N° 2 > 2010 | Violences faites aux femmes

Claire Fourçans

De la répression par les juridictions internationales des violences sexuelles pendant les conflits armés? Rappel de quelques exemples récents

Claire Fourçans rappelle, à travers plusieurs exemples de procès (Tribunaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie, le Rwanda, République démocratique du Congo…), l'évolution de la répression par les juridictions pénales internationales et montre l'extrême difficulté à rendre compte du caractère planifié au plus haut niveau de certaines violences faites aux femmes.

Bien que le phénomène du viol comme arme de guerre soit loin d’être récent, sa répression ne s’est imposée qu’à la fin du XXe siècle. Les premières juridictions pénales internationales chargées de juger les criminels de guerre ont vu le jour après la Deuxième Guerre mondiale et ne se sont pas démarquées des juridictions nationales sur ce terrain : le Tribunal militaire de Nüremberg et son homologue pour l’Extrême-Orient, le Tribunal de Tokyo, ne se sont faits que très peu l’écho des violences sexuelles commises par les forces de l’Axe. Les années soixante-dix ont certainement entraîné une révolution dans la perception des violences sexuelles. Le mouvement féministe a fait de la lutte contre le viol l’une des illustrations de la domination de l’homme sur la femme. La modification de nombreux droits nationaux a résulté de cette approche rééquilibrée des rapports de sexe. Les violences sexuelles sont donc en quelque sorte « sorties du placard » grâce à la persévérance des féministes anglo-saxon(ne)s puis européen(ne)s. Les juridictions internationales, après les tribunaux nationaux, ont accordé une attention grandissante aux violences sexuelles.

Au début des années quatre-vingt-dix, un journaliste américain rapporte, le premier, l’utilisation du viol comme arme de guerre en ex-Yougoslavie. Des femmes seraient détenues dans des camps de viols et réduites en esclavage sexuel. Les experts internationaux envoyés sur place pour enquêter sur les violations des Droits de l’homme confirment l’importance et l’horreur du phénomène. Leurs constatations sont transmises au Procureur du tout jeune Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Quelques mois plus tard, en 1994, le génocide rwandais au cours duquel la très grande majorité des femmes tutsies aurait été violée puis tuée, fait des milliers de morts. Certaines femmes auraient été volontairement contaminées par le virus VIH/SIDA.

Bâtiment de la Cour pénale internationale, La Haye, Pays Bas © ICC-CPI
Bâtiment de la Cour pénale internationale, La Haye, Pays Bas © ICC-CPI

Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) est le premier à avoir reconnu que les violences sexuelles étaient constitutives de crimes internationaux. En 1998, dans l’affaire Akayesu, les viols commis dans la commune de Taba ont été considérés comme permettant de perpétrer le génocide. Deux ans plus tard, A. Musema, directeur d’une usine à thé dans la préfecture de Kibuye, a été condamné pour viol en tant que crime contre l’humanité et élément du génocide. Mais, le caractère planifié à l’échelle du pays des violences sexuelles n’a pas véritablement été mis en lumière par ce Tribunal.

De son côté, le TPIY a d’abord reconnu la qualité de crimes de guerre aux violences sexuelles commises dans les affaires Tadic (1997), Delalic (1998) et Furundzija (1998). L’affaire emblématique de la répression des violences sexuelles commises sur le territoire ex-yougoslave est l’affaire Foca (février 2001). Trois militaires serbes ayant détenu des femmes dans des centres de détention improvisés, dans des appartements et des hôtels ont été condamnés pour leur avoir fait subir des viols répétés, collectifs et pour les avoir réduites en esclavage sexuel allant même jusqu’à les vendre. Le champ de cette affaire ne dépassait cependant pas les frontières de la commune de Foca.

L’utilisation des violences sexuelles comme moyen de persécution sur le territoire de Bosnie a été incidemment reconnue dans les affaires Plavsic et Krajisnic, deux hauts responsables politiques des Serbes de Bosnie. Le procès contre R. Karadzic, également haut responsable politique des Serbes de Bosnie, rend envisageable que soit condamné le phénomène des viols en tant qu’instruments de mise en œuvre de la purification ethnique.

