Fabienne Le Houérou
Marjatta l’éblouie ou la résilience sublime. Genre et migration Nord-Nord
Historienne, anthropologue et réalisatrice, CNRS, IREMAM, MMSH, Aix-Marseille Université et Fellow à l'Institut Convergences Migrations
Teaser sous-titré en anglais de Marjatta l’éblouie de Corinne Fortier (2017, 52 mns).
Marjatta, un film de Corinne Fortier, Anthropologue au CNRS, tourné en 2015, monté en 2016, finalisé (mixé et étalonné) en 2017 et diffusé par la suite à la télévision. Ce 52 minutes est un portrait de femme. Une femme artiste finlandaise née en 1931. Un film que la réalisatrice identifie comme étant un film sur le genre. Un film de femme sur une femme peintre/céramiste mais également une émigrée en Bretagne. Un très beau film atypique sur les migrations. Une migration d’une peintre finlandaise fondue dans les vagues bretonnes qui raconte un vécu migratoire triomphant d’une adaptation esthétique du nord vers le nord. Un déplacement nord-nord où il est question d’accueillir une jeune finlandaise à Paris dans un cadre universitaire artistique, puis d’une implantation bretonne avec un mariage et un enracinement breton.
Le film est tissé par des entretiens avec Marjatta, qui parle avec une audacieuse pudeur de son trajet intime, d’une enfance perturbée où la mère disparaît trop vite laissant une faille, voire une béance qui sera remplie par la mer de Bretagne, les couleurs et un mari qui, par son amour constant, la soigne de son enfance orpheline.
Cette Finlandaise — dont l’une des céramiques réalisée avec son mari orne la plus vieille cathédrale de Quimper — s’est transformée en Bretonne. Elle parle le breton, ce qui étonne d’autant plus que son français, bien que parfait, a gardé la suavité d’une intonation nordique. Cette langue est le premier exil. La première trace de cette étrangeté qui reste telle une musique de cet ailleurs finlandais où le film nous emmène dans un va et vient qui brouille les chronologies simples. Car le film ne va pas de A vers Z, la marche narrative est circulaire, façon mantra. Des poupées narratives s’emboîtent dans une esthétique faussement sereine de bleu, de rouge, de violet et d’orange. Les bleus de Marjatta — dans ses peintures — ne sont pas « ceux d’un lac finlandais » mais une mer démontée de Bretagne sur laquelle la protagoniste insiste. Une mère/mer imprévisible en continuelle mutation. Ce changement au niveau du cadre et du langage filmique donne son rythme au film qui s’égrène comme une succession de plans sur Marjatta (elle-même) mais également ses peintures, ses céramiques, son univers familier, les paysages bretons.
L’avalanche des plans traduit un véritable langage esthétique de la réalisatrice qui nous embarque dans la couleur comme dans un voyage avec ce personnage de femme, douce et tourmentée, à la fois sereine et agitée. Une exilée de la Laponie. Nous avançons dans son histoire et dans ses secrets de famille dans un tourbillon d’images qui illustre le credo de l’artiste : « C’est la couleur qui fait la forme ». Dès le début du film, il nous est dit par Marjatta que la peinture est un métier d’homme et que les femmes ont été méprisées. Pour suivre le film, on exige du spectateur la même patience que celle qui la filme. La même attention à son récit « encastré » dans des vibrations de couleurs et de musique. À la fin du film, on ne sait plus si l’on a vu des peintures ou des images animées. Le montage crée cette espèce de fusion des lumières car le film est servi par une lumière d’une grande beauté qui passe du visage émouvant de Marjatta à celui des paysages sublimes de la Bretagne.
