Fabienne Le Houérou

Fabienne Le Houérou

Questionner les concepts d’auto-mise en scène et de profilmie

Fabienne Le Houérou (Historienne, Cinéaste, IREMAM-MMSH) interroge le concept de profilmie dans sa dimension paradigmatique. Elle se fonde sur un empirisme filmé pour, d’une part, souligner la valeur heuristique de la profilmie, et, d’autre part, pour interroger la spécificité scientifique de ces notions dans le champ des études visuelles. Elle examine les situations filmiques où ces notions ont été des catalyseurs de « moments-authentiques », en explorant la notion de durée et celle de vérité des masques.
Documentaire de F. Le Houérou : "Angu, a woman on the edge" (46 minutes documentary) english version 15-08-14.
This documentary is a humanitarian film made on the story of a Tibetan woman Angie/Angu in India (New-Delhi) and the loss of her baby who was taken to an orphan house in the Himalaya. Her partner Osmond, from Kenya and Angie, will visit the baby in Dharamasala. This is the story of this visit.The documentary explores the mecanisms of segregation, racism, mixity, and plural edges and losses due to exile.

L’auto-mise en scène est une notion essentielle en cinématographie documentaire. Elle se rapporte aux différentes façons dont le sujet se présente face au cinéaste et à la caméra. Il est question d’une « mise en scène propre, autonome »((France de Claudine, Cinéma et Anthropologie, Paris, MSH, Nanterre, Université Paris V et Paris X, 1989, 367-368.)) au cours de laquelle les sujets filmés choisissent eux-mêmes ce qu’ils veulent montrer de leur personnalité ou de leur monde social et culturel. Ils fabriquent eux-mêmes leur vitrine de soi en fonction de la présence du cinéaste ou de l’interviewer. L’auto-mise en scène est une notion qui renvoie donc à la profilmie. Il est question de deux concepts cousins liés à la manière dont les êtres filmés modifient leurs comportements face à une caméra. Ces notions, développées par l’anthropologie visuelle, ont-elles une valeur scientifique ? Peut-on parler de la profilmie comme d’un paradigme ?

Nous appelons paradigme un type de relation logique qui implique de l’inclusion de la conjonction de la disjonction, de l’exclusion entre un certain nombre de notions ou catégories maîtresses((Morin Edgar, Introduction à la pensée complexe, Paris, Le Seuil, 2005, p.147.)). La catégorie auto-mise en scène est-elle une catégorie pertinente pour un chercheur(e) filmant ses enquêtes ? Quel est l’intérêt scientifique d’appréhender les sujets filmés dans leur relation de dépendance avec le cinéaste-chercheur(e) ? Toute situation d’entretien, filmé ou non filmé, ne traduit-elle pas une mise en scène ?

N’est-il pas illusoire et naïf de penser que seule la relation filmé/filmant est une interaction théâtrale ? Toutes les interactions symboliques des humains ne sont-elles pas des constructions du théâtre social ?

Théâtre social, théâtre global

Le sociologue E. Goffman a démontré, dans une série de travaux, la structure théâtrale des interactions humaines. The Presentation of Self in Everyday Life publié en 1959 est son ouvrage de référence, livre pour lequel il a reçu la distinction de l’American Sociological Association’s MacIver award en 1961. Le monde social y est analysé comme un face-à-face à l’intérieur duquel le sujet était embedded (embarqué). Goffman pense que lorsqu’un individu est en contact avec d’autres, il est tenté de contrôler ou de diriger l’impression que l’on peut avoir de lui. Il construit une apparence en fonction de son interaction avec autrui. E. Goffman est également convaincu que tous les participants à une interaction sont impliqués dans une logique sociale afin d’éviter de gêner autrui. L’évitement est au cœur de toute son analyse des situations sociales. Aussi a-t-il appréhendé la dimension théâtrale de nos interactions sociales. Il a donc observé le monde social telle une performance de tous les jours. Sur les scènes théâtrales comme dans les interactions ordinaires, il existe un espace frontal (front region) où les acteurs, on stage, sont devant une audience. Sur cet espace frontal nous retrouvons tous les éléments caractéristiques d’une auto-mise en scène. Dans cet intervalle nous existons dans un rapport scénique et nous façonnons l’impression que nous souhaitons donner à l’Autre. Goffman rappelle également que derrière cette région frontale se trouve le back-stage intime et mystérieux où les individus débarrassés de leurs surfaces sociales préservent une identité plus secrète. Les travaux effectués par Goffman dans les années 1960 sont fondamentaux pour les études visuelles, car ils intègrent la notion d’auto-mise en scène et envisagent la situation d’entretien comme une performance. Dans une vision du monde social inspirée par Goffman, on pourrait soutenir que la présence d’une caméra n’est pas nécessaire pour donner à la société son caractère théâtral. Cette théâtralité existe déjà et la présence d’une caméra ne vient que renforcer des éléments préexistants. Chaque sujet se donne à voir en construisant sa propre image avant même qu’un appareil visuel ne puisse être introduit dans un dispositif. La façon avec laquelle on se présente est déjà une posture d’acteur dans la vie ordinaire.

Aussi la profilmie ou l’auto-mise en scène peuvent se penser comme une construction générale et non-comme catégorie réservée au seul cinéma anthropologique. La profilmie induite par la présence d’une caméra sur un terrain ne serait qu’une annexe ou un adjuvant sur la scène du grand théâtre social, scène fondatrice de toute représentation humaine. Profilmie et auto-mise en scène sont, dans cette optique, inhérentes à toutes les situations sociales au sens large.