Parallèlement, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL) a rendu un premier jugement en juin 2007 et un deuxième le 25 février 2009 qui condamnent l’esclavage sexuel (crime de guerre), les viols (crime contre l’humanité) et la pratique des mariages forcés commis par les troupes de l’Armed Forces Revolutionary Council et du Revolutionary United Front. Le dernier procès encore en cours a pour accusé Charles Taylor, ancien président du Libéria, qui est poursuivi pour viols, violences sexuelles et esclavage sexuel de filles et de femmes pendant le conflit sierra léonais. L’ensemble de ces jugements permettra peut-être de rendre compte de l’utilisation généralisée des violences sexuelles pendant ce conflit.

La Cour Pénale Internationale (CPI), seule juridiction pénale internationale permanente et à vocation universelle, a ouvert en janvier 2009 son premier procès sans charges évidentes de violences sexuelles. Thomas Lubanga Dyilo est poursuivi uniquement pour la conscription et l’enrôlement d’enfants soldats dans la région de l’Ituri en RDC. Ces charges réduites de l’avis des ONG de défense des droits de l’Homme ont fait l’objet de nombreuses critiques. Elles ont également provoqué un certain nombre de rebondissements judiciaires devant les juges de la Cour :

Les avocats des victimes se sont emparés d’une disposition du Règlement de la Cour (la norme 55) qui permet à la Chambre de première instance de requalifier les faits qui font l’objet de la poursuite en avançant que les mauvais traitements et la réduction en esclavage sexuel de jeunes filles étaient inclus parmi les faits produits contre T. Lubanga Dyilo et que ces crimes devaient être compris comme faisant partie intégrante de la pratique de l’enrôlement et de la conscription d’enfants. La défense a objecté qu’il s’agissait ici d’ouvrir de nouvelles charges contre l’accusé dont elle n’était pas informée et auxquelles elle n’avait pas pu se préparer. Les juges de la Chambre se sont divisés sur cette question. Deux d’entre eux ont donné raison aux avocats des victimes alors que le Président de la Chambre optait pour une approche favorable aux droits de la défense. La Chambre d’appel a été en fin de compte saisie de la question et a estimé que la norme 55 ne pouvait être utilisée pour inclure de nouvelles charges à une affaire déjà bien avancée dans la phase de jugement. La Chambre de première instance a ensuite estimé que les mauvais traitements et la réduction en esclavage sexuel de jeunes filles ne pouvaient être considérés comme inclus dans les charges et décrits parmi les faits qui faisaient l’objet des poursuites contre l’accusé. Ces différents aléas judiciaires démontrent, à eux seuls, l’extrême sensibilité du débat autour de l’absence des violences sexuelles dans les poursuites contre le premier accusé devant la Cour pénale internationale.

Salle d’audience I – Aff. Le Proc. c. Thomas Lubanga Dyilo © ICC-CPI
Salle d’audience I – Aff. Le Proc. c. Thomas Lubanga Dyilo © ICC-CPI

À l’inverse, la deuxième affaire, celle contre G. Katanga et M. Ngudjolo, porte sur l’attaque d’un village de la région de Bunia, en Ituri (RDC), au cours et à la suite de laquelle des actes de violences sexuelles auraient été commis. Des femmes auraient été violées et/ou réduites en esclavage sexuel par les militaires qui les auraient enlevées puis utilisées comme « épouses ». Cette affaire est entrée en phase de procès en novembre 2009. Le procès puis le jugement permettront de savoir si les faits sont avérés et si les juges décident de prononcer des condamnations pour crimes de guerre et/ou crimes contre l’humanité. Cette affaire est la première dans laquelle les juges de la CPI auront à se prononcer sur des charges de violences sexuelles. Elle présente cependant un champ temporel et géographique très limité.

