cinéastes en bien d’autres occasions. Les réalisateurs se défendent eux-mêmes de toute volonté de « prise de position » sur les personnages filmés, qui serait, de leur point de vue, tout à fait contre-productive. Mais l’inconscient peut-il aussi jouer son rôle ?

Tout en étant conscient des « particularités » de cette mouvance mouride (quelques anecdotes à l’appui), les réalisateurs n’avaient pas une connaissance détaillée du rôle de Cheikh Bethioune dans le monde mouride sénégalais. C’est sur ce point que les chercheurs peuvent apporter des commentaires utiles, en replaçant ainsi une œuvre de circonstance dans un contexte plus vaste.

La confrontation avec les auteurs du film est aussi un rappel aux chercheurs à ne pas surinterpréter les documents dont ils disposent (qu’il s’agisse d’ailleurs d’images ou de textes). Là où il pouvait sembler y avoir « préméditation », il ne reste plus qu’un enchaînement d’initiatives adaptées à une situation où les exigences techniques et les contraintes concrètes l’emportent sur des intentions délibérées. En d’autres termes, ce film qui peut sembler être à la gloire, quoique de façon ambiguë, de cheikh Bethio Thioune, a fait de lui son acteur principal au hasard des contacts et sans volonté délibérée, ni de la part des réalisateurs, ni de la part de ce dernier.

On nous a également indiqué que ce film n’avait pas été visionné par les participants avant sa diffusion. Ce n’est donc pas une « commande ». Il ne s’agit pas davantage d’un film « ethnographique », dont les exigences et les objectifs seraient profondément différents. On pourrait parler d’une œuvre de journalisme religieux, dont l’objectif déclaré était celui d’une présentation positive et esthétiquement réussie d’un secteur de l’islam subsaharien. Mais la mise en scène de certains acteurs majeurs, au hasard de l’enquête, déborde les intentions des auteurs et autorise à une autre lecture contextualisées. Cela devient un regard original sur un cheikh mouride entreprenant.

Jean-Louis Triaud, 12 février 2009

Les Mourides, repères bibliographiques

Une bibliographie complète sur les Mourides compterait plusieurs centaines de titres. Cette liste ne prétend donc pas être exhaustive, mais elle recense, sur plusieurs générations, certains des principaux travaux sur la question et elle donne des orientations multiples dans des registres variés.

Cheikh Oumar BA, Ahmadou Bamba face aux autorités coloniales (1889-1927). Dakar, IFAN, 1982,

Sophie BAVA, « Les Cheikhs mourides itinérants et l’espace de la ziyara à Marseille ». Anthropologie et Sociétés [Université Laval, Québec], vol. 27, n° 1, janvier 2003, pp. 149-166.

Sophie BAVA, « Entre Touba et Marseille : le mouride migrant et la société locale », dans Momar Coumba DIOP, La société sénégalaise entre le local et le global, Paris, Karthala, 2002, pp. 579-592.

Sophie BAVA et Danielle BLEITRACH, « Islam et pouvoir au Sénégal : Les mourides entre utopie et capitalisme », Le Monde Diplomatique, 1995.

Jean COPANS, Les marabouts de l’arachide. La confrérie mouride et les paysans du Sénégal, Paris, Sycomore, 1980

Fernand DUMONT 1975, La Pensée religieuse de Cheikh Ahmadou Bamba, Dakar-Abidjan, Nouvelles Editions Africaines, 1975.

Victoria EBIN, « A la recherche de nouveaux “poissons”. Stratégies commerciales mourides par temps de crise », Politique Africaine, n° 45, mars 1992, pp. 86-99.

Cheikh GUEYE, Touba, la capitale des Mourides, Paris, Karthala, 2002

Donal, Cruise O’Brien, The Mourides of Senegal, Oxford, Clarendon Press, 1971.

Jean-François HAVARD, Le “phénomène” Cheikh Bethio Thioune et le djihad migratoire des étudiants sénégalais “Thiantakones” », in BAYART J.-F., ADELKHAH F., Migrations et anthropologie du voyage, Paris, AFD, 2007.

Texte en ligne : http://www.fasopo.org/publications/anthropologievoyage_jfh_1206.pdf

Vincent MONTEIL, « Une confrérie musulmane : les Mourides du Sénégal », dans Esquisses sénégalaises, Dakar, IFAN, 1966

Charlotte PEZERIL, Islam, mysticisme et marginalité : les Baay Faal du Sénégal, L’Harmattan, Paris, 2008

Ottavia SCHMIDT DI FRIEDBERG, Islam, solidarietà e lavoro. I muridi senegalesi in Italia. Turin, Edizioni della Fondazione Giovanni Agnelli, 1994

Fatimata SOW, Les Logiques de travail chez les Mourides, Université Paris I, Mémoire de DEA, 1998
http://www.dhdi.free.fr/recherches/etudesdiverses/memoires/sowmemoir.htm, avec une bibliographie substantielle.

Cheikh Tidjane SY, La confrérie sénégalaise des Mourides, Présence Africaine, 1969.

Voir aussi les travaux de Christian Coulon sur confrérie et politique, et ceux de Gérard Salem, Moustapha Diop, Ibou Sane sur les activités économiques, l’émigration et les réseaux internationaux mourides.

Jean-Louis Triaud
Jean-Louis Triaud
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