Tout le monde se met en scène

Les êtres humains ont généralement tendance à se mettre en scène face à une caméra. Les très jeunes enfants modifient leurs comportements lorsqu’ils sont filmés. Le dernier documentaire tourné en 2013((Tibetan Women in India: analyzing the “profilming” attitude in Visual Anthropology, 2013. Documentaire réalisé par Fabienne Le Houérou. http://www.dailymotion.com/video/x25e6w3_tibetan-women-in-india-analyzing-the-profilming-attitude-in-visual-anthropology_school)) nous montre un bébé de 18 mois en train de jouer avec la caméra et de mimer des pauses qui ne lui sont pas naturelles.

Peggy, la fille d’Angie, Dharamsala 2013
Peggy, la fille d’Angie, Dharamsala 2013

Dans ce même documentaire, des « grands-mères tibétaines » plaisantaient avec la caméra en effectuant des grimaces. Expression d’une certaine moquerie à l’égard de la caméra.

Extrait 1 : New Delhi 2013. Attitude « profilmique »

Documentaire de F. Le Houérou : Tibetan Women in India: analyzing the "profilming" attitude in Visual Anthropology
Ce court rush nous permet de réfléchir sur les artifices du cinéma documentaire et la manière dont les sujets filmés peuvent être affectés par la présence d'une caméra. Explorant la notion de profilmie. Ici, c'est avec humour et moquerie que les grands-mères tibétaines envisagent la caméra à laquelle elles font directement des grimaces.

Notons cependant que la modification du comportement humain, face à une caméra, ne prive pas l’entretien de son potentiel scientifique. Filmer est toujours un acte d’enregistrement d’un face-à-face social. Aussi pourrions-nous estimer que la véritable scène est sociale. A bien des égards, la caméra est un objet additionnel et parfois même périphérique sur une scène plus large. L’introduction d’une caméra (ou appareil photo) est-elle réellement une barrière dans la démarche scientifique ? L’auto-mise en scène affecte-t-elle réellement l’investigation ? Une représentation consciente de soi est-elle un handicap dans le processus cognitif ? Ou au contraire la conscience de cette auto-mise en scène permet-elle de ne pas céder aux modes simplificateurs de connaissance et nous projette d’emblée dans la complexité de l’humain et de la connaissance ?

Dans les documentaires les hommes mentent, jouent, sur-jouent, caricaturent, se victimisent ou au contraire se présentent en héros. Ils veulent se faire plus beaux, plus intelligents, plus honnêtes qu’ils ne le sont. C’est souvent un moi idéalisé qu’ils projettent eux-mêmes avant la projection du film.

Auto-mise en scène
Auto-mise en scène

Les sujets filmés participent, plus ou moins consciemment, à une autofiction. Ils se racontent à eux-mêmes l’histoire avant de la partager avec l’enquêteur. Cette autofiction, loin d’être un handicap, est parfois une ressource supplémentaire, car elle permet de pratiquer une science en nous aidant des contradictions et des mythes du sujet sur le sujet lui-même. Cette autofiction est au centre de tous les paradoxes et nous place au cœur d’une méthodologie transdisciplinaire.

L’usage du film force le filmant à traverser les disciplines et à dépasser le mythe de cohérence absolue de certaines approches. Il y a plus de vingt ans les documentaristes défendaient l’idée que le documentaire dépassait la fiction et que la fiction allait au-delà de la vérité du documentaire. La fiction était vraie alors que le documentaire devenait fiction. L’usage du film nous plonge dans ce désordre des catégories trop fixes. La pratique filmique débouche sur des fondus, des transitions floues, des frontières non-étanches. Le va-et-vient entre le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire, est constitutif de l’expression filmique. L’entretien filmé sème le trouble et positionne le cinéaste chercheur(e) au cœur des paradoxes. Filmer ou tout simplement entendre des humains ouvrent vers la pluridisciplinarité et le désordre, car ils interdisent la compartimentation de la connaissance. Filmer la recherche en sciences humaines et sociales est inconfortable, car il nous invite à questionner l’objectivité des acteurs scientifiques et, dans l’état actuel de l’organisation de la science, la pratique est plutôt pensée comme « encombrante ». Elle dérange les frontières disciplinaires car la transdisciplinarité est souvent perçue comme une « indiscipline »((Morin Edgar, Introduction à la pensée complexe…, p. 70.)).

Aussi notre propos n’est pas d’inviter les chercheur(e)s à faire du film un usage systématique. Les institutions qui dominent la science n’ont pas encore des approches matures du médium filmique. Aussi l’entretien filmé doit être une urgence circonstanciée pour le chercheur(e), car sa démarche risque d’engendrer l’incompréhension des pairs de sa discipline ou celle des éléments les plus hermétiques aux images animées ou pire encore le mépris de sa pratique. Une déconsidération de la démarche épistémologique liée à une immaturité (à degré différentiel selon les différentes traditions culturelles)((Les anglo-saxons ont une approche sensiblement différente des francophones ou des cultures latines.)) à l’égard des images. L’usage d’une caméra sur un chantier de recherche est une décision lourde de conséquences et devrait se prendre sans naïveté. Elle doit répondre à un impératif catégorique et apporter au chercheur(e) une série de confirmations d’hypothèses ou alors soulever des pistes de recherches. Elle n’a de sens que dans une approche heuristique de la connaissance et il serait contreproductif d’utiliser les images afin d’illustrer une recherche. Filmer n’est pas l’équivalent d’illustrer.

De l’interaction symbolique à la profilmie positive partagée

La notion de profilmie utilisée par l’anthropologie visuelle s’apparente, à bien des égards, à un pseudo concept. Il est difficile de parler d’un paradigme profilmique. Le contrôle ou la gestion de sa propre image est une attitude très ordinaire et familière à différents espaces socioculturels. Lorsqu’un sujet sait qu’il va être vu, il change de vêtements. Angie, personnage de mon dernier film, refugiée tibétaine, à la marge de la diaspora tibétaine à New Delhi (Inde) s’habillait pour certaines circonstance alors qu’elle était une des femmes les plus défavorisées de sa communauté. Elle se faisait prêter des vêtements pour se faire filmer.

