Corinne Fortier

Corinne Fortier

Présentation du numéro :
Les migrants, ces nouveaux héros. Quête de l’ailleurs, quête de soi et créations filmiques

Anthropologue et réalisatrice, CNRS-LAS, Paris

Aujourd’hui les migrants connaissent non seulement les traumas des conflits ou des guerres qui les ont poussés à l’exil, mais aussi les traumas liés à la migration : rupture d’avec leur famille, exploitation économique et sexuelle, tortures et mauvais traitements, risque de mort lors de la traversée de la Méditerranée, attente dans des camps de réfugiés ou dans des centres de « rétention », violence administrative et physique, décision éventuelle de leur expulsion, retour risqué dans leur pays…

Les Sahéliens qui quittent leur pays en cherchant à atteindre la Méditerranée disent qu’ils « tentent l’aventure », expression qui signale le danger qu’implique ce voyage mais aussi la part d’agency et de transformation de soi que suscite cette démarche. En laissant le connu pour l’inconnu, ils s’engagent dans une quête initiatique. Tendre vers l’ailleurs c’est accomplir un chemin semé d’embûches dont l’individu sort victorieux ou déchu. Il s’agit d’un parcours où les nombreuses épreuves et humiliations servent à forger le caractère, notamment la virilité, et font accéder à un nouveau statut social. C’est un voyage où l’on ne peut reculer sans perdre son honneur vis-à-vis de ceux que l’on a quittés ainsi que l’estime de soi. Le destin des migrants possède un caractère tragique, il est forcément héroïque ou mortel, selon la logique sacrificielle du tout ou rien. La notion de « héros » est ici à prendre dans les deux sens de ce terme, d’une part, une personne qui accomplit un parcours extraordinaire et met en danger sa vie, et d’autre part, un personnage d’un film documentaire ou de fiction qui provoque l’admiration, l’émotion, et l’affection du spectateur et auquel il s’identifie.

Alors que ce numéro((Ce numéro fait suite à la réflexion menée dans le séminaire du Laboratoire d’anthropologie sociale « Anthropologie du visuel, pratiques filmiques et anthropologiques » que je coordonne au Collège de France depuis 2017, en collaboration, en 2019, avec l’ENS Louis-Lumière et la Cité du Cinéma, ainsi que dans le séminaire de l’EHESS de 2018 intitulé « La quête de l’ailleurs dans le cinéma documentaire et de fiction » avec Caterina Pasqualino, dans le cadre du projet PSL « Création, cognition, société 2018 ».)) est en train d’être bouclé, je découvre ce texte de la sociologue Nicole Lapierre qui souligne avec force la dimension héroïque des migrants : 

​« Je pense que les immigrés sont les héros discrets des temps modernes. La figure héroïque est généralement épique, virile, martiale. Mais il faut un courage immense pour partir loin de chez soi, quitter sa famille, sa langue, sa terre afin de se trouver un nouvel avenir. Les migrants sont prêts à affronter les difficultés les plus redoutables. Il est important de changer de regard sur eux. Naufragés en mer ou accrochés aux grilles de Ceuta, ils sont objectivement dans des situations de souffrance, de risque, de violence. Néanmoins, on doit apprendre à ne pas les considérer seulement comme des victimes. Les enfermer dans cette image, même avec les meilleures intentions du monde, c’est oublier qu’ils sont aussi les acteurs de leur propre histoire et qu’ils exercent, malgré tout, une forme de liberté. Si on les voyait en héros de leur vie, on serait capable de leur faire meilleur accueil »((Nicole Lapierre a fait cette déclaration en 2015 suite à la publication de son livre Sauve qui peut la vie, Paris, Seuil, « Nicole Lapierre : La Shoah est devenue la référence absolue de toutes les souffrances », Le Journal du dimanche, 30 août 2015, https://www.lejdd.fr/Culture/Livres/Nicole-Lapierre-La-Shoah-e.)).​

Le sort des migrants a fait l’objet ces dernières années de nombreux films et d’installations artistiques, parfois réalisés par les migrants eux-mêmes. Ils montrent des personnes invisibilisées et donnent la parole à des individus que l’on n’entend pas ou dont la parole est d’emblée suspecte. Les films réalisés sur ou par des migrants témoignent de leur infortune mais aussi de leur dignité, de leur courage, de leurs talents, et, en leur conférant un visage et une voix, ils invitent à les regarder autrement qu’à travers des images médiatiques, et à envisager l’ampleur des difficultés qu’ils traversent mais aussi leur héroïsme. Ces films permettent de témoigner, de se souvenir, d’entrevoir différemment le réel, d’envisager d’autres possibles et de réaffirmer certaines valeurs.

C’est justement à une réflexion sur l’image et sur son archéologie que nous convie Jacques Lombard, montrant que celle-ci est aussi primordiale – au sens de première et fondamentale – que la parole pour l’être humain, les individus d’un même espace culturel et social partageant un imaginaire acquis dans l’enfance par l’impression d’images-mémoires qui constituent un panthéon iconographique à la fois commun et personnel.

Ainsi que l’observe Elsa Gomis, certains motifs, qui font partie de l’imagerie véhiculée par les médias sur les migrants, comme les gilets de sauvetage, les couvertures de survie, les bateaux pneumatiques, sont omniprésents, et participent d’une inévitable esthétisation. Cantonnant les migrants au champ de l’humanitaire, ces images les privent paradoxalement de leur humanité, et tiennent le spectateur à distance.

Je reviens, pour ma part, sur la figure héroïque du migrant et analyse les images qui lui sont relatives, oscillant chez les artistes entre dénonciation et esthétisation, notamment à travers le motif du naufrage, motif classique en histoire de l’art ainsi que dans les cultures maritimes européennes où le bateau tient lieu de substitut physique du naufragé.