Un portrait de femme profond qui montre une femme de 83 ans évoquer sa maman avec un regard de petite fille inguérissable. Cet accent d’une grand-mère aux tonalités de l’enfance est particulièrement émouvant et l’on comprend l’enjeu du rapport à la mère et à la mer dans ce film qui nous offre à comprendre l’exil de l’artiste comme la recherche d’un port où s’accrocher et s’amarrer. Le mari et la Bretagne. Une Finlandaise amarrée en Bretagne en parfaite harmonie avec les paysages. Mais ce film offre également des mises en énigmes visuelles qui « en-taillent » le récit de Marjatta dans des plans de coupes suggestifs (à la Monet). Marjatta questionne toujours ses origines (le père ?) et sa vie s’appuie sur le sable des suppositions, dans un tremblement identitaire vers lequel la réalisatrice nous entraîne dans une pluie de plans de coupe. Telles l’image d’une toile d’araignée ou celle d’un filet de poisson qui vient « hacher » le récit afin de visualiser un labyrinthe narratif. Un labyrinthe narratif d’autant plus touchant qu’il se construit dans des vibrations de couleurs par petits coups de pinceau.
Un film sur le genre ? Oui. Un film construit par une femme sur une autre femme en forme de miroir brisé en mille morceaux. Un récit façon puzzle ? Oui. Une femme en filme une autre autrement. Illustrant ce que disait Agnès Varda dans une entrevue : « Un regard de femme, une sensibilité de femme, c’est pas pareil »((Entretien du 7 juin 1978, https://www.ina.fr//video/I15257620/agnes-varda-a-propos-du-cinema-au-feminin-video.html. Consulté le 20 mai 2019.)). Car les femmes ne filment pas les autres femmes comme les hommes. Toujours dans cet entretien Agnès Varda expliquait : « Le regard de femme sur la politique, sur un paysage, sur des sentiments, n’est pas le même… Je le sais depuis toujours ». L’ouverture des métiers techniques du cinéma aux femmes a considérablement modifié la culture cinématographique. Agnès Varda l’a très rapidement compris.
Dans Marjatta l’éblouie, ce regard de femme est très significatif, il se drape d’une forme de tendresse, celle de la réalisatrice qui filme ce personnage de femme/artiste. L’artiste filmée est appréciée pour son art et sa sensibilité et non comme un objet de séduction. Marjatta dit dans le film que lorsqu’elle était jeune, blonde aux yeux bleus, elle était perçue comme un trophée masculin dans une France d’après-guerre où elle apparaissait comme exotique. Marjatta détestait être un trophée dans les yeux des autres, elle souhaitait que l’on puisse voir ses compétences à manier la couleur. L’hommage ici est celui d’une femme (la réalisatrice) rendue à une autre femme (l’artiste), et, dans ce sens, il est porteur de toute une série de valeurs et nous parle de dignité, d’identité et d’exil.
Le film traite du genre et des rôles de mère et d’artiste, de mère ou d’artiste. Le propos est all inclusive, servi par des plans du film sur des mères à l’enfant. Des vierges et des mamans se succèdent à l’image. Toujours dans un montage « d’averse ». Le film nous parle de la migration nord-nord d’une Finlandaise pour qui la Bretagne (naguère terre produisant elle-même des exilés) est une terre d’accueil et de guérison d’exil. L’exil maternel. Les sentiments des exilés seraient-ils, en quelque sorte, des privations archétypales de mère ou de père ? Marjatta est une migrante éblouie par le ciel et les vagues, dans un combat triomphant pour son propre ancrage. Le ton ici n’est pas misérabiliste ce qui pose ce film dans une vision de la migration que j’appelle « migrations de pharaons »((« Nomades et pharaons » est le titre d’un film qui explorait les solidités physiques et psychologiques des migrants. https://videotheque.cnrs.fr/doc=1210)). Marjatta nous renvoie à la force des migrants. Leur incomparable résilience. Marjatta ou la résilience sublime.
Bibliographie
Marjatta l’éblouie de Corinne Fortier (2017, 52 mns), version anglaise sous-titrée : Marjatta, a Finnish artist in Brittany
Web Référence
Entretien avec Agnès Varda le 7 juin 1978, Ina. https://www.ina.fr//video/I15257620/agnes-varda-a-propos-du-cinema-au-feminin-video.html