Angie/Angu, New Delhi, 2013
Angie/Angu, New Delhi, 2013. Photo : F. Le Houérou

La manière dont un sujet transforme sa réalité en raison d’une profilmie est perçue par certains détracteurs du film scientifique comme une pollution du réel. Une entrave à une authenticité du sujet filmé. L’attitude profilmique n’est cependant pas un destin pour tous les films documentaires ou entretiens filmés. Même si la « déviation » profilmique est une évidence de la pratique, elle peut néanmoins être réduite. Une communication sincère permet de limiter les attitudes profilmiques. À cette exigence d’honnêteté s’ajoute également la notion de partage. La personne filmée devrait détenir une position privilégiée. Elle décide du tempo, de l’agenda, du décor dans lequel elle souhaite être filmée. Bref, elle détient le pouvoir de décision. Dans un tournage télévisuel classique, les êtres filmés n’ont pas leur mot à dire et subissent la position omnipotente du réalisateur. Les films scientifiques approchent l’humain avec un modus operandi original. Sur un chantier scientifique (aux prétentions scientifiques) le chercheur(e) n’est pas un deus ex machina comme pour les films de fiction. Le chercheur(e) dépend du bon vouloir des sujets filmés. Dans le film Nomades et pharaons, tourné en 2004 au Caire, les réfugiés avaient eux-mêmes décidé de certaines scènes du tournage. L’inventivité et l’imagination des sujets filmés nous étaient apparues comme un avantage considérable pour le film. Absorber la weltanschauung des sujets filmés se présentait comme la seule attitude permettant d’aller au bout de la profilmie en l’intégrant comme une donnée ou une évidence à assimiler. Le sujet filmé est en position de décider et d’offrir au spectateur l’image qu’il aura lui-même choisie. Paradoxalement, cette liberté réduit la profilmie. La liberté de cette auto-mise en scène permet au sujet de simuler ce qu’il est. La liberté de parole est incomparable et met le chercheur(e) hors de l’espace clos de l’enquêteur face à l’interviewé. Il permet d’échapper à la dynamique des questions/réponses. Les anthropologues visuels désignent ce processus comme de l’anthropologie partagée.

La notion de partage est particulièrement précieuse pour un chercheur(e) qui utilise les images comme outil d’investigation, plus précisément pour des personnes à la marge ou border line comme c’était le cas pour Angie et pour d’autres réfugiés filmés. Pour des catégories vulnérables, économiquement et socialement, il est très important que le chercheur(e) et ses questions ne deviennent pas un fardeau ou un bât, mais plutôt une aubaine ou même une chance. Les migrantes que nous avons filmées sont déjà écrasées par leur survie matérielle. Ce contexte de terrains « fragiles » et de populations dites « vulnérables » est une contrainte de taille pour le chercheur(e). Ce dernier a des devoirs de discrétion et de modestie plus lourds et il ne saurait constituer un poids de plus pour les interviewés. Sans parler des situations de guerre ou de génocides (comme pour le Darfour) où la position du chercheur(e) est celle d’un funambule risquant à tout moment de perdre son point d’équilibre. Sur un terrain, la personne entendue devrait toujours se sentir libre et « posée » sur un piédestal par celui qui l’écoute. Cela traduit une forme d’idéalisation de la position d’enquêté mais il s’agit d’une « politesse » de terrain, d’une courtoisie du chercheur(e) envers les sujets filmés. C’est au chercheur(e) à s’adapter à son terrain et pas le contraire. Le sujet filmé est le directeur des opérations et il est question d’ouvrir un espace sans contrainte et sans hiérarchie. Lorsqu’il filme des êtres dans des liminal state (états limites), dans des situations difficiles et fragiles, le chercheur(e) se trouve dans une position d’humilité. Le tournage s’entend comme une opportunité pour l’être filmé. Ce dernier devrait recevoir quelque chose en retour, une contrepartie symbolique. Laisser au sujet filmé le pouvoir de décision est une forme de don symbolique.

Dans certaines situations, des universitaires choisissent de rémunérer leurs témoins. De notre point de vue il s’agit d’une stratégie d’investigation en contradiction avec la réalité économique des sciences humaines. Nos disciplines supportent difficilement cette transmission culturelle dans un rapport marchand entre le chercheur(e) et les enquêtés. Les films scientifiques sont presque toujours produits dans la précarité matérielle. Ils sont souvent trop longs, trop complexes pour les chaînes de télévision qui demandent du fast thinking et des messages simples et audibles. L’exigence de rentabilité des maisons de productions induit une économie du film qui ne rencontre pas la pratique longue et onéreuse d’un film scientifique. Les maisons de production ont des temps de tournage qui excèdent rarement trois à quatre semaines. Un chercheur(e) peut filmer sur la durée un rituel plusieurs années à la suite. Le chercheur(e) est tout à la fois opérateur des images et du son et réalisateur. Des fonctions qui sont distinctes et hiérarchisées au sein des équipes techniques des télévisions. Le chercheur « homme-orchestre » se présente pour les professionnels de l’audiovisuel en « amateur ». L’idée que le chercheur(e) soit caméraman, preneur de son et producteur de son film n’est pas une stratégie de production « rentable » pour les télévisions. Une équipe restreinte donne l’apparence de la « pauvreté », et, dans une société de consommation telle que la nôtre, de faiblesse professionnelle. Pour se donner l’illusion de la compétence, certains jeunes cinéastes en viennent à inventer des postes techniques à leurs génériques de fin. Dans ce contexte industriel général, il n’est pas opportun pour les chercheur(e)s de rémunérer leurs personnages filmés. Dans son ouvrage célèbre sur le don, Marcel Mauss démontrait le caractère universel de la réciprocité dans les échanges. Partager son savoir, le transmettre à un chercheur(e) est une forme de don qui exige un contre-don. Dans cet espace d’échange le don symbolique peut être efficace et humainement de meilleure qualité.