Mais quand les cinéastes ou les artistes sont eux-mêmes migrants, la perspective change. En effet, depuis une trentaine d’années, des migrants produisent leurs propres films aidés en cela par des associations ou des réalisateurs, ce qui leur permet de dépasser leurs traumas et de se reconstruire en explorant de nouvelles formes d’expression, en déployant leurs talents artistiques et leurs capacités créatrices. Il s’ensuit un développement du documentaire autobiographique où, comme le montre Guglielmo Scafirimuto, les rôles s’inversent entre les filmeurs habituellement observateurs et les filmés, d’habitude observés, avec un passage de la représentation du migrant à son auto-représentation.

Afin de rendre compte des enjeux culturels de la migration, Fabienne Le Houérou emprunte la notion d’hybridité d’Homi K. Bhabha((H. Bahbha, Les lieux de la culture, une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007.)), en tant que traduction d’une culture vers une autre, concept qui souligne que le monde postcolonial est endetté par une histoire commune ainsi que par des emprunts culturels qui fabriquent, tant du côté des colonisés que des migrants, des individus créatifs capables d’empowerment, ainsi que le montre son film Angu, une femme sur le fil (2014, 46 mns).

La question de l’hybridité se pose également dans le film de Denis Gheerbrant, Mallé en son exil (2017, 1 h 45, Les films d’ici), où Mallé, soninké venu du Mali qui travaille loin des siens à Paris, partage face caméra ses représentations culturelles de la hiérarchie sociale ou du genre, représentations qui ne sont pas celles du réalisateur comme il l’explique dans l’entretien que j’ai conduit avec lui.

J’analyse dans un second temps plusieurs films qui traitent des migrants : Welcome (2009, 1 h 50, Nord-Ouest) de Philippe Lioret, La Forteresse (2008, 1 h 40), Vol spécial (2011, 1 h 43), et Le Monde est comme ça (2013, 54 mns) de Fernard Melgar, One dollar a day (2016, 6, 34 mns) de Jocelyne Saab. Ces deux derniers cinéastes ont suivi des migrants dans des lieux fermés, qu’il s’agisse de camps de détention en Suisse pour Fernand Melgar ou de camps de réfugiés au Liban pour Jocelyne Saab, afin d’interpeller leurs concitoyens sur la politique d’accueil mise en place dans leur pays respectif, tandis que Welcome interroge la criminalisation de ceux qui leur viennent en aide. Ces films témoignent unanimement du courage, de la détermination et de l’héroïsme des migrants.

Nicolas Jaoul, dans l’entretien que j’ai mené avec lui, décrit comment filmer les migrants de la Chapelle dans son film, Bariz (Paris), le temps des campements (2020, 70 mns, ​Iskra Productions et EHESS), représente pour lui une manière de témoigner de leur situation, de la rendre visible, de la dénoncer et de mobiliser des soutiens. Il souligne que l’acte de filmer diffère de l’écriture anthropologique en tant qu’il engage davantage le corps de l’ethnologue et de celui qui est filmé, produisant une représentation incarnée du monde où le spectateur est lui-même impliqué dans cette relation aux corps filmés qui mobilise non seulement son intellect mais ses affects.

Dans un dernier temps, trois auteurs de ce numéro analysent le documentaire de création Marjatta l’éblouie (Corinne Fortier, 2017, 52 mns) dont la protagoniste, exilée dans le Finistère – étymologiquement « finis terrae »((Finis-terrae (1929, 1 h 12) est aussi le titre du sublime film de Jean Epstein (1897-1953) filmant des goémoniers de l’île d’Ouessant.)) : « où se finit la terre » – est une figure de résilience.

Fabienne Le Houérou souligne que ce film traite de ce qu’elle nomme la « migration nord-nord » puisque sa protagoniste, Marjatta, est une Finlandaise exilée en Bretagne, terre de « guérison d’exil », dont l’histoire renvoie plus largement le spectateur à l’incroyable capacité de résilience des migrants. Elle décrit comment, la réalisatrice, par un langage esthétique qui lui est propre et le recours à un montage « d’averse », traduit en couleurs et en images les doutes et les hésitations mais aussi la beauté et la force de cette « femme d’exil ».

Elsa Gomis montre comment, dans ce film, Marjatta, peintre et céramiste, revient sur sa vie d’exilée, d’Helsinski à Quimper en passant par Paris et la Laponie ; une vie dédiée à la recherche de la reproduction la plus fidèle possible de ses images intérieures par le métissage de techniques picturales issues de Bretagne et de Finlande. La réalisatrice saisit ce destin de femme en juxtaposant, à son tour, paysages et motifs pour mieux capturer le processus de création à l’œuvre ainsi que les émotions les plus intimes qui l’accompagnent.

Pour Jacques Lombard, ce film représente une forme de « résolution » des pertes de tout ordre et interroge profondément la question principielle en anthropologie visuelle du « réel du Réel », témoignant que la question des écritures est aujourd’hui centrale pour la recherche en sciences sociales, et sa rencontre avec d’autres formes d’expression et de construction du réel.

Tous les auteurs de ce numéro participent, chacun à leur manière, à ce tournant épistémologique et à cette hybridation féconde de la science et de l’art, du textuel et du visuel, de la réflexion scientifique et du documentaire de création, en étant à la fois chercheurs et réalisateurs, inversant ainsi le mouvement d’une anthropologie qui tend de plus en plus vers un formalisme abstrait pour renouer avec ce que les anthropologues appellent « le terrain », ce que les psychanalystes appellent « le réel », ce que les sciences sociales appellent « le social », et ce que les sciences humaines appellent « l’humain ».

Corinne Fortier
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