Un troisième procès devrait s’ouvrir fin avril 2010. Celui-ci pourrait conduire les juges à se prononcer sur l’utilisation de viols « comme arme de guerre ». Il s’agit du procès de Jean-Pierre Bemba, ancien vice-président et sénateur de la République démocratique du Congo (RDC), dont la responsabilité en tant que supérieur hiérarchique est avancée par le Procureur pour des actes commis par ses troupes lors de combats en République centrafricaine (RCA) en 2002-2003. D’après la Chambre préliminaire qui a confirmé les charges de viols, « les viols répétés étaient utilisés comme méthode visant à terroriser la population », et ils auraient été commis « lors de la progression des troupes du MLC sur le territoire de la RCA ou de leur retrait de ce pays »((CPI, Chambre préliminaire, Le Proc. c. J.-P. Bemba, Décision rendue en application des alinéas a) et b) de l’article 61-7 du Statut de Rome, relativement aux charges portées par le Procureur à l’encontre de Jean-Pierre Bemba Gombo, ICC-01/05-01/08-424-tFRA, 15 juin 2009, §188.)).

La Chambre de première instance aura à se prononcer sur la responsabilité éventuelle de J.-P. Bemba à l’égard des viols qu’auraient commis ses soldats. Il sera intéressant de voir comment pourrait être mise en œuvre sa responsabilité en tant que supérieur hiérarchique, qui est une responsabilité par omission (elle s’applique aux commandants civils et militaires qui ont laissé faire ou n’ont pas réagi à des crimes commis par leurs subordonnés), particulièrement par rapport aux charges de violences sexuelles. Les juges concluront-ils que ces viols ont été commis en application d’une politique prédéterminée ?

A cela s’ajoute que la Cour pénale internationale a émis, le 4 mars 2009, son premier mandat d’arrêt contre un chef d’Etat en exercice, le président du Soudan Omar Al Bachir. Elle succède dans cet exercice au TPIY qui a poursuivi Slobodan Milosevic, ancien président de la République de Serbie, et au tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL) qui juge actuellement l’ancien président du Libéria, Charles Taylor. Ces trois présidents ont un point commun : ils sont ou ont été tous trois poursuivis pour des violences sexuelles commises à grande échelle. Le président Al Bachir, s’il comparaît un jour devant la Cour, devra répondre des violences sexuelles imputées aux Janjawids.

Rencontre entre des représentants de la Cour pénale internationale et des organisations de femmes en RDC © ICC-CPI
Rencontre entre des représentants de la Cour pénale internationale et des organisations de femmes en RDC © ICC-CPI

De tout cela, nous pouvons conclure que le Procureur de la CPI semble chercher à systématiser la poursuite des violences sexuelles commises pendant les conflits sur lesquels il enquête. Mais, le véritable défi qui se présente aujourd’hui à ces juridictions n’est plus de prendre simplement en compte les violences sexuelles en condamnant les violences sporadiques ou systématiques dans un contexte factuel limité. Ce défi est de rendre compte de leur instrumentalisation politique et de leur caractère planifié au plus haut niveau. Le jugement des plus hauts dirigeants permettra seul de mettre en évidence cette réalité.

* Les opinions exprimées dans cet article sont tirées de la thèse de doctorat de l’auteur et sont strictement personnelles. Cet article n’est en rien attribuable à l’institution et au Bureau où l’auteur exerce aujourd’hui. 

 

Bibliographie

ASKIN K., 1997, War crimes against women: Proseccution in International War Crimes Tribunals, Martinus Nijhoff Pub., 476 p.

Fourçans C., 2009, Les violences sexuelles devant les juridictions pénales internationales, Thèse de doctorat, Université Paris X-Nanterre, présentée et soutenue publiquement le 5 novembre 2007, Lille, ANRT, 574 p.

Fourçans C., 2008, « Les conventions internationales spécifiques relatives aux droits de l’Homme », in Dictionnaire des droits de l’Homme, J. Andriantsimbazovina, H. Gaudin, J.-P. Marguénaud, S. Rials, F. Sudre (dir.), PUF.

GUENIVET K., 2001, Violences sexuelles – La nouvelle arme de guerre, Ed. Michalon, 206 p.

Site internet de la Cour pénale internationale : www.icc-cpi.int.

Claire Fourçans
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