Une subjectivité à assumer plutôt qu’à dissimuler

Au Soudan, par exemple, nous avions pris l’habitude d’aider de façon concrète les personnes filmées dans des travaux utiles comme celui de repeindre ou de réparer leur habitation. Peindre les murs, refaire un sol ou un toit étaient une des manières de rendre le temps et transmettre des connaissances. À Khartoum, par exemple, nous avions demandé à une réfugiée éthiopienne ce que nous pouvions lui apporter d’utile. Elle nous a sollicités pour refaire le sol de sa pièce à vivre. Elle vivait sur de la terre battue, dans un espace où le lit occupait toute la superficie. Elle partageait son lit avec son fil adolescent, ce qui était considéré par sa communauté comme honteux. Aussi le contre-don, dans cette situation, aura été de lui faire fabriquer deux lits par un menuisier.

En Inde, nous avions également réparé des habitations en fournissant un effort individuel. Cet engagement personnel possède une valeur humaine plus importante que le simple paiement en espèces. Il est question ici de solidarité en actes. Dans le film réalisé en 2014, Woman on the edge, sur l’histoire d’une réfugiée tibétaine en Inde, nous avions choisi de repeindre sa maison. Son habitation avait été inondée durant la mousson et il fallait également réparer le toit.

Sur ces différents terrains – Éthiopie, Érythrée, Égypte, Soudan, Inde – les êtres filmés ont donné beaucoup de leur temps, de leur vérité, de leur souffrance, de leur substantifique être. Le contre-don s’imposait en retour et il devait être à la mesure de ce qui avait été offert. Parfois il est très difficile d’égaliser ce don symbolique. Les personnes filmées partagent leur espace privé, leurs repas, leurs fêtes. Ils mettent à votre disposition tout ce qu’il leur est possible d’offrir de manière à vous honorer comme «invité ». Combien d’entre nous avons été gênés, sur nos terrains, face aux largesses de nos informateurs ? En retour, il est nécessaire de faire preuve de la même générosité afin de faire circuler des valeurs culturelles et sociales. La circulation du don est donc essentielle car le « cadeau » n’est pas uniquement matériel il revêt un caractère éminemment spirituel. Lorsque vous fournissez un effort personnel, une part de vous-mêmes est offerte à l’Autre((Le Houérou Fabienne, Le Film est un don de soi, Comité du Film ethnographique, 2007.)). Du respect est échangé. Les objets ne sont pas uniquement des « choses » mais possèdent une valeur symbolique forte. Il est question de dignité humaine et de processus de reconnaissance et de connaissance de l’Autre qui se rapportent à une circulation de la dignité humaine.

Partager un film est une expérience profonde. L’usage d’une caméra induit une proximité plus grande que dans la simple prise de son. L’introduction de la caméra contraint à une grande proximité spatiale, plus précisément dans l’usage du gros plan. Le plan serré brise les distances, brise la glace et vous apporte une compréhension spatiale liée à la promiscuité. L’utilisation des gros plans change le chercheur mais également le rendu de sa recherche : c’est un véritable défi épistémologique. La vision même de l’approche scientifique s’en trouve modifiée. Le gros plan est un pont inconscient entre le chercheur et le sujet filmé. Un fil invisible, véritable lien tissé presque spontanément. Le gros plan pour rappeler Deleuze est un miroir des émotions((Deleuze Gilles, L’image-mouvement et l’image-temps, Éditions de Minuit, Paris, 1983.)). Le chercheur(e)-filmant est dans une contiguïté spatiale et, de ce fait, en situation « d’éponge émotive ». Le visage filmé est un indicateur de l’état d’être((Deleuze Gilles, L’image-mouvement…, 1983.)). Le visage est le siège et le transmetteur de l’affect liant le filmé au filmant. Cette proximité crée le plus souvent une émotion partagée. Pour reprendre la boutade lancée par Lévi-Strauss aux Cahiers du Cinéma, les témoins deviennent des amis et dans cette approche relationnelle, ils perdent leur qualité de transmetteur scientifique((Le Houérou Fabienne, La caméra à la croisée des chemins, AHI, 2004. http://barthes.ens.fr/clio/revues/AHI/articles/volumes/lehouerou.html)). Il s’agit de la grande critique de Lévi-Strauss à l’égard du cinéma scientifique. Sa dimension affective et irrationnelle lui semblait des freins incontournables à la connaissance.

Dans le dernier film réalisé, le temps de tournage s’est étalé sur trois ans. Nous avions assisté à l’évolution du bébé d’Angie. Cette posture sur la durée (accompagner la progression d’un enfant) permet de créer des liens forts et persistants. L’intérêt académique pour la position socio-économique d’Angie comme femme réfugiée, mariée avec un africain de l’Est, dans la banlieue de New Delhi, s’est doublé d’un tropisme sur sa situation humaine. L’intéressement a pris le visage du bébé que nous avions vu grandir. La nature du lien peut être critiquée scientifiquement (comme le fait Lévi-Strauss) mais on ne peut pas nier que l’intérêt pour une problématique puisse se doubler de la même « sympathie » pour les humains((Le Houérou Fabienne, Filmer la colère des réfugiés du Darfour et faire émerger le concept de détournement humanitaire. Comment les émotions nous éclairent sur la politique humanitaire, in Fabienne Le Houérou (éd.), Entre érudition et émotion : le cinéma d’enquêtes, Revue Science and Video, N° 1, 2008. https://scienceandvideo.mmsh.fr/n-01/ )). L’anthropologue Barbara Harrell-Bond((Lors d’un colloque organisé en 2004 par le Centre d’Études et de Documentation Économiques, Juridiques et Sociales et l’Université Américaine du Caire.)) déclarait que les chercheur(e)s ne pouvaient se rapporter aux autres humains en les rangeant comme des livres sur les étagères d’une bibliothèque. Le Département sur les migrations forcées à Oxford a théorisé cette posture en développant le rôle fondamental de l’empathie comme ferment de toute connaissance de l’Autre. La subjectivité inhérente à tout travail de recueil de la parole de l’Autre ne saurait envahir le chercheur(e) mais elle ne devrait pas non plus être niée((Le Houérou Fabienne, « Filmer le désarroi : ce que révèle l’usage de la caméra dans les situations sensibles », Véronique Lassailly-Jacob & Luc Legoux, (éd.), Immigrés, illégaux, réfugiés : questions sur les enquêtes et les catégories, e-Migrinter, Poitiers, n°9, 2012.)). Il est question d’un équilibre à trouver qui laisse des espaces de liberté s’ouvrir, mais dans lesquelles il est indispensable de ne pas se perdre. Il n’existe pas de recettes toutes faites « un prêt-à-enquête » ou encore une « approche juste » mais un ajustement continu entre le chercheur(e) et ses témoins.

Gestuelle, synergologie, surface de l’inconscient

Dans la plupart des cas, les personnes filmées en disent beaucoup plus qu’elles ne le pensent. Le langage des gestes a été d’une très grande utilité dans la pratique. Force nous est d’admettre (en tentant une approche rétrospective) que la synergologie a été l’outil le plus adapté pour élaborer des hypothèses de travail à partir d’un corpus filmé. La synergologie est une discipline dont l’objet est de mieux décrypter le fonctionnement de l’esprit humain à partir de son langage corporel afin d’offrir la communication la plus pointue. Elle est ancrée dans un champ pluridisciplinaire au carrefour des neurosciences et des sciences de la communication.

Nous illustrerons ce propos en nous référant à un ancien chantier de recherche conduit en Érythrée en 1996-1997. Le propos scientifique était d’étudier l’Érythrée et la genèse de cette jeune nation. Un chantier de recherche sur les femmes combattantes érythréennes avaient été engagé à cette époque sur la thématique de l’implication des femmes dans la formation de la nation érythréenne. Il était question d’élaborer une ethnogenèse de la nation érythréenne du point de vue du genre. En effet, les femmes ont formé 30% des effectifs du Front Populaire de Libération Erythréen (FPLE) ce qui explique en partie la nouvelle visibilité des femmes érythréennes en politique à l’issue de la guerre d’indépendance (1991) et de la victoire de l’Érythrée sur l’Éthiopie. Ces anciennes combattantes font partie intégrante de l’élite politique du pays. Une enquête de terrain a été conduite à Asmara, en décembre 1995, auprès d’un échantillon de dix femmes combattantes((Dix femmes ont été filmées mais une trente ont été entendues en entretiens directifs et semi directifs ou libres lors d’une enquête en Érythrée en 1991 mais également en 1995 et 1996.)), chrétiennes tigrinya, appartenant à l’élite urbaine érythréenne, puis complétée en 1996, 1997, par une vingtaine d’entretiens auprès de femmes originaires des basses terres en milieu rural. Les entretiens ont été filmés avec une caméra vidéo Hi 8. Cet outil peu utilisé par les historiens s’est révélé d’une portée heuristique sur ce chantier de recherche. Cette méthode est le fruit de multiples emprunts méthodologiques à l’anthropologie et à sa capacité à penser la subjectivité des sujets comme inhérente à toute forme de connaissance de l’humain. L’intérêt du film, comme support, est d’apporter une série d’informations complémentaires sur la subjectivité des sujets. Le témoignage ne se limite pas à la narration et à la seule retranscription écrite de ce qui avait été oralement recueilli. Le discours est accompagné de gestuelle et de mise en situation, tout ce qui relève du comportement physique de la personne interviewée. L’entretien filmé nous apporte un faisceau d’informations enregistrées mécaniquement et qui exigent un véritable décryptage.

La caméra a été placée sur un pied afin de faciliter la liberté de mouvement de l’enquêteur d’une part, et pour faire oublier, progressivement au témoin la présence de la vidéo. La petite taille de la caméra et son support fixe ont créé un espace suffisamment sécurisant pour que les personnes interviewées jouent le jeu de manière naturelle. La place physique de l’enquêteur/chercheur(e) dans l’espace est aussi un facteur qu’il convient de ne pas négliger. En effet, ce positionnement peut déterminer la dynamique d’un entretien. Lorsque le chercheur(e) se trouve derrière la caméra, l’appareil occupe l’espace entre l’enquêteur et l’enquêté.

Positionner un instrument, tel un rempart entre deux personnes, déshumanise la relation entre le sujet interrogé et le sujet interrogeant. Au regard de notre expérience, la position qui nous a semblé la plus appropriée est celle qui met l’enquêteur sur les flancs de la caméra. Sur les côtés, parallèlement à l’équipement imagétique. Ce décalage spatial permet à l’enquêté d’être directement face au chercheur(e). Cette proximité est fondamentale dans le dispositif technique élaboré sur un chantier de recherche. Nous avons observé que les témoins étaient paralysés lorsqu’ils devaient s’adresser directement à une machine. Dans les années 1995-1996, date de cette enquête, ce dispositif était complètement nouveau et parfois terrifiant pour les anciennes combattantes érythréennes qui se faisaient filmer pour la première fois. L’usage de la caméra était rare et le marché technologique ne mettait pas des petites caméras à prix abordables à la disposition du public. La miniaturisation des caméras HD et des procédés d’enregistrement audiovisuels ont réalisé de remarquables progrès en termes de qualité en opérant une formidable avancée démocratique avec la téléphonie mobile.

Fixer la caméra sur un pied permet au chercheur(e) d’être libre de ses mains et de se tourner dans la direction de la personne interviewée. Il est ainsi momentanément libéré des contraintes techniques et peut oublier les manipulations manuelles pour se concentrer sur le déroulement de l’entretien. L’usage du pied est ainsi pour le chercheur(e) le moyen de se libérer des exigences techniques en laissant la caméra sur un mode automatisé.

L’usage du trépied-2013. Photo : F. Le Houérou
L’usage du trépied-2013. Photo : F. Le Houérou

Ce recours systématique au pied est anti-esthétique, car il ne permet pas de modifier les angles de prises de vues et de jouer sur les plans serrés ou larges. La beauté d’un de-zooming (basé sur le jeu de rapprochement/éloignement) n’est pas possible par l’enregistrement automatique. La prise de vue systématisée maintient une distance égale et une lumière homogène pendant tout l’entretien. Cette méthode risque de rendre la prise de vue trop mécanique, et de ce fait, quelque peu « ennuyeuse ». Cette méthode condamne le document filmé à ne demeurer qu’un document de travail. Un document qui demeure forcément plus réel et plus vrai qu’un rush monté. Cette information non traitée est invalidée de son étoffe émotionnelle (traduite par l’usage manuel de la prise de vue) et handicapée de sa dimension de représentation. Le document filmé se rapproche d’un texte d’archives, il exige une interprétation qui le contextualise et le problématise.

Nous avons abordé chacun des entretiens filmés sur les combattantes érythréennes comme un texte d’archives. Le dépouillement des enregistrements visuels et la retranscription in extenso a exigé six mois de travail. Une opération qui a fini par transformer la matière audiovisuelle en document écrit. Étrange mutation qui fait disparaître les images animées au profit du manuscrit. Afin d’échapper à ce piège méthodologique, faisant réapparaître la suprématie de l’écrit sur le visuel, nous avons comparé deux séries d’observations (visuel/narration) mises en vis-à-vis sur deux colonnes. C’est en confrontant ces deux relevés que se sont précisés les différents questionnements. Les hypothèses de travail ont été élaborées dans cet équilibre entre discours et image. Le procédé a permis les repérages systématiques des répétitions, hésitations, redites, lapsus et autres éléments qui structurent le récit. Nous avons tenté de dégager du sens ou des sens aux redites, aux ruptures, à tout ce qui marque la continuité ou la discontinuité d’un entretien.

Ce dispositif de dépouillement nous a permis d’élaborer plusieurs hypothèses à partir de notre corpus imagétique. Au cours de ces entretiens, les femmes érythréennes, anciennes combattantes pour l’indépendance, ont exprimé de manière consciente et inconsciente, par différentes attitudes, une crainte à l’égard du parti du Front Populaire de Libération Erythréen (FPLE).

Le repérage systématique de la manifestation d’appréhension a fait émerger l’hypothèse d’un système politique beaucoup plus coercitif et autoritaire qu’elles ne voulaient bien l’admettre. Le parti qui porte la guerre d’indépendance d’Érythrée est également une organisation sectaire, exclusive, utilisant des sanctions terribles à l’égard de ceux qui transgressent la règle. La contradiction traversait tout le corpus d’entretiens. La gestuelle et le comportement s’opposent au discours. La personne filmée élabore un discours que tous ses gestes viennent contredire. Là où le magnétophone n’aurait retenu que des paroles cohérentes, l’image renvoie à de multiples messages contradictoires. La posture du corps dans l’espace et ses mouvements (mains, bras, mouvement de tête, regards de contrôle) et les voix laissent échapper une frayeur constante lorsque le terme parti est mentionné. La peur d’être entendue les faisant subitement baisser le ton de la voix, l’effroi provoqué à l’idée de prononcer un début de critique à l’égard du FPLE fait émerger la culture du secret chez les combattantes et ouvrent des brèches dans la langue de bois qu’elles étaient convaincues de maîtriser. Les injonctions paradoxales sont ainsi des pistes qui induisent le chercheur(e) à remettre en question le témoignage et à réorienter l’entretien afin de vérifier les hypothèses de départ. La vertu heuristique des images réside en cette capacité à révéler les messages paradoxaux. Le repérage des paradoxes est important dans une méthodologie de l’oralité car il stimule la réflexion et permet d’approfondir certaines thématiques. « Il ne faut pas penser de mal du paradoxe car le paradoxe est la passion de la pensée », notait Kierkegaard((Kierkegaard Sören, Miettes philosophiques, Paris, Édition Gallimard, 2003, p.74.)). L’image aura ainsi apporté un supplément de vérité subjective en complexifiant les discours trop lisses des interviewées. Si « écouter » est une des qualités premières pour ce type d’enquête, « regarder » devient un véritable acte cognitif. La force des images permet des associations de type oxymoriques. L’oxymore met en relation, dans une même expression deux mots opposés, souvent des antonymes. L’usage de termes élogieux à l’égard du FPLE sont déroutés par les mimiques, les intonations de la voix, tout ce que le visage exprime en silence et qui nécessite d’être décrypté. En effet, on ne peut que s’interroger sur un rictus de dégoût lors de l’énonciation d’un éloge par le sujet filmé et interviewé. Il s’agit de repérer les incohérences et de tenter de débusquer de la vérité scientifique dans la complexité subjective d’un sujet parlant. Pour reprendre à nouveau un concept de Kierkegaard, l’usage des images fait émerger la subjectivité comme vérité. Cette approche particulière du terrain, imprégnée d’anthropologie visuelle et de questionnements sur les représentations culturelles, nous a permis de poser deux hypothèses fondatrices.

1- La crainte inspirée par le parti politique (FPLE) :

– une absence de toute critique à l’égard dudit parti,

– la toute-puissance dogmatique du mouvement et son incontestable domination « intellectuelle » (« Il partito ha sempre raggione »),

– la violence du mouvement sur lui-même et sur la société érythréenne.

2- La métamorphose physique et mentale des femmes par la guerre :

– l’apprentissage de l’autorité et la passion du commandement,

– les transformations sociales et familiales occasionnées par la guerre,

– mutations individuelles la « perte de féminité » ou la « virilisation » des femmes combattantes.

Le caractère total et totalisant du parti érythréen (FPLE) traverse tout le corpus d’entretiens. Le mouvement exigeait de ses membres une adhésion absolue, totale, exclusive, voire tyrannique. L’absence de débat à l’intérieur du parti et la rigidité d’une obéissance inconditionnelle sont des hypothèses nées à partir du dépouillement des entretiens filmés. Il est question de violence politique qui ne s’exerçait pas uniquement contre l’ennemi (les Éthiopiens) mais également contre le front rival le parti historique, le Front de libération érythréen (FLE) caricaturé comme « Musulman » et, en dernier lieu, une violence qui s’exerce contre son propre camp, contre les militants du FPLE. Cette hypothèse se vérifie à nouveau par la violence que l’État érythréen exerce à l’égard des jeunes gens qui effectuent leur service militaire, et qui, pour se libérer de cette période particulièrement éprouvante, prennent la route de l’exil. Il est question de brutalité interne qui s’abat sur la société et ses membres les plus fragiles. Les jeunes érythréens sous les drapeaux((Le Houérou Fabienne, La caméra à la croisée des chemins, In Actes de l’Histoire des Migrations, volume IV, 2004. http://barthes.ens.fr/clio/revues/AHI/articles/volumes/lehouerou.html )).

Ces hypothèses font irruption au moment de l’analyse, dans le hors champ et bien après la collecte des données. Elles contredisent ce que les acteurs eux-mêmes auront déclaré, tant cette méthode révèle que l’acteur (ou le témoin) en dit toujours plus que ce qu’il ne souhaite réellement dire devant une caméra. Le témoin est toujours dépassé par ce que son comportement avoue de lui-même. Des messages inconscients viennent brouiller des discours très construits. Ces dérapages gestuels et verbaux effraient les acteurs au moment même où ils s’expriment. C’est la raison pour laquelle certains sont paralysés par la présence d’une caméra qui viendrait « voler un peu de cette vérité », transpirant du sens à leur insu. Nous avons observé que cet effroi était particulièrement prégnant au sein du personnel politique érythréen. Tant il est vrai qu’une image peut étayer la crédibilité d’un propos historique et lui donner un écho qui dépasserait le producteur de témoignage.

La profilmie comme vérité du mensonge

Le dernier film réalisé en 2014 sur une réfugiée tibétaine en Inde nous aura révélé la valeur heuristique de la profilmie. Le film explorait les violences contre les femmes au sein de la diaspora tibétaine. Le compagnon d’Angie, après l’avoir gravement blessée, avait été incarcéré à la prison centrale de New Delhi. Dénoncé par l’Association des femmes tibétaines, il a passé plusieurs mois en prison en 2012. Libéré en 2013, au moment du tournage, le compagnon d’Angie était revenu vivre avec elle. Angie l’avait accueilli chez elle incognito car l’ensemble de la communauté tibétaine l’avait mise en garde contre la violence de cet homme. Angie avait excusé son compagnon des coups et blessures qu’il lui avait infligés. Une attitude que les spécialistes des violences considèrent comme répandue chez les victimes. Au moment du tournage, en octobre 2013, le compagnon d’Angie nous a donné l’occasion de mieux mesurer l’attitude profilmique. En effet, devant la caméra, ce « brutal » compagnon a joué le jeu d’un homme respectable, extrêmement attentionné pour sa compagne, protecteur et compréhensif. Son jeu d’acteur a été tellement crédible que nous en avions déduit que la communauté tibétaine s’était trompée sur son compte ; et le compagnon qualifié de bouillonnant et agressif était peut-être victime de racisme. Il s’agissait d’un kenyan et nous en avions envisagé – au regard des réflexions dévalorisantes liées à sa couleur exprimées ouvertement par de nombreux membres de la communauté –, que, ledit compagnon était susceptible d’être stigmatisé pour sa couleur. Toutefois, le temps du tournage étant long et le temps partagé également étalé sur la durée, le comportement construit de l’acteur s’est désintégré de lui-même. Face à une situation de stress, le compagnon a révélé sa violence de façon volcanique en déconstruisant, en quelques minutes, le personnage d’« homme prévenant et de gentleman » qu’il s’était savamment construit pendant toute la durée du tournage. Sa violence a fait irruption en un moment-vérité où il était dépassé par sa colère nous montrant le visage de sa rage intérieure.

La profilmie ou l’auto-mise en scène contiennent leurs propres limites, car à bien des égards la durée vient en restreindre les effets. Elle permet de mesurer la réalité d’un discours et d’un comportement à la lumière de son enracinement dans le temps. La longue durée est certainement l’élément le plus saillant du cinéma scientifique et c’est ce qui le distingue le plus du cinéma documentaire classique. L’épreuve du temps et les preuves sur la durée permettent d’étayer la véracité d’une hypothèse. La profilmie d’Osmond – le compagnon kenyan de la réfugiée tibétaine – n’a fait que renforcer notre connaissance de la situation matrimoniale et sociale du couple.

Le jeu construit du compagnon nous a également éclairées sur cette association insolite entre un kenyan et une tibétaine en exil en Inde et sur l’existence d’un marché matrimonial de réfugiés. Cette profilmie nous a permis de comprendre les modifications, les restructurations (réélaborations) de la parenté en situation de migration forcée et les nouvelles stratégies matrimoniales des Tibétains en exil. Cette structuration du mariage est un chapitre important de la connaissance anthropologique sur la sexualité et la place du genre dans un contexte diasporique. Il nous aura permis de comprendre les ruptures et les continuités des stratégies matrimoniales en exil.

Extrait 2 : New Delhi 2013, le compagnon d’Angie

Osmond était exclu du marché matrimonial indien. Il ne parvenait pas à se marier en Inde où il habitait depuis dix ans. Angie avait eu deux enfants avec un indien de « basse caste ». Une union stigmatisante qui a été à l’origine de son rejet par les hommes tibétains de la colonie. Il est question de concubinage, une union largement rejetée par l’ensemble de la communauté. Les femmes tibétaines ont d’ailleurs insisté sur son caractère déviant. Étymologiquement concubin signifie « celui qui couche avec » et c’est bien ce qui était reproché à Angie. Cette situation péjorative de concubine étant considérée comme extrêmement dévalorisante car proche de la prostitution. Le concubinage comme le mariage remplissent une fonction de socialisation, de contrôle et de sanction. Dans le cas d’Angie et d’Osmond, l’union illégale produit de la réprobation, voire du rejet et de l’hostilité déclarée.

Un témoin tibétain le synthétisait avec un certain mépris :

« Nous, les hommes tibétains, nous n’accepterons jamais de nous lier de façon formelle avec une femme qui a été souillée par un indien de basse caste ou par un Noir. Moi, je préfère encore une vieille à une femme comme Angie. La conduite d’Angie est inacceptable pour un homme tibétain ».

Ni Angie, ni Osmond ne pouvaient trouver à se marier dans leur contexte social. Leur union est donc ici une jonction de deux exils ou de deux rejets sociaux montrant, ici, la limite de la mixité ou de l’hybridité de nos mondes contemporains mondialisés. Toute une partie de l’anthropologie des migrations, dans le sillage d’Homi Bahbha, a exploré la thématique de l’hybridité comme un des traits marquant de nos mondes postcoloniaux((Bahba Homi K., The location of culture, New York, London, Routledge, 2004.)) ; mondes sociaux où la mixité sociale serait ouverte et permissive. L’étude filmée de l’insertion de ce couple au sein de la diaspora tibétaine en Inde, nous permet d’exprimer toute une série de réserves sur cette idéalisation du métissage au XXIe siècle.

Les territoires urbains construits par les minorités et par les communautés étrangères, en Inde, ne sont pas plus ouverts, plus tolérants et plus mixtes après les décolonisations. Ces espaces diasporiques obéissent aux mêmes lois de l’exclusion par le mariage et ne remettent pas en question les logiques du marché matrimonial fondé sur l’appartenance ethnique, économique et sociale. Angie est jugée par l’ensemble de la communauté tibétaine comme sale et salie par le « concubinage » avec un homme noir, violent et pauvre. L’addition de deux situations de subalternité n’a pas abouti à une libération mais a produit une aggravation de la condition de parias de ce couple mixte.

Le film est une tentative, par l’image, de déconstruire les allants de soi sur la mixité, l’hybridité postcoloniale comme une évidence des territoires urbains d’exil. La profilmie, loin d’avoir été un obstacle à cette compréhension, l’a favorisée dans un processus de dévoilement progressif. Tel un catalyseur, la profilmie a fonctionné en révélateur.

Aussi, la profilmie en question – observée à la lumière d’un empirisme filmé – a été, sur la durée, une ressource plus qu’un frein. Un artifice et une vérité. Le concept questionné ne saurait se réduire à une qualification manichéenne, mais participe d’une réalité sociale complexe qui n’est ni négative, ni positive. En substance, les chercheur (e)s sont souvent engagés sur des terrains longs et les temporalités de cette durée se présentent comme une garantie qui va permettre au chercheur(e) d’opérer une distinction entre l’éphémère et le durable et d’obtenir ainsi une idée de continuum et de norme assez proche de la vérité. Aussi pourrions-nous dire, pour conclure, que le gage de vérité se retrouve peut-être dans la durée de la recherche, sa patience et sa longévité. Cette durée vient toujours réduire les artifices du sujet et limite les effets de fiction de la profilmie. La fiction et les simulations du sujet filmé viennent souvent révéler le « je » et ses facettes. Les masques, tels des boucliers sécurisants, ne parviennent-ils pas à faire surgir des formes authentiques ? Le menteur, dans un documentaire, est souvent un puits d’informations et, paradoxalement, il nous oriente dans la bonne direction sur les questionnements justes et les hypothèses heuristiques.

« C’est lorsqu’il parle en son nom que l’homme est le moins lui-même, donnez-lui un masque et il vous dira la vérité », remarquait O. Wilde.

Les êtres filmés se saisissent souvent du dispositif filmique comme d’un masque permettant l’émergence d’une parole.

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Fabienne Le Houérou
Fabienne Le Houérou
Histoire, Anthropologie à Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM) | Site Web | Plus de publications
Historienne, anthropologue et réalisatrice, CNRS, IREMAM, MMSH, Aix-Marseille-Université; Fellow à l'Institut convergences migrations, Aix-en-Provence, Directrice de la Revue Science and Video

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